Flammarion (p. 58-62).

XI

LE BRICK FANTÔME


Depuis trois jours il soufflait à travers la presqu’île un vent à vous étouffer. Le bourg était recouvert de l’écume envolée aux déferlements et cette neige donnait un aspect polaire aux maisons barricadées pour résister à la tempête.

Le lundi soir, 2 février, Nonna et Anne qui habitaient maintenant la maison du tailleur Gourhan, arrivèrent au crépuscule à la saboterie de Poultriel.

— Oh ! mes petites mouettes, s’exclama Maharit en les pressant dans ses bras, nous ne comptions plus sur vous. Oh ! vos yeux sont comme la braise. Auriez-vous encore pleuré ? Il faut rire, on va connaître le bonheur !

Très ardemment, Anne demanda :

— Avez-vous d’autres nouvelles, bonne mère ?

— Aucune, mes belles ! Jean nous a donné rendez-vous pour demain. Je suis prête. Voyez ! Ah ! c’est le grand départ !

Les jeunes filles remarquèrent que la salle semblait avoir été déménagée. Il n’y restait plus que quelques gros meubles. Job raconta qu’il avait envoyé son outillage et ses objets de valeur chez un sabotier de ses amis, à Loc-Maria. Pour le reste, à la grâce de Dieu !

— Maintenant, embarque ! fit Maharit en sautant de joie.

— Non, tu n’embarqueras point la prochaine nuit, folle, gronda Job, parce que le navire de nos fils devra fuir sous l’ouragan.

Navrées, les jeunes filles se serrèrent l’une contre l’autre sur le banc-coffre du lit clos où elles allaient coucher. Par instants la chaumière craquait de son faîtage à ses fondations comme si des grands bras la serraient violemment et les miaulements épouvantables de la tourmente emplissaient sa cheminée.

— Comment pourrais-je dormir si je songe que Jean se trouve en ce moment au péril des flots ? songeait Nonna Ah ! le terrible métier que celui de marin !

— Puisqu’on va bientôt quitter cette maison, reprit Maharit exaltée, brûlons la chandelle par les deux bouts.

Elle rit de sa plaisanterie en allumant quatre petits cierges, ses lampes, et ses trois dernières chandelles de résine. Elle apporta ces lumières devant l’image de Gildas, le saint navigateur, debout en son auge sur un océan courroucé.

— Maintenant, allons nous reposer, mes cailles. Quand nous rouvrirons les yeux, nous ne serons plus éloignés de notre rendez-vous.

…Après être demeurées éveillées plusieurs heures dans l’angoisse, la lassitude fit s’endormir Nonna et Anne. Quand elles se réveillèrent, elles crurent qu’elles rêvaient. Plus de bourrasque !

Job et Maharit sortirent de leur chambrette, stupéfaits du repos de l’air.

Anne et Nonna sautèrent aux cous des sabotiers et il leur apparut que rien ne pourrait plus les empêcher d’être les épouses de leurs capitaines marins. Tout à l’heure Jean et Julien viendraient les chercher. Elles embarqueraient sur leur beau navire blanc qui les emmènerait vers cette terre promise où le soleil fait chanter les rossignols dans les bosquets fleuris.

Un peu avant la nuit, comme le palus autour de la saboterie était redevenu absolument désert, Job, Maharit, Nonna et sa sœur ne purent résister au désir de descendre jusqu’à la grève. Lorsqu’ils se trouvèrent sur la crête de la dune, ils furent saisis d’effroi. Quoique l’atmosphère fût assez calme, des nuages roux s’échevelaient au-dessus d’une mer violâtre qui moutonnait jusqu’à l’horizon. Par instants les nuées et les vagues paraissaient se joindre et l’on croyait entendre l’explosion de canons énormes. Vers Kerpenhir, de temps à autre, une colonne d’eau et d’écume, s’élevant vers le firmament, retombait avec un fracas terrible sur la falaise qu’elle lézardait. Abusée par la quiétude relative de l’air, Maharit annonça la prochaine arrivée du « Grèbe » comme une certitude.

— Je les sens ! Je les devine ! Là-bas ! là ! là !

Or il arriva que Maharit, prédisait la vérité. Comme le crépuscule étendait sa grande aile ténébreuse sur l’Atlantique, trois feux rouge, vert et jaune, brillèrent au large Job et sa femme poussèrent un cri de triomphe. Puis le poing levé sur le village qui disparaissait dans l’ombre, le sabotier prononça :

— On va donc vous échapper, gueux ! fils de gueux ! Nous avez-vous fait souffrir ? Ah ! vous appeliez mes garçons : naufrageurs et « âmes perdues », ils vous montreront qu’ils ont plus d’honneur et d’intelligence que vous.

L’artisan parlait encore lorsqu’une violente bourrasque lui enleva son chapeau dont les pannes de velours frétillèrent en s’envolant. En une minute l’océan, comme pétri par de formidables mains invisibles, ne fut plus que chaos et tourbillon.

— Mon Dieu ! leurs trois feux changent de position, s’écria Maharit. Les voilà les uns à côtés des autres.

— Jour d’enfer ! cria Job en entrechoquant ses mains, rappelle-toi leur signification, femme ! Ah mes garçons ! mes garçons ! À l’aide ! à l’aide !

