Flammarion (p. 48-57).


X

LES FEUX DE COULEUR


Ce samedi soir de décembre, la nuit précoce était déjà venue, et le grand Gurval n’était pas rentré.

— Oh ! bonne Vierge, lui serait-il arrivé malheur, se plaignait déjà la corpulente Mme Lanvern, lorsqu’un corps gigantesque domina l’assemblée de cette trentaine d’adultes et d’enfants entassés.

— Vive Dieu ! je suis encore d’attaque, la mère. Et regarde ce que je t’apporte ! Un plein panier de bernicles dont tu vas nous faire un ragoût bien nourri d’oignons et de poivre. Allons ! Hardi ! Secouez-moi cette brassée d’ajoncs. Et puis quand il en manquera, nous irons marauder au bois de Coat-Bihan. Tant pis pour les paysans ! Pas vrai, les gars ?

Deux nouveaux arrivants se présentaient à l’entrée de la pièce.

— Nous fera-t-on une petite place ? réclamèrent-ils en grimaçant de leurs lèvres rasées pour se rendre aimables.

— Allons, Norma, Anne, poussez ces gamins hors du banc. Mes matelots Goulaouen et Nédélec ont droit au foyer chez moi.

À regret, les jeunes filles obéirent à leur père, et les pêcheurs s’approchèrent de la cheminée après leur avoir tiré leurs bonnets d’un air qu’ils voulaient gracieux.

— Quoi de nouveau ? demandait Gurval. N’êtes-vous pas d’avis d’essayer, le mois prochain, la pêche à la dérive ?

— Ça va, patron. Ah ! vous demandez des nouvelles ? Tout à l’heure, Auffret, le gardien du sémaphore, m’a raconté une drôle de chose. Voilà plusieurs mois qu’il signale un brick inconnu dans ce pays. Et lorsqu’il essaie de se mettre en rapports avec ce voilier, celui-ci affecte de ne jamais répondre aux signaux de ses pavillons qu’il doit très bien apercevoir. Enfin, il semblerait que ce brick traîne dans nos eaux pour une besogne dont il conviendrait de se rendre compte. La nuit, de temps à autre, des feux de couleur comme jamais les marins n’en ont employés jusqu’ici, sont aperçus en mer. Il y a du jaune, du violet, du bleu et ces flammes montent et descendent le long des amures. Est-ce un espion ? Quelque chose de pire peut-être…

Le récit de Gourlaouen effraya les femmes et retint l’attention des hommes. Demeurés sur le seuil de leur porte et blanches comme la chaux fraîche de la muraille, Nonna et Anne avaient entendu. Leur instinct leur apprenait que pas un autre vaisseau que le « Grèbe » ne pouvait adresser ces avertissements de couleur à la terre. Comment Maharit et Job ne leur avaient-ils pas fait savoir que le brick de leur fils passait quelquefois en vue de Ploudaniou ? Jean et Julien leur en voulaient donc de n’avoir pas accepté leur proposition de fuir avec eux ?

Sous le manteau de la cheminée une querelle s’était élevée entre le vieux Plonéour-Œil blanc et Nédélec le Chauve qui l’accusait de radoter.

— C’est-il parce que je touche à ma soixantième année d’inscription maritime, museau lisse, que tu te permets de railler ce que je sais pour l’avoir expérimenté !

Devant cette protestation du vieillard, Gurval intervint d’une voix éclatante afin d’imposer silence aux enfants qui s’envoyaient leurs sabots à la tête en manière de jeu.

— Holà ! mon Nédélec, fais la paix ! Et pour te calmer, Plonéour, on va boire un verre de vin d’épave à ta santé.

— À la bonne heure ! crièrent les hommes en riant, mais ton vin d’épave pourrait bien venir de la contrebande.

Avec un large sourire, le grand Lanvern servit du malaga en affectant la crainte :

— Chut ! ! les gabelous pourraient prendre l’éveil ! Eh ! pardieu, oui, une nuit de brume, nous étions allés accoster le trois-mâts « Orient » retour d’Espagne, et on avait fait sa petite quête. La voilà !

— Heu ! fit Plonéour, on peut trouver autre chose que des bouteilles de malaga dans ces « brouées » de mer ! C’est ce que je disais à Nédélec à propos du brick blanc signalé par le gardien du sémaphore. Nous savons tous ici que la terre et la mer sont pleines d’apparitions. Des fois, ne serait-ce pas la « Rosa-Mystica » qui reviendrait ? Un navire pâle comme le lait et qui ne répond pas aux signaux, croyez-vous cela naturel ? Et il s’évanouit comme une fumée de ma pipe, dites-vous ? Soyez donc intelligents et convenez que vous vous trouvez devant un « signe » de l’au-delà !

