Les Éblouissements/Jardin au Japon

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 294-295).

JARDIN AU JAPON


Ô beau visage ovale et moite de l’été,
Au milieu du silence et des champs arrêté !
– L’azur luit, l’univers soupire de mollesse,
L’immense oppression des choses monte et baisse,
L’espace est de soleil et d’amour épuisé,
L’indolente journée a ses genoux croisés.
La tortue assoupie erre sur la rocaille
Où le ruisseau bondit sur sa pesante écaille ;
Une servante rôde et prépare le thé
Dans un kiosque léger comme un chapeau natté.
C’est une délicate et suave besogne.
Sur les murs de papier, l’ombre de la cigogne,
Du papillon volant et du vert oranger
Tremble comme un tableau sous un zéphir léger…
Ah ! vivre quelques jours dans ces minces demeures,
Aux branches du prunier, voir s’égoutter les heures,
Errer dans les chemins poudrés de sable doux ;
Les figuiers accroupis nous viendraient aux genoux,

Paysages rampants sous un azur trop vide !
Des enfants danseraient, les pieds dans l’eau limpide,
En faisant osciller, sur leur bouche qui rit,
L’ombrelle écarquillée, astre en papier fleuri…
Ô nuit d’été, flottant dans les maisons ouvertes !
Parfums aigus, tendus au bout des branches vertes,
Que de corps allongés, que de corps caressés
Sur les tapis de joncs et de bambous tressés,
Tandis que de la basse et nocturne colline
Descend le chant d’une aigre et mince mandoline…
– Mais saurais-je goûter ces repos, cette paix,
Ces jardins, ces ruisseaux, ces bosquets, ces bouquets,
Moifdont le cœur est plein des batailles troyennes
Moi qui tenais les mains du monde dans les miennes,
Et qui parfois, pareille aux naufragés ardents
Qui meurent en serrant les vagues dans leurs dents,
Buvais les flots sacrés des musiques d’orage,
Avec des bonds de joie et des sanglots de rage…