Flammarion (p. 15-24).


III

LA TOUSSAINT DES BUANIC


Trente années avant le naufrage de la « Rosa-Mystica » un ménage de paysans des monts d’Arrhée, abandonnant leur forêt de hêtres, était venu s’installer à Ploudaniou dans ce bourg de pêcheurs, grands consommateurs de sabots et de galoches.

L’industrieux Job avait construit, presque à l’extrémité d’une pointe rocheuse, sur un sol communal concédé par la municipalité, une chaumière à la mode de Spézet : murs hourdés en branches, terre et galets, avec une toiture couverte des roseaux du palus. Aussitôt leur atelier édifié, ces artisans commencèrent d’ouvrer leurs chaussures, fabriquant surtout de ces bottes de hêtres à houseaux de toile, appréciées des sardiniers dont elles protègent les jambes contre l’humidité de leurs embarcations. Deux fils leur étaient nés. Lestes et minces, avec de longs cous supportant des têtes fines aux sourcils bien arqués au-dessus de prunelles du bleu naïf des myosotis, Jean et Julien prirent coutume de jouer sur les embarcations du port avec les mousses qu’ils étonnaient par leur agilité. Bientôt ils n’eurent plus la seule supériorité de mieux grimper à la pomme des mâts ou de tresser lestement en double nœud un cordage autour de l’organeau des ancres afin d’apporter de l’aide aux caboteurs qui venaient parfois relâcher dans le port, les frères Buanic l’emportèrent encore sur leurs condisciples de l’école. Toujours les premiers dans leurs classes, Jean et Julien méritèrent de tels éloges, que leur maître convainquit le sabotier de les aider à poursuivre leurs études. Il garantissait qu’ils seraient reçus à l’École Normale et en sortiraient instituteurs.

Lorsqu’ils eurent atteint leur seizième et leur quinzième année, à la veille de passer leur brevet, une nuit que la lune répandait la traîne d’argent de sa robe céleste sur le velours d’un océan paisible, le bras allongé vers le large, Jean dit à ses parents :

— Il ne nous convient de devenir des instituteurs. Il faut que nous naviguions.

— Seigneur Jésus ! s’exclama Maharit consternée, voudriez-vous faire le métier de ces gueux de pêcheurs qui manquent de pain chaque hiver ? Julien répartit :

— Non ! le vol de ces alouettes de côte est trop court pour nous. Chaque soir, ces sardiniers semblent partir pour le Pérou, mais chaque matin les ramène à terre. Jean et moi, nous voulons voguer, des mois et des mois, sur des vaisseaux où notre instruction puisse servir à les bien gouverner.

Un matin de mai que les pommiers enchantaient l’humble campagne armoricaine de leur floraison, les deux frères, leur sac sur l’épaule, s’acheminèrent vers Pont-l’Abbé où ils devaient prendre le train qui les conduirait au port de Nantes. Jean et Julien n’étaient pas seuls. Ils tenaient chacun par la main une jeune fille, leurs fiancées : Nonna et Anne Lanvern. Derrière ces jeunes gens, à une certaine distance, Job et Maharit Buanic, consternés, suivaient avec des mines d’enterrement.

Malgré le mépris injustifié de leur père et de leurs frères pour ceux qu’ils nommaient : « les petits clercs de campagne », les jeunes filles avaient déclaré qu’elles les reconnaissaient pour leurs fiancés et qu’elles les épouseraient.

— Damnation ! s’était écrié le violent Gurval, n’auriez-vous point honte d’être les femmes de ces « gratte-papier » ?

Quelle fut donc la surprise du patron Lanvern et des cousins Gourlaouen et Nédélec, prétendants dédaignés des jeunes filles, lorsqu’elles affirmèrent un jour, que Jean et Julien, inscrits maritimes depuis le mois précédent à l’insu de tout le bourg, avaient obtenu de M. Kerjean, l’armateur de Quimper, un embarquement sur le grand quatre-mâts « Le Fraternel » qui ramènerait du Chili les salpêtres d’Iquique.

— Voilà donc que les frères Buanic longs-courriers et jamais marins de Ploudaniou n’auront navigué si loin ni si longtemps. N’est-ce pas une preuve qu’ils sont aussi braves qu’ils sont instruits ? déclara Nonna.