Cette supposition provoquait l’incrédulité des hommes et le malaise des femmes, quand Gourlaouen le Rouge alla frapper de ses poings la table-huche fabriquée d’une bille d’acajou provenant d’un naufrage, en clamant sauvagement :

— Si je rencontrais cette « Rosa-Mystica » au large, je monterais à son abordage et, de ma hache, je vous enverrais toutes les têtes des revenants au fond de la mer. Il faut en finir avec ces contes d’oie.

— Voyons, mon Gourlaouen, dit le patron Gurbal en venant lui donner une grosse tape sur l’épaule, il y a des choses qu’il te vaudrait mieux ne pas annoncer.

Se levant sous le baldaquin du foyer, Plonéour-Œil blanc protesta d’un ton solennel :

— Il t’en cuira, impie ! Ah ! tu ne parais pas croire à l’autre monde, prends garde de n’en pas être la victime et de disparaître quelque jour « croché » par les ongles des « signes » que tu nies.

— Allons donc ! riposta Nédélec, je pense comme mon camarade, et devant vous tous, je m’engage, si jamais le Jean et le Julien Buanic reparaissent, à leur passer ma gaffe de fer en travers des côtes pour voir si mon croc ramène un cœur battant ou une bouffée de vent !

Ses cheveux hérissés d’horreur, Plonéour s’écria :

— Malheureux, vous vous attaquez à des « âmes revenues » et vous essayez de les faire périr à la manière des hommes de ce monde. Vous serez châtiés, criminels !

Malgré la haine que l’assistance portait aux Buanic, la conduite de Nédélec et de ses brutaux camarades parut odieuse. Tous se taisaient, quand un gros sanglot, suivi d’une aigre plainte qui rappelait le cri d’un courlis affamé, emplit la salle. Les yeux se tournèrent vers le seuil de la maison. Une femme corpulente et un maigre homme occupaient son embrasure. Les épaules exhaussées d’une pèlerine en faux astrakan qui remontait jusqu’aux oreilles, la nouvelle arrivante faisait une grimace de désolation qui poussait en avant ses lèvres molles au-dessous d’un nez tombant du bout comme un cierge fondu.

— La veuve du timonier Bargain, cria Gurval.

Près de cette endeuillée en perpétuel gémissement, se tenait, courbé sur une crosse de cornouiller, un marin sur l’âge au crâne poli comme un couvercle de faïence.

— Isidore Bargain, salut ! fit aimablement le vieux Plonéour. Approche.

Ce frère aîné du naufragé de la « Rosa-Mystica » secoua sa tête ridée avec une mine d’infinie lassitude et dit lentement :

— On n’a plus le goût à rien. Les colonies m’ont perclus et la mort abominable de mon frère, notre soutien, m’achève.

— On ne s’en relèvera point, on est du monde fini, ajouta la veuve. Ah ! Passion du Seigneur ! mes bons amis, jurez-nous que vous n’oublierez jamais le crime des Buanic. Si ces lâches l’avaient voulu, mon mari et les dix autres marins natifs de Ploudaniou vivraient heureux à ce jour. Que ces chiens brûlent au soufre et au plomb, les siècles des siècles !

S’inclinant profondément sous le baldaquin de la cheminée comme s’il saluait le feu, le vieux Plonéour prononça gravement :

— Voilà un souhait de votre part auquel il n’y a rien à reprendre. Maintenant, veuve Bargain, je vous le demande, croyez-vous Jean et Julien des âmes ou des corps ?

D’un ton terrible, l’endeuillée répondit !

— Des corps vivants, pour mon malheur ! Et c’est pour cela que je les maudis !

Une longue année s’était encore écoulée dans une attente pénible pour Nonna et Anne. Elles auraient perdu tout espoir si, de temps à autre, Job et Maharit, rencontrés sur le palus, ne leur avaient pas assuré qu’ils restaient en relations avec leurs fils et que le jour approchait où ils pourraient se réunir définitivement si, cette fois, les jeunes filles étaient bien décidées à fuir Ploudaniou.

— Mais l’on sait que le facteur ne vous remet jamais de lettres, avait répliqué Nonna soucieuse. Est-il bien certain que Jean corresponde avec vous comme vous l’affirmez ?

