Flammarion (p. 9-15).

II

LE JUGEMENT DES FRÈRES BUANIC


Maître au cabotage et second capitaine à bord du trois-mâts charbonnier « Rosa-Mystica », Julien Buanic, jeune homme de vingt-cinq ans, avait une sveltesse et une distinction remarquées au milieu de cette population trapue et lourde. Son cou élancé portait une tête petite et douce aux cheveux en copeaux d’or. Sous leurs sourcils très remontés dans un front parfaitement lisse, ses yeux avaient l’innocence des myosotis.

Son frère Jean lui ressemblait comme une pièce sortie du même flan usé, mais ce marin, de physionomie plus inerte, devait avoir la mollesse des natures lymphatiques. Ces deux frères contrastaient avec les centaines de rudes pêcheurs sardiniers ou homardiers qui les entouraient. Ils appartenaient en effet à un autre sang : Job et Maharit Buanic, les sabotiers, s’en étaient venus des montagnes noires pour exercer leur métier parmi cette population maritime musculeuse, violente, tapageuse et rieuse. Pour la finesse native de Jean et Julien Buanic et leurs façons plus tendres, Nonna et Anne Lanvern, les filles les plus gracieuses de Ploudaniou, les avaient aimés. Comme les naufragés en pleurs, à l’évocation du malheur de la « Rosa-Mystica », n’expliquaient pas encore leur retour prodigieux, le sévère Gurval Lanvern leur ordonna de conter la perte de leur navire sans rien dissimuler des détails de ce désastre.

— Nous revenions de Cardiff trop chargés de charbon sur notre vieux trois-mâts qui faisait de l’eau. Vers le milieu de la nuit, comme la « Rosa-Mystica » commençait de rouler bord sur bord à la houle pointue, une des pompes s’engorgea. Seule, la seconde fonctionna. L’eau montait dans la cale. Le vent fraîchit. Une bonnette, un foc et un cacatois furent emportés successivement. Tout le gréement de ce vieux sabot n’est qu’une moisissure, nous confia le capitaine. Pourtant il faudrait marcher vite, ou bien nous coulerons avant d’atteindre un port. Au matin suivant, Leguen, Bargain et Cochoux qui formaient l’équipe employée à la pompe, éreintés, découragés, nous arrivèrent dans le « roof » en grognant : On coule en douceur. L’eau passe la force de nos corps. On ne peut plus lutter. Ils se laissèrent tomber et s’endormirent aussitôt. Souron, Moël et Leffret, commandés, les remplacèrent à la pompe. Ils nous avertirent bientôt qu’ils avaient l’air d’écoper l’océan avec une noisette. Notre capitaine, bien calme, fumait sa pipe, cherchant le moyen de nous sauver. Tout à coup, il nous dit : « Il faut jeter notre houille par-dessus la « lice », les enfants. L’armateur criera, mais quoi, les chrétiens valent-ils pas ces pierres noires ? » Allons-y ! À cet ordre, Bargain, Cochoux et Leguen se ranimèrent et nous voilà tous les dix, sauf le capitaine à la barre, qui lançons, par-dessus bord, le charbon des Anglais. Trop tard ! Nous n’avions pas l’air de faire plus de travail que des fourmis sur un tas de sable. Nos neuf cents tonnes de lourde houille restaient inépuisables. À fond de cale, la mer bouillonnait, et par la membrure disloquée des jets d’eau noire jaillirent. Hardi ! mes enfants, mettez toutes vos forces à l’ouvrage, nous encourageait le capitaine qui ne pouvait plus guère gouverner la « Rosa-Mystica » trop descendue sous la ligne de flottaison. Par cette nuit sans éclaircie, on n’apercevait plus ses compagnons, mais on s’entendait soupirer, car chacun haletait en soulageant de son mieux notre vieux navire à l’agonie. Les feux ne purent être allumés, la cale étant noyée. On périssait de lassitude et de besoin. La « Rosa-Mystica », semblable à une éponge trempée, s’apprêtait à la plongée suprême et les hoquets de toute sa vieille carcasse nous avertissaient de sa fin. Soudain, Bourhis nous cria : Les Buanic, parez le canot ! Il jugeait donc que nous étions perdus. Mon frère et moi, nous nous élançons. Nous venions de dégager l’embarcation de ses palans et de la faire flotter, lorsque, en quelques secondes, avec une espèce de soubresaut de bête à l’agonie, la « Rosa-Mystica » disparut dans un bouillonnement horrible. C’étaient les ténèbres. Julien et moi ne voyions rien. De notre canot nous entendîmes des cris terribles. Par ici ! Par là ! Que faire ? Auquel nager ? Nous ramons ! On tourne ! On revient ! On vire sur bord ! Comment se diriger ? Nous naviguions en pleine poix. Brise et courant nous emportèrent. Plus d’appels ! Non ! rien que le grondement de plus en plus rauque des vagues et une sorte de bruit d’assiettes cassées. Alors nous pensâmes : Nous approchons d’un rivage. Ce sont des galets remués ! À l’aube, nous aperçûmes des récifs bruns, découverts à mer basse. Pas moyen d’aborder. Debout sur le banc de notre canot, nous ne voyions que l’océan. Le capitaine Bourhis s’était donc trompé sur notre position, lui qui se croyait à une journée à peine de Ploudaniou, ce qui le désespérait de couler si près de sa maison. Pendant que nous réfléchissions à notre malheureuse situation, Julien me fit remarquer que nous dérivions en vitesse. Une main plongée dans l’eau, mon frère reconnut qu’elle était chaude : nous devions être dans le Gulf-Stream. Tout ce jour, le courant nous entraîna. Nous attendîmes vainement de voir paraître quelques débris de la « Rosa-Mystica ». Il y avait cinq barils vides devant le « roof ». Peut-être Bourhis, Bargain et nos camarades s’y étaient-ils accrochés ? Ah ! joie du ciel, si on les rencontrait ! Une nouvelle nuit nous surprit. Nous avions du biscuit, mais pas d’eau. On mourait de soif. Un jour encore et une autre nuit passèrent. Nous souhaitions la mort. En pleine ombre, un choc nous renversa. Nous étions échoués dans une anse et le son que rendaient les déferlements nous prouvait que c’était une grande terre. Où étions-nous ? La fièvre qui nous brûlait nous fit chercher un ruisseau. Ah ! on avait besoin de se soûler d’eau douce. Au matin, des paysans nous ramassèrent, endormis près de leur rivière. Où sommes-nous ? À Pénestic, mes pauvres garçons ! Comment, cinq lieues à peine nous séparaient de Ploudaniou ? Sans vouloir écouter les cultivateurs, aussitôt rassasiés par eux, nous sommes partis en l’état où nous étions sortis du naufrage. Nous arrivons !

