Les Éblouissements/Soir d’Espagne

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 6-8).

SOIR D’ESPAGNE


Les verts camélias, sur la poudreuse route,
Ouvrent leurs blanches, roses fleurs,
Petits vases dormants dont nul miel ne s’égoutte
Malgré la sublime chaleur.

Mais les pourpres œillets aux flammes ténébreuses,
Aux pétales aigus, ardents,
Semblent déchiquetés par des mains amoureuses,
Par des ongles et par des dents ;

Et leur suave odeur, leur émouvante extase
Saturent l’éther vif et mol,
La cloche sonne au toit du clocher de topaze,
Ô langueur d’un soir espagnol !

Dans la rue un parfum de poisson cru s’exhale ;
Assis sous un auvent de bois,
Un bel adolescent fabrique des sandales,
Insouciant comme les rois.


Sur le bord de la mer, où le sel bleu des vagues
Mord l’azur d’un cuisant éclat,
Une usine répand des parfums doux et vagues
De cannelle et de chocolat.

Et puis c’est le désert une morne étendue
De fossés, de talus pelés
La cathédrale énorme est dans l’air suspendue,
Couleur d’or, de sucre brûlé.

De petits enfants bruns, comme de sombres anges
Mêlent leurs corps déshabillés
Dans les ruisseaux étroits où roulent des oranges,
Près des boutiques des barbiers.

Ô misère animale, active, triomphante,
Ô saveur de la pauvreté,
Sous le ciel des guerriers, des trônes, des infantes,
Dans le brasier bleu de l’été

Qu’importe à ces humains dont le cœur est farouche,
La chétive privation,
Ils ont leurs corps dansants, leurs bras ambrés, leur bouche,
Ils ont la sainte passion

Sur ces rocs désolés, où l’Océan se brise,
Où le destin les relégua,
Ils respirent la nuit, dans l’odeur de la brise,
Les beaux jardins de Malaga.


Ils ont la maison blanche et le balcon d’ébène,
Le piment épais et vermeil,
Et pour les jeux sanglants, dans l’exaltante arène,
Des places d’ombre et de soleil.

Ils ont leur sombre église à leurs amours propice
Dans ce royaume d’argent noir,
Dans les niches couleur de résine et d’épice,
La Vierge luit comme un miroir.

Et l’amant torturé offre un cierge qui fume
À ce beau visage oppressé,
Et contemple, au travers de ces vapeurs d’écume,
Cette Vénus au sein percé.

Et l’enlaçant soudain d’un tendre et triste geste,
Lui dit « Ô ma plaintive sœur,
Quel rival enflammé de ton amant céleste
T’a mis ce couteau dans le cœur ? »