— Hé, ma mouette, avait répondu Maharit, si mes garçons mêlaient la poste à leurs affaires, on ne serait pas longtemps à savoir leur port d’attache et ils seraient menacés, jusque là-bas, par ceux de Ploudaniou.

Prenant à son tour la parole, Job ajouta :

— Confiance ! mes belles. Aussitôt leur position assurée, nous irons vivre tous quatre, bien heureux, près d’eux, dans une gentille maison fleurie.

— Le Seigneur de miséricorde vous entende ! s’exclamèrent les sœurs ravies de ces bonnes nouvelles. Nous apprendrez-vous par quels moyens Jean et Julien vous envoient de leurs nouvelles ? Nous voudrions leur faire savoir nous-mêmes que, malgré toutes les persécutions que nous endurons, nous croyons toujours en eux.

— Oh ! mes chers petits pigeons, dit Maharit en les embrassant, demain soir, samedi, en revenant de Pont-l’Abbé, prétextez une veillée chez M. Gourhan et vous saurez comment nous nous expliquons avec nos officiers.

En arrivant à la maison de granit de leurs parents, assez émues à la pensée du secret qu’elles connaîtraient bientôt, Nonna et Anne trouvèrent Gurval qui, les bras passés autour des cous de Gourlaouen et de Nédélec, plus petits que lui, les entretenait avec une cordialité qui n’était pas dans ses habitudes.

— Ohé ! les filles ! voici des garçons qui veulent quitter « l’Autarchiste ». Vous allez m’aider à les retenir parmi mes matelots. Demandez-leur la raison de leur abandon ?

Et comme les brodeuses ne savaient que penser de cette scène, le grand Lanvern reprit :

— Le parrain de ce cousin-là, le bonhomme Comanach, vient de leur laisser de quoi s’établir. Ils posséderont bientôt chacun leur barque neuve et un gréement de première classe. Cette fois, je crois bien que vous ne pouvez plus refuser de devenir les épouses de ces futurs patrons ?

Nonna et Anne ouvrirent des yeux énormes sur leur père.

Nonna et Anne regagnèrent leur chambre avec douleur, tandis que les héritiers du bonhomme Comanach quittaient Lanvern en songeant avec mécontentement : Ah ! elles en ont des caractères rétifs, Nonna et Anne ! Elles n’ont cependant plus rien à espérer des « âmes perdues ». Alors, qu’attendent-elles ? Patience, on vous domptera, les demoiselles !

Cependant, l’aube hivernale venue, avec son humble soleil semblable à une grosse lampe recouverte d’un globe dépoli, Nonna et Anne, découragées, commençaient à croire qu’il ne leur arriverait jamais aucun secours des frères Buanic, ces navigateurs fantômes. Les nouveaux patrons sardiniers, au contraire, devenaient des réalités redoutables.

— Ce soir, nous serons fixées sur nos sorts, dit Anne à sa sœur. Je t’avoue qu’après les propos tenus par Plonéour, je ne sais plus que croire. Il m’arrive de penser que depuis des mois et des mois, nous restons en effet les fiancées de pauvres esprits qui ne sont plus de ce monde.

Les brodeuses avisèrent leurs parents qu’elles ne rentreraient de Pont-l’Abbé qu’assez avant dans la nuit, avec quelques-unes de leurs compagnes, ouvrières comme elles dans la presqu’île, et dont elles citèrent avec audace les noms afin d’inspirer confiance. D’un pas rapide Nonna et sa sœur s’éloignent dans la presqu’île si plate que l’océan, par un effet de mirage, semble d’un niveau plus élevé. Sur une levée de terre rouge entre des étiers qui luisent comme des lames d’acier, deux sardiniers chantent avec des voix de fausset. Parfois ils lèvent une jambe, s’étalent et se relèvent.

— Les reconnais-tu ? fait Anne avec un dégoût profond. Fuyons !

— Oui, ce sont bien eux, ma sœur ! Et déjà enivrés à cette heure matinale ! Ah ! ils fêtent leur héritage. Pouah ! Jamais !

— Non ! jamais, Nonna !

…Dès les six heures du soir, c’est déjà l’obscurité profonde. Au retour de Pont-l’Abbé, les sœurs marchent prudemment vers l’anse de Poultriel, car il y a danger de glisser sur l’argile du palus et de s’embourber dans les lagunes. Une petite lumière qui luit au vitrage de la saboterie, les aide enfin à se diriger. La porte ouverte, Maharit les accueille avec désolation.