Pendant ce récit de Jean Buanic, les veuves et les orphelins s’étaient représenté la lutte de leurs époux et pères à l’agonie, avec une telle intensité qu’ils éclatèrent en sanglots. Puis ils tendirent des doigts crispés vers l’océan dont la surface d’un vert mélancolique cernait le plat pays de Ploudaniou. Et ils insultèrent cette eau qui semblait un grand œil sinistre, guettant encore des proies parmi ces pêcheurs rassemblés par leur deuil.

Au clocher, le glas s’égouttait toujours. La foule, énervée, attendait le verdict du tribunal des marins. Gurval Lanvern se leva de sa pierre tombale. Bras croisés sur sa poitrine d’hercule, dardant ses yeux jaunes comme les goémons sur les frères Buanic, il leur gronda :

— Ah ! ah ! Nous arrivons ! Jour de Dieu ! Nous le voyons bien ! Mais nous arrivons tous deux seuls !

À cette apostrophe virulente Jean et Julien considérèrent avec terreur le patron pêcheur dont l’attitude achevait de les confondre. À son tour, le syndic dont la barbe d’ébène faisait de sa face un buisson inextricable, se dressa en relevant le menton d’un air d’autorité. Son index pointé sur Jean et Julien qui tremblaient d’anxiété, il prononça fortement :

— Si nous vous avons bien compris, mes garçons, à l’instant où le navire s’enfonça, votre capitaine vous avait envoyés pour « parer » le canot afin de pouvoir sauver l’équipage. Eh bien ! quand vous avez flotté et que la « Rosa-Mystica » est descendue comme un bloc de charbon dans les mille pieds d’eau, qu’avez-vous fait ? Moi, je vous accuse, lâches, d’avoir perdu vos cervelles de sabotiers, et d’avoir fui, au lieu de nager hardiment dans la nuit noire vers les cris de vos camarades en danger.

Leur gorge étranglée par l’émotion, les frères Buanic ne purent que nier cette accusation avec des mouvements fébriles de leurs bras. Et le sardinier Corentin Gourlaouen, rival de Jean, un matelot à la tête plate et au teint de feu, dit brutalement :

— Ces Buanic n’ont jamais été des gens de mer. Ils n’auraient pas dû quitter leurs sabots. Aussitôt qu’il y a du danger ces « chinchards »[1] là perdent la boussole et laisseraient noyer Job et Maharit, leurs père et mère.

Le dernier des membres de ce jury, Sébastien Nédélec, qui ne pouvait pardonner à Julien d’être le préféré d’Anne Lanvern, les poings tendus vers ce malheureux, lui reprocha d’avoir songé égoïstement à mettre à l’abri sa petite existence, lorsqu’il aurait pu porter secours à des camarades qui avaient dû se débattre longuement sur les vagues.

— Non ! non ! on ne voyait pas à une demi-encablure, protesta difficilement Julien, car il claquait des dents autant par le froid qui le glaçait que par l’émotion.