À cette nouvelle, l’impétueux Gurval, stupéfait, n’avait trouvé d’autre réponse que ces mots :

— Ah ! dame ! alors, c’est différent.

Dépités, Gourlaouen et Nédélec — ils désespéraient dorénavant d’épouser Nonna et Anne — grommelèrent en s’éloignant :

— Il faudra voir ce qu’ils feront sur leur navire, ces séminaristes ! Au premier « grand largue », ne les entendra-t-on pas cacarder comme des oisons de plumes qu’ils sont ?

…Tandis qu’elles conduisaient par la route, jusqu’à Pont-l’Abbé, leurs fiancés enrôlés sur « Le Fraternel » à destination de l’Amérique australe, Nonna et Anne essayaient de leur sourire. À la pensée qu’ils allaient s’éloigner pour quinze mois au moins, leur désolation finit par emplir leurs yeux de grosses larmes. L’homme n’est-il pas créé pour la terre ? Pourquoi n’avaient-ils pas consenti à devenir de ces sardiniers que la nuit exile de leur maison, mais que l’aube ramène avec la marée ? Elles pressèrent donc tendrement les petits doigts par lesquels leurs fiancés les tenaient, et elles exprimèrent leurs regrets.

Masquant leur émotion sous une apparente impassibilité, les frères Buanic leur répondirent :

— Il est trop tard pour changer d’idées. Et puis, que voulez-vous, la pêche, c’est trop menu. Ce n’est point de la vraie navigation. Comment un jeune homme peut-il se contenter de vivre comme un chien de garde dans un enclos ? Enfin, vous le savez, la pêche à la sardine n’enrichit guère son homme. Nous autres, nous souhaitons de vous donner plus tard une jolie maison blanche avec des volets verts et des fleurs sur la porte. Nous avons l’idée de ne pas rester longtemps simples matelots. Pourquoi ne serions-nous pas admis plus tard à l’école d’hydrographie ? Ce seraient des capitaines que vous épouseriez.

À la pensée qu’elles pourraient devenir les dames considérées d’officiers de la marine de commerce, Nonna et Anne se jetèrent au cou de leurs fiancés.

…Et il se trouva que leur candide rêve se réalisa. Jean, devenu pilotin sur « Le Fraternel » et accepté à l’école d’hydrographie, fut promu maître au cabotage. Bientôt son cadet, Julien, obtiendrait le même grade.

Trois fois les frères Buanic revinrent à Ploudaniou, en congé. Avant leur quatrième départ, Jean reçut sa nomination comme second capitaine à bord du trois-mâts charbonnier « Rosa-Mystica » de Saint-Nazaire ; son frère devait tenir l’emploi de maître d’équipage. Leur ordre d’embarquement les obligeait à partir le surlendemain. Les épousailles furent donc remises à l’automne suivant.

Hélas ! dans quelles conditions les fils Buanic devaient-ils rentrer, cette fois, à leur village ? En naufragés, accusés du crime d’avoir laissé périr un équipage de onze hommes, tous natifs de Ploudaniou.

La tête passée par une fenêtre de sa longue chaumière à toiture de roseaux, Job regarda vers la route bleue qui sinuait à travers les rocs de granit en forme d’alligators, d’éléphants et de tortues.

— Eh bien ? demanda Maharit, ses lunettes de corne posées sur son long nez coulant.

— Je n’aperçois pas nos fils, fit le sabotier anxieux.

— Des fois, penses-tu que des mauvais gas les auraient attaqués ? reprit la paysanne.

Son vieux mari ne broncha point. Ses yeux pâles fixés sur la pointe de Ploudaniou, il grommela :

— Ah ! voici « L’Autarchiste » qui rentre. Pour être sorti ce jour de Toussaint, il faut être des païens. Ah ! ces sardiniers !

Deux voilures sang de bœuf oscillaient à leurs mâts.

— Dieu châtie ce bateau ! gronda Maharit.

— C’est l’embarcation de ce Gurbal Lanvern qui nous poursuit de sa rage parce qu’il ne peut arriver à lasser ses filles de nos garçons ! Je me fais de plus en plus de méchantes imaginations depuis que ces canailles de pêcheurs ont menacé de les envoyer quelque nuit par-dessus la falaise, rejoindre les corps des pauvres gens de la « Rosa-Mystica ». Bonté du Christ ! comme s’il y avait quelque justice à reprocher à nos braves garçons de respirer l’air… Il faut allumer la chandelle de résine. Fiche-la dans ce vieux sabot de l’âtre. Maharit. Je n’y vois plus.

