Les Éblouissements/Solitude

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 163-165).

SOLITUDE


Je suis là, sur le balcon sombre,
Tout l’univers nocturne luit ;
Si petite et perdue en lui,
Mon cœur pourtant parfume l’ombre.

Je regarde ce qui était
Avant que je ne fusse née ;
Mon âme inquiète, étonnée,
Contemple et rêve tout se tait.

Lune d’argent ! son doux génie
Qui m’émeut tant ne me voit pas,
Nul ne m’entend chanter tout bas,
C’est la solitude infinie.

C’est le large et sombre désert
Sous le réseau des lois immenses,
Le cœur sent rôder la démence,
Le vent du sud glisse dans l’air.


Tout est si noir, la rose est noire,
Noirs les graviers, le mur, le banc,
Les rameaux du cerisier blanc
Et l’eau du puits si douce à boire.

Je suis là, rien n’a de regard
Pour ma vie aimable et sensible,
Le feuillage à peine visible
Est lisse et froid comme un lézard.

Craintive, ardente, solitaire,
Je songe, le coeur amolli,
Aux grands esprits ensevelis
Dans la profondeur de la terre.

Ô frères morts ! tout est fini
Pour votre espoir, pour votre joie ;
Une ombre insondable vous noie
Sous votre porte de granit.

Aujourd’hui, chantante, vivante,
Je suis aussi seule que vous
Dans cette nuit au parfum doux,
Où l’arbre indolemment s’évente ;

Je suis, dans cette obscurité,
Moins que le saule et que le lierre,
Que les reflets sur la rivière,
Que le chant d’un oiseau d’été.


Vers mon âme où le rêve abonde
Nu ! cœur ne jette ses liens.
Mais du balcon où je me tiens,
Comme il fait tendre sur le monde !…