Les Éblouissements/Les violons dans le soir
LES VIOLONS DANS LE SOIR
Quand le soir est venu, quand tout est calme enfin
Dans la chaude nature,
Voici que naît sous l’arbre et sous le ciel divin
La plus vive torture :
Sur les graviers d’argent, dans les bois apaisés
Des violons s’exaltent,
Ce sont des jets de cris, de sanglots, de baisers,
Sans contrainte et sans haltes.
Il semble que l’archet se cabre, qu’il se tord
Sur les luisantes cordes,
Tant ce sont des appels de plaisir et de mort,
Et de miséricorde !
Comme le rossignol se convulse et se plaint,
Comme le chien aboie,
L’harmonie amoureuse a des râles câlins
Et fait hurler sa joie ;
Et le brûlant archet, enroulé de langueur
Gémit, souffre, caresse,
Poignard voluptueux, qui pénètre le cœur
D’une épuisante ivresse !
Alors, ceux qui sont là, dans l’odeur de santal
Que le vent noir déplisse,
Prennent la nuit paisible à témoin de leur mal
Et de leur long supplice.
Les yeux n’ont plus de crainte, ils veulent du bonheur,
Ils défaillent, ils flottent,
Nul ne cherche à cacher la plaintive impudeur,
Tous les regards sanglotent.
Bacchus bohémien ! Dieu des âcres liqueurs,
Est-ce donc toi qui presses
Ce désir sur les dents, ce citron sur les cœurs,
Ces vignes de tristesse ?
Là-bas l’ombre fraîchit, le ciel est calme et doux,
C’est l’odeur du feuillage,
Mais un cercle de feu se ferme autour de nous,
On s’acharne au carnage.
Les lèvres ont ce pli de douleur et de faim,
Cette humble et pâle extase
Que donne le désir, quand il est comme un vin
Qui déborde du vase.
Ah ! perfides jardins, qui donc pouvait savoir
En voyant votre foule
Se grouper mollement dans les bosquets du soir,
Que c’est le sang qui coule !
Archets ! soyez maudits pour vos brûlants accords,
Pour votre âme explosive,
Fers rouges qui dans l’ombre arrachez à nos corps
Des lambeaux de chair vive…