Mains jointes levées vers l’image d’un Saint-Gildas représenté debout dans une auge de granit flottant sur une mer de gros indigo, Maharit supplia :

— Ramenez-nous nos fils, grand saint ! De quel péché sont-ils coupables ?

— Leur faute, la mère, c’est de vivre, quand leurs camarades de la « Rosa-Mystica » ne sont plus à cette heure que des squelettes hantés des poulpes, répondit sombrement le sabotier… Allons ! patientons. Le chemin est loin de la ville ici… Peut-être nos garçons auront-ils trouvé quelque bon embarquement au cabotage chez M. David, l’armateur. Pour ses pommes de terre à envoyer en Angleterre, il lui faut beaucoup d’équipages… Vrai de vrai, plus moyen pour nos fils de rester à Ploudaniou. On se détourne à leur arrivée ou bien les mousses leur crient : « Au cimetière ! au cimetière, les revenants ! »

Cependant, la vieille Maharit, sa chandelle de résine au poing, était allée s’agenouiller devant la chromolithographie violemment enluminée de vermillon et d’or du grand saint Gildas, et elle lui dit avec effusion :

— Saint Patron venu d’Irlande sur les flots, toi qui sais les dangers des naufrages, intercède pour les âmes du capitaine Bourhis et de ses matelots, car ils étaient peut-être en état de péché. Ensuite, je te le demande, Gildas, fais que les gens de Ploudaniou ne poursuivent plus de leur haine sans motif Jean et Julien. Je voudrais que les âmes du capitaine Bourhis et de ses neuf camarades de la « Rosa-Mystica » apparaissent aux pêcheurs et leur apprennent que mes enfants ne sont point responsables de leur trépas. C’est cette nuit que ce miracle peut s’accomplir, si tu le demandes à Dieu, grand saint Gildas ! Allons ! pauvres Bourhis ! Bargain ! Leffret ! Cocheux ! debout ! debout ! Rentrez chez vous avertir vos endeuillés de la vérité. Allons ! les esprits ! apparaissez !

Et comme la sabotière, hors de sens, trépignait, en criant :

— Manifeste donc ton pouvoir par cette apparition, grand saint.

Job lui commanda sèchement d’avoir à se taire. Et il déclara :

— Assez de cris, femme. Si ceux de ce bourg entendaient tes implorations, ils croiraient nos garçons fautifs… Oh ! oh ! qu’est-ce qu’il y a ? On marche dans le sentier… Non ! le vent frappe la barrière de notre clos… Oh ! toujours ces cloches ! Et l’océan geint comme une bête harassée !

— Et la brume commence de tomber sur la presqu’île, ajouta Maharit. Nos garçons se seraient-ils égarés ? Il y a des étangs dans le palus. Oh ! qui va là ? Qu’est-ce que c’est ? Parlez donc !

…Le gros huis de l’industrie rustique du sabotier, poussé lentement, livrait passage à Jean et Julien, front bas, mains aux poches. Surpris, leurs parents sursautèrent. Les jeunes gens gardant le silence, Job demanda :

— Pas d’enrôlement ?

— Non !

— Pourquoi ?

— …Pour la chose… toujours… comprenez donc !

Le son du bourdon de Pont-l’Abbé vint emplir la chaumière de sa funèbre clameur. Les quatre Buanic furent forcés de songer à la cérémonie commémorative en l’honneur des disparus de la « Rosa-Mystica ». Il aurait semblé que les églises, comme les gens et jusqu’à la mer par son gémissement perpétuel, conspiraient pour leur rappeler sans cesse le naufrage du charbonnier.

Le maître au cabotage et son frère s’assirent sous le rabat de la haute cheminée.

— Ainsi l’armateur n’a pu trouver de place pour vous sur l’un ou l’autre de ses navires ? questionna Maharit outrée de ce refus.

Jean répondit sans se départir de son calme :

— On l’avait prévenu contre nous… c’était visible.

