Les Éblouissements/Les terres chaudes

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 50-52).

LES TERRES CHAUDES


C’est un brûlant accablement,
L’espace, par chaude bouffée,
Descend sur la plaine étouffée,
Sur le taillis lourd et dormant.

Il semble que la nue ardente,
Que l’azur, que l’argent du’jour,
Tombent du poids d’un grand amour
Sur toute la terre odorante,

Sur la terre ivre de couleurs,
Où tendre, verte, soleilleuse,
La primevère, aimable, heureuse,
Luit comme une laitue en fleurs.

La lumière semble sortie
De son empire immense et haut
Pour se poser sur le plateau
Que fait la feuille de l’ortie,


Pour se poser sur le prunier,
Sur le tronc mauve de l’érable.
Tout l’univers est désirable,
Et se pâme, d’amour baigné…

— Je songe aux villes éclatantes,
À des soleils mornes et forts
Pesant comme une rouge mort
Sur les rivières haletantes.

Ô divin étourdissement
Dans la douce île de Formose,
Lorsque le soir le paon des roses
Fait son amoureux sifflement,

Langueur des villages de paille,
Où, chaude comme l’âpre été,
La danseuse aux doigts écartés
Est un lis jaune qui tressaille.

Moiteur des nuits du Sénégal,
Corps noirs brûlants comme une lave,
Herbe où le serpent met sa bave,
Sanglots du désir animal !

Ô Rarahu, ô Fatou-gaye,
Ô princesse Ariitéa,
Ivres d’un feu puissant et bas
Qui vous brûle jusqu’aux entrailles ;

 

Immense stagnance du temps,
Torpide, verte, lourde extase,
Odeur du sol et de la case,
Herbages mous comme un étang.

Tristesse, quand la nuit s’avance
Avec ses bonds, ses cris déments,
De songer à des soirs charmants
Dans la Gascogne ou la Provence,

Et soudain, salubre parfum
D’un navire aux joyeux cordages
Qui glisse vers de frais rivages
Avec ses voiles de lin brun !

Ô beauté de toute la terre,
Visage innombrable des jours,
Voyez avec quel sombre amour
Mon cœur en vous se désaltère !

Et pourtant il faudra nous en aller d’ici,
Quitter les jours luisants, les jardins où nous sommes,
Cesser d’être du sang, des yeux, des mains, des hommes
Descendre dans la nuit avec un front noirci,

Descendre par l’étroite, horizontale porte,
Où l’on passe étendu, voilé, silencieux
Ne plus jamais vous voir, ô Lumière des cieux
Hélas je n’étais pas faite pour être morte…