Devant les interrogations des jeunes filles, Maharit répondit qu’il lui semblait se souvenir qu’en cas de malheur à leur bord, Jean et Julien placeraient leurs feux de niveau sur la lice de leur navire. Peut-être quelque voie d’eau s’était-elle déclarée ? Ou bien l’un et l’autre des frères avait-il été emporté par un de ces paquets de mer qui balayent soudain, sur un pont de vaisseau, gens et agrès comme une brosse fait voler la poussière d’un vêtement. Le sabotier et sa femme, fous de douleur, fuyaient le long de la plage, puis s’en revenaient sur leurs pas en gémissant. En filles de marins, pleines de sang-froid, Nonna et Anne arrêtèrent les sabotiers et leur dirent :

— Vos insultes ne sauveront pas Jean et Julien. Si leurs feux signifient qu’ils réclament de l’aide, il faut les secourir. Nous allons prévenir.

Les vaillantes filles partirent en courant vers le village.

— Non ! non ! ne mettez pas les gens de Ploudaniou dans nos affaires, vociféraient les sabotiers.

Sans prêter attention au délire de ces parents qui, par haine des pêcheurs, auraient laissé naufrager leurs fils, Nonna et Anne allèrent frapper à la maison de M. Béven qui détenait les clefs du canot de sauvetage. Elles l’avertirent que le « Grèbe », voilier commandé par les frères Buanic, se trouvait en perdition. Au premier instant le syndic crut les demoiselles Lanvern complètement folles.

Elles l’entraînèrent sur le port et lui montrèrent les feux rouge, jaune et vert qui, plus gros que tout à l’heure, bondissaient ou s’effondraient dans des gouffres instables pour resurgir à la pointe des houles comme des yeux hagards. Aux mugissements de la sirène de la station de sauvetage, toutes les portes s’ouvrirent. Les hommes, femmes, vieillards, mousses coururent au hangar du canot. Le grand Gurval, demi-vêtu, ses cheveux roux hérissés comme une botte de paille, trouvant Nonna et Anne parmi la foule entassée dans l’abri, leur fit un visage affreux. Mais ce n’était pas l’heure de châtier ces rebelles comme elles le méritaient ; l’honneur lui commandait de sauver d’abord les pauvres hommes en peine de perdre leurs corps.

— Sait-on la position du navire en danger ? A-t-il pu se faire connaître ?

— Oui, c’est le « Grèbe » capitaine Jean Buanic, second Julien Buanic, répondit résolument le syndic. Un cri d’horreur s’éleva : Nous ne partirons pas pour ces « âmes perdues ». Non ! non ! jamais ! D’un ton furieux, le patron Lanvern prononça :

— Ce n’est pas la peine que du monde de chair et de sang donne sa souffrance pour délivrer des « âmes perdues » qui ne courent aucun risque.

Les trois feux de couleur sautaient comme des danseurs endiablés.

— Allons ! allons ! reprit M. Béven avec autorité, regardez ces lumières, les amis, et que celui qui ne se sent pas le cœur retourné, lève la main ?

Pas un bras ne se dressa. Le syndic en fut interdit.

— Une supposition, compagnons, dit alors le vieux Plonéour-Œil blanc, venant en aide à M. Béven, si ce sont des « âmes perdues », vous aurez tout de même fait votre devoir de chrétiens, car il faut soulager les esprits en peine, et si ce sont de pauvres hommes à l’angoisse des flots, il faut les sauver.

En vain, Gurval annonça-t-il qu’il se refuserait à ordonner cette sortie, ses rameurs eux-mêmes, et parmi eux des cousins des naufragés de la « Rosa Mystica » réclamèrent leur embarquement. Alors le grand Lanvern ceignit sa ceinture de sauvetage tout en vociférant :

— Que je les ramène, et ils me paieront mes soucis. Vous, matelots, attention ! Les femmes et les mousses, « crochez » ferme dans le « cartahu ».

À son ordre la foule se jeta sur l’énorme cordage amarré en proue du canot.

— Halez ! Oh ! hisse ! commanda Gurval debout au caisson arrière.

Les seize rameurs, jambes nues, les ceintures de liège comme des cuirasses autour du corps, suivaient le mouvement de descente, leurs mains aux bordages.

— Tonnerre ! Halez plus ferme ! Oh ! oh ! hisse !

Au moment où l’embarcation entrait dans la mer, les seize rameurs plongés à mi-corps dans les vagues s’enlevèrent à la force des bras et retombèrent tout ruisselants sur les bancs où ils s’amarrèrent à des courroies.

— Armez ! cria Gurval.

Et comme au : en joue, feu ! d’un capitaine de mousqueterie, les seize rames plongeant dans l’eau enlevèrent le canot qu’on vit glisser sous un ciel de goudron.

À l’instant où les sauveteurs traversaient la passe de Ploudaniou, la lumière du phare, à l’entrée du port, fit briller les blancs caissons à air du canot.

Le vieux Plonéour, resté sur la cale, levant l’une de ses cannes, dit alors :

— Voyez donc ! le feu jaune du « Grèbe » s’éteint ! Et voici le vert qui disparaît ! Le rouge n’est plus ! Ah ! Dieu !

À cet avertissement sinistre, une clameur d’épouvante s’éleva dans la foule et les fronts se signèrent. Nonna et Anne tombèrent évanouies.