Les Éblouissements/En face de l’Espagne

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 104-105).

EN FACE DE L’ESPAGNE


Le soleil resplendit sur les jardins séchés.
Les premiers dahlias que l’averse a penchés
Accotent au mur blanc leurs vertes, longues tiges.
Les souffles de la mer emmêlent leurs vertiges,
Et le vent, faune bleu, violente en chemin
Des jeunes femmes, qui se voilent de la main. ..
Dans la douceur traînante et tiède du soir basque,
Je vois luire là-bas l’Espagne âpre et fantasque,
Qu’un éclatant rayon brusquement colora.
– Que ne puis-je, allongeant vers l’horizon le bras,
Toucher le sol brûlant et ses rouges grenades.
Beauté d’un pays d’or ! fiévreuses promenades
Sous un ciel sans pâleur, sans ombre, sans oiseau,
Dans les vallons jaunis et secs du Toboso !
Comme j’entends déjà l’irritante cadence
De l’Espagne farouche et tintante, qui danse,
De l’Espagne, qui joint sur son mol vêtement
Les flammes de l’orange au rouge du piment ;

Qu’une immense folie appelle, courbe, entraîne,
Au bord tumultueux et bruyant de l’arène
Où, sanglant troubadour, perfide et clair héros,
Un vif adolescent aiguillonne un taureau…
– Provinces de Tolède et de l’Andalousie,
D’où vous vient cette ardente et sourde frénésie ?
Quel trouble ! Quel désir amoureux et dément !
Pasiphaé qui veut le sang de son amant,
Et qui, voyant périr la force qu’elle adore,
Ivre d’un sang vaincu mais si puissant encore,
Dans un même frisson de désir et d’horreur
Unit la jouissance à la divine peur…

Mais je suis là ; mon cœur m’étourdit et me pèse,
Je suis là dans la douce atmosphère française,
Le paysage basque est paisible et sourit ;
Un nuage se forme et pend sur Guéthary.
Je pense à vous, Rodrigue ! à vous, sainte Thérèse !
Et tandis que le soir, comblé de frais parfums,
Mêle d’ombre et d’argent le sable rose et brun,
J’entends derrière l’âpre et petite montagne
Où les doux tamaris sont rangés un par un,
Le sifflement d’un train qui s’en va vers Irun…
– Quel désir j’ai de vous ce soir, divine Espagne !