Alors les cinq marins du funèbre tribunal clamèrent furieusement :

— Quand on a de l’honneur, on sauve les siens ou bien on périt avec eux. Voilà ce que font les matelots de cœur, mais vous autres, paysans, vous trahissez ! C’est sur des sabots seulement que vous aviez le droit de naviguer.

Le vieux Job et Maharit à croppetons sous la haute tombe qui élevait leurs lamentables fils au-dessus de l’assistance, leurs petites têtes ridées entre les mains, pleuraient misérablement. Peu touchées par leur douleur, les veuves de Bargain, de Cochoux, de Souron, de Moël, de Leffret, de Leguen et les filles du capitaine Bourhis, marchant vers Jean et Julien, les insultèrent avec des expressions effrayantes de rage.

— Nous nous doutions bien que vous aviez fui comme des lièvres… Rendez-nous nos maris !… Ah ! damnés ! retournez d’où vous arrivez ! À la mer ! à la mer ! trembleurs !

L’attitude de ces endeuillés devint si menaçante, que Nonna et Anne Lanvern se placèrent devant leurs fiancés, les bras ouverts, afin de leur faire une sorte de barrière protectrice. Et elles ripostèrent :

— Comment osez-vous reprocher aux Buanic d’avoir sauvé leur vie, malheureuses femmes ! Est-ce qu’il n’en arrive pas de même à chaque naufrage ? Ne compte-t-on pas des sauvés et des perdus ? Pourquoi voudriez-vous, par jalousie, vouer à la mort nos fiancés, sous le prétexte que la mer vous a pris vos hommes ? Dieu voulut que Jean et Julien échappassent au naufrage ; ne vous révoltez pas contre Lui !

— Dieu ! Ah ! ah ! ne l’invoquez point ! Seul le démon de la poltronnerie vous ramène, faillis garçons ! Regardez-les donc ! Ils font honte ! Ce ne sont pas des hommes ! Ce sont des âmes perdues !… Ah ! les beaux sabots de fête pour chausser vos pieds, gardez-les, Nonna et Anne ! Gardez-les bien du malheur qui les attend ! Nous autres, nous les maudissons !

Bravant le mépris public, les courageuses fiancées frayaient un passage à Jean et à Julien. Derrière leur groupe, les veuves et les orphelins de la « Rosa-Mystica », âpre meute, ne cessaient pas d’insulter les réchappés.

— Âmes perdues ! Oui ! voilà votre vrai nom dorénavant.

En tumulte, les familles des pêcheurs accompagnaient les Buanic et les injuriaient. Le plus indulgent des sardiniers éprouvait le besoin de faire sentir à ces marins d’occasion, comme ils les appelaient, de quelle faute impardonnable ils étaient coupables.

Quand la famille des sabotiers voulut prendre un sentier à travers le palus pour regagner leur longue chaumière de glui construite à la façon des logis sylvestres de leurs montagnes, les plus acharnés des gamins, suivis des endeuillées en capuchons noirs traînant leurs orphelins aux pans de leurs manteaux, essayèrent de barrer leur route à la famille Buanic.

— N’avez-vous point grand’honte de vous tenir aux côtés de ces âmes perdues, Nonna, Anne ? clamait la veuve Bargain.

Et les filles du capitaine Bourhis, les paupières rougies par les pleurs, ajoutèrent :

— Si vous avez de la raison, abandonnez ces lâches comme ils ont abandonné notre père.

Pour toute réponse à ces méchants conseils, Anne et sa sœur embrassèrent audacieusement leurs fiancés, mais au contact de leurs joues glacées, elles frissonnèrent. Devant cet acte qu’il considéra comme une insulte à son autorité paternelle, Gurval arracha ses filles aux poitrines des naufragés en grondant d’une voix rocailleuse :

— J’aimerais mieux vous voir emportées par le jusant que de vous accorder jamais à ces fuyards.

Au même instant, le curé de Ploudaniou, M. Adball, un prêtre si maigre que sa soutane flottait autour de son buste, surgit sur une levée de terre entre deux lagunes. Il fit reproche aux pêcheurs de leur conduite. Du haut de son ciel, Dieu qui voit dans les consciences savait seul si les Buanic étaient coupables.

— Pour moi, ces jeunes gens sont innocents, acheva M. Abdall. Rentrez chez vos parents, pauvres garçons. Vous autres, tristes veuves et petits orphelins, acceptez la croix qui vous accable. Rien ne sert de haïr pour soulager sa peine.

Aux paroles de leur curé, l’excitation des habitants tomba comme se calme l’océan après un temps rageur. Il y eut bien encore, par-ci par-là, dans les groupes éparpillés, quelques courtes explosions de colère, mais le ton des conversations baissait sans cesse, tandis que se dispersait cette population affligée.



  1. Chinchard, poisson de rebut