— Mes pauvres filles, gémit-elle, un pressentiment m’avertit qu’ils ne se signaleront pas cette nuit.

Bouleversées par leur désillusion, Nonna et Anne pénètrent à regret dans la chaumière et laissent s’écouler quatre heures interminables. Les jeunes filles, mornes et désolées, commencent à se défier de Maharit et elles ne croient plus guère ce qu’elle leur annonce.

— Oh ! doux Jésus ! soyez-nous secourable, suppliait la sabotière, quand l’horloge à poids déclancha ses dix coups avec une sorte de violence. La dixième vibration achevait de s’évaporer, lorsque Job qui ne quittait pas du regard la baie vitrée ouverte sur le large, cria :

— Un feu ! le feu jaune… jaune…

En effet, à deux milles sur l’océan parfaitement calme en cette froide nuit limpide, un feu semblable à un gros œil d’or brillait. Il parut cligner, redevint plus brillant et disparut.

— Tout va bien ! Les capitaines nous signalent qu’ils ont belle espérance. Répondons-leur de même, fit le sabotier joyeux.

Il courut au bout de son atelier allumer trois grosses lanternes aux verres rouge, jaune et vert, et il commença de les élever à hauteur de sa fenêtre, suivant certaines conventions.

— On a son code, disait-il, le visage réjoui. Oui ! oui, mes chers enfants, on vous comprend et l’on vous répond par le même langage. Allons ! les jolies demoiselles, que faut-il leur signaler de votre part ?

— Que, menacées d’un prochain mariage, nous sommes décidées à fuir ce pays et à partir plutôt que de devenir les épouses de Gourlaouen et de Nédélec. Qu’ils viennent nous chercher ! Nous sommes prêtes à embarquer.

— Oh ! ma Doué ! s’exclama Job, je ne saurais pas exprimer toutes ces grandes nouvelles avec mes lanternes. Je n’ai qu’un moyen d’attirer l’attention de mes garçons, c’est de faire le signal du grand secours : « S’il vous arrive d’être au bout de votre misère et d’avoir besoin de notre aide immédiate, levez les trois feux simultanément et nous accourrons, quoi qu’il arrive, au péril de nos vies », nous ont dit nos garçons. Le voulez-vous, mes filles ?

— Il le faut, déclara résolument Nonna ou bien nous sommes perdues pour eux.

— Adressons donc à nos capitaines le signe d’alarme, fit Maharit.

Ayant enfilé les trois anneaux des lanternes sur un bâton dont il saisit des mains les extrémités, Job, monté sur un escabeau, les fit briller à la vue de l’Atlantique. Bientôt les flammes de bâbord et de tribord du navire s’éteignirent et ce fut la nuit noire.

— Ils ont compris ! Ils vont donc venir ! Oh ! Corps de Dieu, soyez-leur propice !

— Vraiment ! Ils viennent ? demandaient les jeunes filles frémissantes. Pourvu que…

Penchée sur l’allège de la croisée, Maharit essayait de percer les ténèbres de l’océan. Tout à coup, elle murmura :

— Misère de sort ! je ne sais ce qui se passe au phare de Ploudaniou. Je vois autour de la galerie de sa lanterne courir quelques ombres. M’est avis que le gardien de veille aura surpris nos signaux et les gabelous sont prévenus. Ces gens-là doivent croire à quelque tentative de contrebande. Ils vont arriver avec leurs fusils ! Seigneur ! s’ils allaient tirer sur le canot de mes fils qui ne se défient pas de ce danger !…

Les jeunes filles avaient joint les mains dans un mouvement de frayeur. Anne prononça :

— Qu’ils renoncent à venir vers nous, quelque peine que nous en éprouvions. Vous devez bien avoir un moyen de les aviser. Ah ! pressez-vous de lever vos lanternes.

Job gronda :

— Paix ! ho ! paix, là ! mes belles ! Si l’on suivait le premier mouvement des femmes, on se jetterait à la mer pour se sécher. D’ailleurs, il est trop tard pour donner contre-ordre à Jean et à Julien. Les feux de leur bord sont éteints, c’est qu’ils sont en route. Je n’ai aperçu autour de la lanterne du phare que les oiseaux qui, chaque nuit, arrivant du large, viennent y donner du bec comme des fous. Tes gabelous sont ailés, ma chère, et leurs voix ressembleront à celles de cormorans.

