Les Éblouissements/Déchirement

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 309-311).

DÉCHIREMENT


Retirez-moi du cœur tous mes jardins d’enfance,
Tout ce qui coule encore de trop tendre en mon sang.
Maintenant que ma vie à sa langueur consent,
Je crains, ô souvenir, votre suave offense.

Les réveils d’autrefois ! lorsque dans les rideaux
Le soleil avivait l’odeur de la cretonne,
Et qu’ébloui de joie et d’azur l’on s’étonne
De revoir le jardin et ses bordures d’eau.

Jardin tout engourdi de silence et de somme,
Où l’arbre est encor plein des frais soupirs du nord,
Où, dans l’air insensible et faible, rien encor
Ne bouge, ne travaille et n’appartient aux hommes.

Jardin fleuri de buis, de verveine et de nard !
– Enfant qui t’asseyais près de l’acanthe bleue,
Ton sort était léger comme le hochequeue,
Mais, ivre d’avenir, tu te disais « Plus tard ! »


Tu te disais : « Plus tard, quand ce sera la vie !
Quand mes deux mains tiendront le bonheur vague et doux
Quand mon cœur infini, mon front et mes genoux
Seront lourds de trésors et n’auront plus d’envie ! »

Cœur qu’un vent de désir chaque jour déplia,
Tu te disais : « Plus tard, au temps des beaux voyages,
Respirer l’air, soufré par de secrets orages,
Dans des jardins pleins d’ombre et de magnolias ! »

– Enfants, regardez bien toutes les plaines rondes,
La capucine avec ses abeilles autour,
Regardez bien l’étang, les champs, avant l’amour,
Car après l’on ne voit plus jamais rien du monde.

Après l’on ne voit plus que son cœur devant soi,
On ne voit plus qu’un peu de flamme sur sa route,
On n’entend rien, on ne sait rien, et l’on écoute
Les pieds du triste Amour qui court ou qui s’assoit.

– Ah ! si l’on t’avait dit que ce que l’on convoite,
Tandis qu’un beau juillet dehors baigne les prés,
C’est d’être tous les deux, dans l’ombre, à respirer
Les chers secrets dormant au creux des paumes moites.

Pauvre enfant qui jouais ! ah ! si l’on t’avait dit,
Quand ton arrosoir vert inondait les groseilles,
Que tes larmes plus tard, aux gouttes d’eau pareilles,
Crépiteraient ainsi par les soirs attiédis !


Si l’on t’avait appris qu’un cœur toujours malade,
Et blessé chaque soir d’ombre et de volupté,
Ne goûte qu’en mourant l’odeur des roses thé
Dans l’air chaud, remué par les cris des pintades ;

Ah ! si l’on t’avait dit, lorsque sous ton chapeau
Tu riais de tenir du soleil dans tes lèvres,
Que l’été te serait un jour comme une fièvre,
Et qu’enfin ce serait atroce qu’il fît beau !

Chère douleur ! ô seul brisement délectable,
C’est donc vous que du fond des enfantines paix
Nous attendions, nous appelions, que j’appelais
Quand les trop doux matins défaillaient sur le sable.

Vous par qui l’on sanglote et vous par qui l’on rit,
– Rire d’inconsolable et mortelle allégresse ! –
Ô douleur, gardez-nous, que nous soyons sans cesse
Renversés en travers de vos genoux meurtris.

Qu’importe l’épuisante et l’ardente démence !
L’âpre gloire se tient près des plus faibles cœurs,
Faisons de notre vie, illustre par ses pleurs,
Une ville bâtie au bord d’un fleuve immense…