Les Éblouissements/Le jardin-qui-séduit-le-cœur

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 122-124).

LE JARDIN-QUI-SÉDUIT-LE-CŒUR


Je l’ai lu dans un livre odorant, tendre et triste,
Dont je sors pleine de langueur,
Et maintenant je sais qu’on le voit, qu’il existe,
Le Jardin-qui-séduit-le-cœur !

Il s’étend vers Chirâz, au bas de la montagne
Qui porte le nom de Sâdi.
Mon âme, se peut-il que mon corps t’accompagne
Et vole vers ce paradis ?

Là, des adolescents qu’un bel azur contente
Passent leurs lumineux instants,
Et mangent du cerfeuil trempé dans l’eau courante,
Quand la neige fond au printemps.

L’éperdu rossignol, d’avril jusqu’en septembre,
Exerce un flexible gosier ;
La tulipe fleurit, l’air a l’odeur de l’ambre,
La brise évente le rosier.


Au-dessus des cyprès, dans l’été violâtre
Qui flambe, halette, se tord,
La ville de métal, de faïence et de plâtre
A l’éclat du camphre et de l’or.

Le dôme est un fruit bleu ; des arches qui se croisent
Font des ponts lumineux et hauts,
Mosaïque d’émail, diadème en turquoises
Jeté sur le sommeil des eaux.

Dans les fraîches maisons soigneusement repose,
– Flacons de jade, lourds et plats, –
Le vin de Carménie aux senteurs de la rose,
Qu’on scelle avec du taffetas.

Le matin, dans la rue où s’éveille la joie,
S’ouvrent, tintants, brillants et beaux,
Le Magasin du vin, des cafés, de la soie,
Et le Magasin des flambeaux.

Ah rencontrer Sâdi, Hafiz et l’astronome,
Dans leurs robes de tissu vert,
Quand leur barbe d’azur, que parfume la gomme,
Luit comme un éventail ouvert ;

Les suivre, quand ils vont d’un pas noble et qui rêve,
Brûlants, mystiques tour à tour,
S’étendre dans les champs gonflés d’onde et de sève,
Près des paons enivrés d’amour.


Les voir quand leur tendresse est si vive et si forte
Que, Leila frappant à son toit,
Hafiz lui demandait : « Qui frappe de la sorte ? »
Et Leila répondait « C’est toi… »

Hélas ! il est fini, le temps divin et tendre
Des parcs éclairés d’un lampion,
De la fable ingénue et si douce à comprendre
De la tortue et du scorpion ;

Le temps où le beau fleuve amenait sur les sables
Des vaisseaux lourds comme un été,
Où Bagdad s’appelait « Lieu des vertus aimables »
Et « Séjour de l’urbanité ».

Dans la paix du Koran et des métamorphoses
Les Perses dorment leur sommeil ;
Il ne reste plus d’eux que la cendre des roses,
Que la lune et que le soleil.

Mais du moins sur la terre, aux plus beaux jours du monde,
Ils ont bu la douce liqueur
Du désir, des plaisirs, de l’extase profonde,
Au Jardin-qui-séduit-le-cœur !