— Il semblerait que nous ferions couler tous les vaisseaux qui nous recevraient à leur bord, ajouta son frère. Bah ! c’est notre sort, maintenant ! La misère a posé son grappin sur nous.

Tout à coup par la porte large ouverte, deux fantômes légers sautèrent sur l’aire de la salle.

— Oh ! des « anaons »[1] soufflèrent Job et Maharit en se signant rapidement du pouce, sur le front, la bouche et le cœur.

Effarés, les frères s’étaient levés sous la hotte de la cheminée et on ne pouvait plus distinguer leurs têtes cachées par le baldaquin. Le capitaine Bourhis et le timonier Bargain, ceux dont les cris avaient retenti le plus fort et le plus longtemps sur la noire atlantique, venaient-ils leur adresser des reproches ? Il n’en fallait plus douter, car c’était le soir de la Toussaint où les esprits ont permission de Dieu de rentrer dans les maisons.

— Qu’avez-vous ? C’est nous, Nonna, Anne, nous venons aux nouvelles, dirent les jeunes filles stupéfaites du mutisme et de l’immobilité des Buanic.

Se baissant avec précaution sous le rabat de la cheminée, Jean et Julien s’approchèrent de leurs fiancées. Pour vaincre l’obscurité redoutable aux gens superstitieux, Maharit alluma une lampe et la suspendit à une poutre traversière de la charpente. À sa flamme tout le plafond apparut goudronné et scintillant. Les fumées huileuses des copeaux de hêtre avaient coaltaré toutes les solives de la saboterie.

— Comme vos mains sont froides ! disaient les jeunes filles après avoir pressé celles des marins.

— Glacées comme celles des trépassés, fit Julien avec un rire amer. Oui, nous savons ce qu’on raconte au village. On vous accuse de fréquenter des « anaons ».

— Ah ! taisez-vous ! Ce ne sont pas des plaisanteries à dire, protesta Nonna ; mais lorsque Jean voulut l’embrasser, pour lui prouver la chaleur de ses lèvres, elle se recula peureusement.

Anne chuchotait tendrement à Julien :

— Crois-moi, toutes les réflexions mauvaises des filles du capitaine Bourhis ne m’empêcheront pas de t’aimer. Ah ! c’est vrai, les Bretons ont la tête dure dans l’amour comme dans la rancune. Et à Ploudaniou, ils ne veulent rien oublier.

— Qu’ils oublient ou se rappellent, nous n’avons rien à nous reprocher, repartit vivement le jeune homme. En êtes-vous bien assurées, vous-mêmes, ta sœur et toi ?

Anne inclina profondément la tête, mais elle se garda de prononcer une parole. À force d’entendre les affirmations véhémentes des veuves de la « Rosa-Mystica », elle finissait par croire que son fiancé et Jean avaient pu se trouver victimes d’une terreur panique. N’étant point nés de marins, n’étaient-ils pas excusables ?

— Dégoûtés d’être traités d’assassins par des gens de mauvaise foi qui ne nous pardonnent point d’être leurs supérieurs par le grade et la science, déclara Jean, nous avons décidé que nous irions chercher un engagement à Marseille.

Maharit ne semblait contrariée d’un échec qui lui laissait ses fils et elle dit :

— Et si les directeurs des compagnies de Marseille s’inquiètent de votre passé, comme c’est probable, vous risquez le même refus qu’à Quimper.

— Alors que faire ? fit Julien désolé.

— Ce qu’il faut faire ? Ne pas vous éloigner de Ploudaniou si vous ne tenez pas à nous perdre, déclara Nonna avec émotion.

Les bras croisés, Julien et son frère, troublés, répétèrent :

— Il faut pourtant vivre ! Le long cours, c’est notre métier.

— Eh bien, abandonnez-le, s’écria Nonna et faites-vous instituteurs dans ce pays. Cela vous serait aisé, vous êtes capables d’obtenir votre brevet.

Jean et Julien aimaient de tout leur cœur candide Nonna et Anne. Leur proposition imprévue et le récit qu’elles venaient de leur faire d’une tentative d’accordailles de Gourlaouen et Nédélec, les bouleversaient.

— Ces filles ont raison, prononça énergiquement Job. Pardieu, oui ! devenez instituteurs et vous serez encore les premiers parmi tous les « chinchards » de cette côte Hein ! une belle école blanche, un jardin, une maison soignée. Je vous aperçois d’ici.

