Les Éblouissements/Le chaud jardin

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 292-293).

LE CHAUD JARDIN


Ô mon jardin divin, j’écoute tes parfums
Flottants dans l’air doré qu’aucun geste ne fauche,
Voici l’abricotier, le muguet, l’œillet brun,
À droite les jasmins, et le lilas à gauche.

Sur la pelouse molle où le soir complaisant
Jette ses pâles bras, ton magnolia rose
Est juvénile et beau comme un roi de quinze ans
Qui sait déjà la force et l’orgueil de ses poses.

La sombre giroflée a sa rêveuse odeur
Qui délicatement comme un balcon avance ;
Voici l’acacia penché, dont la langueur
A la lune d’argent chaque nuit se fiance.

Aromes que je sens, que j’entends, que je vois,
Je m’élance, m’arrête, et m’enivre et m’enflamme !
Je souris, je réponds à d’invisibles voix ;
Ô jeune, jeune Amour, c’est donc ici ton âme !


Bonheur de tous les sens, plaisirs de l’odorat,
Flèches des clairs parfums qui percent un sein tendre,
Qui dilatent la gorge et desserrent les bras,
Et font que tout le corps sur l’amour veut s’étendre…

– Ah puisqu’un tel vertige au milieu du jardin
Me rend ce soir pareille à l’hésitante abeille
Qui ne sait quel rosier, quel iris ou quel thym
Plus chaudement l’attend, l’attire et la conseille,

Puisque je puis avoir tant d’âme et tant de feu,
Tant de magicienne et tendre poésie
Qu’on sente s’émouvoir et se parler entre eux
Les pétales des fleurs que mes doigts ont choisies,

Ne viendrez-vous jamais, ô cher bonheur humain
Qui serez aussi beau que mon jardin suave ?
Et ne pourrai-je pas vous prendre dans la main
Pour mieux vous voir, ma Joie et pour que je vous boive…