Les Éblouissements/L’enivrement

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 48-49).

L’ENIVREMENT


Printemps, mets ton charmant visage dans mon cou,
Ô ma chère saison, enchantons-nous de vivre ;
Sur la douée colline où chaque fleur s’enivre,
Le matin marche avec ses souliers de bambou.

Dans l’espace éclatant, le soleil solitaire
Est si large, si mol, si vif et desserré,
Qu’on ne sait plus, tant l’air est un cercle doré,
S’il descend de la nue ou jaillit de la terre !

Au bord de leur jardin et d’un étroit verger,
Devant la grille basse et close sur la route,
Les maisons, où le miel de la chaleur s’égoutte,
Sont vives comme l’herbe et blanches comme Alger.

Tous les petits jardins s’abritent sous leur arbre,
Le beau silence semble un bassin d’azur frais ;
La jeunesse du temps pose ses pieds secrets
Sur les dormants cailloux de granit et de marbre.


Le désir et Fêté oppressent chaque fleur,
Leur animale vie aimablement soupire,
Un oiseau, qui dans l’or du grand matin délire,
D’un cri continuel perce l’air plein d’odeur.

Entre des volets clairs, par des vitres ouvertes,
On voit, dans l’angle obscur d’une salle à manger,
Les tasses, la théière et le plateau léger
Ornés de petits ponts et de Chinoises vertes.

– Et je sens que le soir, près des tendres jasmins,
Sur la pierre brûlante et plate des terrasses,
À l’heure où le sifflet d’un train s’élance et passe,
Des jeunes femmes ont la tête dans les mains.

Elles ne savent plus que faire de leur âme
Dans des instants si doux et si fort parfumes,
Et rêvent qu’en des doigts subtils et bien aimés
La rose de leur cœur s’amollit et se pâme.

Ah ! comme je connais ces âmes en langueur
Qui, pleines de désirs et de soupirs, ajoutent
Leur déchirant parfum au printemps qu’elles goûtent,
Comme une abeille met du miel sur une ûeur

Ah ! pendant ces printemps, que d’ardeur répandue
Sur les pétales noirs des odorantes nuits,
Et que de cœurs penchants, pleins de divins ennuis
Vous ont, ô Volupté, doucement attendue…