D’une voix paisible Jean répondit à Job :

— Je vous honore comme je le dois, mon père, mais, pourtant, songez-y, par mes études j’étais devenu maître au cabotage et j’avais obtenu la place de capitaine en second. C’est quelque chose ! sans compter qu’un capitaine finit par gagner plus qu’un instituteur !

Nonna et Anne avaient pris affectueusement les mains des jeunes gens et les obligèrent à s’asseoir près d’elles sur un banc-coffre sculpté de fleurettes et d’oiseaux de l’invention du sabotier. Un long silence suivit.

À plusieurs centaines de toises dans le palus hérissé de joncs et de tamaris qui séparait la chaumière du bourg, d’aigres chants d’enfants s’élevèrent. Le brouillard parut les étouffer. Bientôt ils se firent entendre, plus rapprochés, et l’on eût dit les cris amers d’une volée de courlis. Ayant prêté l’oreille, Nonna prise d’un tremblement, murmura :

— On croirait entendre des cantiques d’église. Ce n’est pas naturel.

— C’est soir de Toussaint, fit remarquer Maharit très pâle.

— Ne s’en viennent-ils pas du côté de notre maison, ces chanteurs ? demanda Job anxieux.

Et Nonna, qui s’était inclinée sur une fenêtre, répondit :

— Éteignons les lumières. Il ne faut pas qu’elles les attirent.

Avant que Jean et Job pussent l’en empêcher, la craintive jeune fille avait soufflé les lampes, tandis que sa sœur renversait la chandelle de résine dans le sabot qui la supportait. Ce fut l’obscurité totale. La psalmodie s’élevait de plus en plus stridente dans l’épaisse « brouée » montée de l’océan. En affreux registre suraigu et avec des ports de voix ridicules, les mousses de Ploudaniou chantaient :

« Seigneur, roi de Gloire, délivrez les âmes perdues des peines de l’enfer et de ce lac profond qu’elles ont mérité ! Délivrez-les de la gueule du lion, que l’enfer ne les engloutisse pas comme la mer et qu’elles ne tombent pas dans les ténèbres de ces lieux affreux. Recevez les âmes perdues dont nous faisons aujourd’hui la mémoire, Seigneur ; faites passer de la vie à la mort les esprits de Jean et Julien Buanic ! Ainsi soit-il ! »

Sur cette oraison sinistre, la cinquantaine de garçons, réunis en bande processionnelle, voulurent imiter les cris de poulie des pétrels et les âpres miaulements des goélands. Relevés du banc-coffre, Jean et Julien respiraient avec accablement, dents serrées de fureur. Les jeunes filles pleuraient. Tâtonnant dans la nuit, Job avait saisi son « paroir » d’acier et il le tournait dans l’air avec le geste de vouloir évider comme un sabot les entrailles de ces insulteurs.

Or, ceux-ci marchaient impitoyablement vers la chaumière dont la large baie vitrée de l’atelier n’avait pas reçu de volets. À travers ce vitrage apparurent les mousses qui portaient des falots rouges et verts. Ces lumières de couleur communiquaient à leurs visages grimaçants des aspects diaboliques. Leurs yeux écarquillés semblaient de rubis ou de jade. Par instants, ces polissons élevant à bout de bras leurs lanternes, hurlaient :

« De Profundis, âmes perdues, de profundis ! Aux abîmes, corps morts ! aux abîmes ! »

Les poings fermés, Jean et son frère marchaient déjà vers la porte afin de châtier terriblement ces misérables, lorsque leur mère et leurs fiancées les arrêtèrent. Dans quelle bataille allaient-ils s’engager ? S’ils assommaient quelques-uns de ces enfants, leur situation n’en deviendrait que plus impossible.

Enfin la foule des enfants s’enlisa dans la brume. À cette distance leurs lumières atténuées évoquaient les lugubres esprits des naufragés émergés des grottes sous-marines hantées des congres et des crustacés, les tristes esprits en peine de repos éternel qu’ils ne trouveront jamais au fond des mers mouvantes.

Sur le point de disparaître derrière les rocs de Kenpenhir, la bande haineuse des garçonnets glapit :

« Dies irae ! âmes perdues ! Dies irae ! »



  1. Anaons, en Bretagne, les âmes