… Malgré l’assurance affectée du sabotier, les jeunes filles et sa femme, au moindre craquement, à l’éboulis d’un galet, sursautaient. Les yeux fixés sur le cadran d’émail de son horloge, Job reprit :

— Quinze minutes ! M’est avis que nous pouvons sortir. Du silence, mes belles, et du sang-froid.

L’artisan éteignit l’une après l’autre ses lanternes de couleur et jusqu’à sa lampe à suspension.

L’une derrière l’autre, Maharit, Nonna et Anne descendirent vers la plage.

« Jamais ils ne viendront et nous sommes les victimes d’un mirage », songeaient Nonna et Anne. Elles commençaient à croire que les feux de couleur au large n’étaient que fantasmagorie, lorsque les lents battements d’avirons plongés avec précaution, vinrent frapper leurs oreilles. Les sœurs s’étreignirent convulsivement les mains. La nage des rames faisait un bruit doux qui les enchantait.

— Marchons jusqu’à la laisse des goémons afin d’aller au-devant d’eux, proposa Maharit qui ne pouvait plus se contenir.

La marée était basse ; ils durent s’avancer sur les pierres couvertes d’algues vésiculeuses où les crabes effarouchés fuyaient en grattant le sable de leurs pattes pointues. Une roche en forme d’énorme dé fut gravie par les jeunes filles, Job et Maharit. De ce piédestal, ils dominèrent toute l’anse du Poultriel. Une barque noire glissait vers eux dans le silence le plus absolu. Un homme de haute taille, aux épaules étroites, se tenait debout sur le caisson de proue. Encore qu’il fût impossible d’apercevoir son visage caché sous une casquette rabattue, le cœur de Nonna le reconnut :

— Ne descendrez-vous pas à terre, Jean ? demanda Nonna effrayée en voyant que le matelot assis en poupe faisait virer le canot.

— Et Julien, pourquoi n’est-il pas là ? questionna Anne désolée.

Le marin qui godillait se leva et la jeune fille reconnut son fiancé. Elle le pria d’accoster, mais Julien, pour toute réponse, agita vers elle sa main. La chaloupe s’élevait et s’abaissait lentement à la faible houle. Interdites et désespérées, les deux sœurs ne comprenaient rien à l’attitude de leurs fiancés et l’épouvante grandissait en elles. N’était-il pas évident que ce canot n’avait qu’une apparence et qu’une parole imprudente le ferait évanouir ?

À ce moment, des avirons frappés contre leurs tolets de fer firent entendre leur bruit rythmique dans la direction du cap de Kerpenhir. D’une voix sombrée, Jean avertit qu’il leur serait désormais impossible de débarquer. Comme il s’en doutait, les gardiens du sémaphore et du phare avaient signalé leur présence sur le littoral. Ils allaient être pris s’ils ne regagnaient point leur bord. À cette annonce, Nonna ne put s’empêcher de crier :

— Partez donc ! Ah ! pourquoi êtes-vous jamais venus, votre frère et vous ? Vous n’avez commis aucun crime, je suppose ? Laissez donc arriver cette autre barque et descendez. Nous saurons vous défendre.

Presque invisible dans l’obscurité verdâtre des flots, Julien qui commençait à remonter vers le large, répondit d’une voix à peine distincte :

— Pour des raisons que nous vous apprendrons, nous ne voulons pas que ces gens de Ploudaniou envahissent cette nuit notre brick. Mais nos misères vont finir. La nuit de la Chandeleur, nous viendrons vous prendre. Nous vous emmènerons vivre dans les terres ensoleillées plus clémentes que ce littoral sauvage. À la Chandeleur ! Adieu ! Nous sommes poursuivis.

Sous la godille de Julien le petit canot commença de fuir vers la haute mer avec une vitesse prodigieuse. À sa proue la longue silhouette noire de Jean paraissait aussi inconsistante qu’une fumée de houille. Cette fumée se mêla bientôt aux fumées sulfureuses du ciel. Cinq minutes passèrent. Les jeunes filles n’entendaient plus rien et s’apprêtaient à marcher vers la dune, quand des détonations éclatèrent.

— On tire sur eux ! Hélas ! hélas ! gémit Maharit.

Alors seulement Nonna et Anne pensèrent :

« Si l’on veut les tuer, c’est qu’ils existent ! »

Et elles en éprouvèrent une joie douloureuse.