Les Éblouissements/Désespoir en été

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 341-342).

DÉSESPOIR EN ÉTÉ


Ah ! j’aurais toujours dû savoir qu’évidemment
Je vivrais dans ce dur et tendre flamboiement ;
Mais chaque fois qu’en mai, par la claire fenêtre,
Le parfum du feuillage et de l’azur pénètre,
Je m’arrête interdite, et n’ayant jamais cru
Que l’été fût si fort, si tendre et si bourru.
Je m’appuie au balcon et mon esprit tournoie
Dans un vertige ardent de folie et de joie ;
Semblable à ces bateaux éperdus, détournés,
Qui luttent sur la vague, et flottent, inclinés
Entre le vent rapide et la vive rivière,
Je marche en me penchant, comme si la lumière
De son heurt formidable, ardent, espiègle et doux
Me frappait, me jetait de côté tout à coup…
Et je vis, étonnée, aveuglée, éblouie,
Sachant bien que pourtant la détresse inouïe
A depuis mon enfance exalté tous mes jours,
Que je l’appelle ardeur, que je l’appelle amour,
Que je n’ai jamais cru qu’il y eut d’autre ivresse

 

Que la langueur, que la douleur, que la tristesse ;
Que j’ai, petite fille, étrangement haï,
Haï d’un sombre amour, les êtres, les pays
Que je croyais voués à de plus forts délires ;
Je nmaifait résonner que mes nerfs sur ma lyre,
J’eus toujours peur, quand l’or d’un jour s’évanouit,
De n’avoir pas assez souffert, assez joui,
Je guettais dans la nuit les flèches de l’aurore,
Je criais au matin « Fais-moi plus mal encore ! »
Mais maintenant ce mal devient si fort, si fin,
Que je me sens mourir de son transport sans fin.
J’avance mes deux mains pour protéger ma vie,
Je regarde si nul Eros ne m’a suivie,
J’ai peur de ce qu’il faut qu’un désir languissant
Répande de soupirs, de sueur et de sang ;
Et redoutant le mal que l’été vient me faire,
Craignant ses sucs de fleurs, sa divine atmosphère,
Craignant son mol azur, ses floconneux remous,
Craignant surtout le soir que mon âme préfère,
Je pose sur l’espace un regard lent, dissous,
Qui dit, comme un reproche humble, soumis et doux :
« C’est vous, triste beauté, c’est vous, c’est toujours vous ! »