Le vol sans battement/Préface

Édition Aérienne (p. 115-120).

PRÉFACE


DIX ANS APRÈS

Je n’ai rien fait, ou du moins très peu fait depuis 1881, mais en place j’ai pensé beaucoup, et surtout énormément réfléchi aux propositions énoncées dans l’Empire de l’Air.

Je les ai bien vues, bien revues, et n’ai pas changé d’opinion.

Mais j’y ai constaté des lacunes telles que je me suis décidé à écrire le Vol sans Battement, qui n’est à vrai dire que le complément des idées affirmées dans mon premier livre.

J’ai peu fait, mais je ne suis pas le seul qui se soit attardé dans l’inaction. Aviateurs, faisons tous un meâ culpâ fervent, et toujours suivons la devise : En avant ! Osons.

Ce livre est, comme son précédent, une œuvre absolument personnelle.

Je n’y inscris pas ce que pensent les autres, mais seulement mes propres études ; donc, point d’historique, pas davantage de citations. Le seul auteur dont je m’inspire est l’Auteur de toutes choses et je ne mets en cause que ses œuvres : les oiseaux. Les mille lieues qui me séparent de Paris font que je ne puis me mêler aux débats de ta société [1].

J’aurais souvent beaucoup à dire, mais ma communication arriverait toujours hors de la saison, je viendrais forcément relancer une question oubliée ; il n’y faut donc pas penser.

Puis, bien réellement, je m’occupe peu de ce que font les autres. Je suis imperturbablement ma voie, ce qu’il me serait peut-être difficile de faire si j’habitais Paris.

En somme, la distance à laquelle je suis du centre de la société a du bon pour moi. Me trouvant, par le fait, de l’éloignement, tout à fait hors du courant, j’accumule les faits observés et les présente en bloc, avec leur rusticité, leurs imperfections, mais assurément avec la saveur particulière qu’offre toute étude faite consciencieusement sur nature. Je sens que c’est là ma force.

Tout ce qu’on peut dire m’est indifférent. On décidera que telle valeur est tout, que tel angle suffit ; je ne veux rien savoir de tout cela. Je n’écoute que la leçon du grand maître : l’oiseau, et je m’efforce de le redire.

On me reproduira, on présentera comme neuves des idées émises dans l’Empire de l’air, je n’y fais nulle attention. Ce n’est pas à moi de me défendre ; je ne le puis d’abord, étant trop loin, puis je sais que mon livre a une date.

Je ne rééditerai pas mes idées sur l’emploi excessif qu’on a fait des calculs, avant la publication de l’Empire de l’Air, et surtout depuis.

J’ai dit ma pensée assez clairement, il est inutile de me répéter. Cependant ici je dois dire que, depuis cette époque, loin de changer, cette appréciation s’est fortifiée.

Quel résultat ont donné les mathématiques ?

On a essayé de rendre classiques deux ou trois formules. Je ne les discuterai pas, parce que je ne les connais pas.

Et je ne les ai pas étudiées parce que je ne saurais où les utiliser.

A quoi sert de chercher quand tout est trouvé, quand tout est démontré, expérimenté devant nos yeux ? L’oiseau est le grand professeur. Vous ne lutterez pas contre les démonstrations. Les équations démontreraient le contraire. de ce que dit le maître, croyez-vous que leur dire, serait écouté par un esprit sérieux ? Non, assurément ! On ne peut lutter contre les œuvres du Créateur. Ses affirmations influenceront toujours plus l’entendement humain que le dire de toutes les formules.

L’algèbre est pour moi, aviateur, un ennemi bien plus redoutable que le ballon. Du ballon on finira par faire quelque chose, mais de la formule il y a peu à espérer. On se fie à elle, elle ne peut rien produire. C’est une machine, c’est un broyeur de difficultés, c’est une meule. Vous lui donnez à moudre du plâtre, elle vous pulvérisera le plâtre, mais ne vous donnera pas autre chose.

Pour faire de bonne farine, de bon ouvrage, pour que nous reconnaissions cet outil bon et utile, il faut d’abord chercher le blé.

Le blé, ce sont les bases justes, les faits précis. N’ayant pas lai prescience, il faut étudier ceux qui savent et ne pas vouloir inventer.

Et il en sera ainsi tant que l’on voudra faire tourner la meule sans lui donner du bon grain à triturer.

Assurément, il faut savoir compter. Il est même impossible de s’occuper avec fruit de l’aviation, si on est gêné dans l’emploi de l’outil qui a nom : mathématique ; mais, entre compter juste et jouer avec les formules il y a loin. Compter juste donne des produits sérieux comme les chiffres, établir une équation sur la pointe d’une aiguille, donne le même résultat que quand on bâtit sur le sable. Donc, pour faire de bon algèbre, il faut de bonnes bases et vous ne les trouverez que dans la bonne observation.

En résumé, à mon sens, on ne possède pas encore les données qui permettent d’utiliser les mathématiques. Puis, les possèderait-on qu’elles n’avanceraient pas d’un pas une question où tout acte est un acte de vie, par conséquent impossible à remplacer.

Cette sainte horreur que j’ai de l’algèbre mal employée date de loin ; jugez, lecteur, si j’ai raison de ne pas l’aimer. Il y a trente-cinq ans que le fait s’est passé, et je l’ai encore présent à ma mémoire comme s’il datait d’hier.

J’avais vingt ans, l’âge des grandes conceptions, des désirs violents, et j’aimais l’aviation comme on aime à cet âge. Je ne le cachais pas à ma famille. Mon père, homme instruit, me regardait penser sans intervenir. Il se prêtait même, de bonne grâce, à mes dépenses pour les oiseaux, et n’intervenait en rien dans mes faits et gestes.

Ainsi, j’avais accaparé les greniers de la maison, qui étaient très grands, vendu tout ce qu’ils contenaient pour faire place nette, et il n’avait rien trouvé à redire ; trouvant probablement qu’il vaut mieux qu’un jeune homme s’occupe, même d’aviation, que de trop se dissiper à abuser de la vie.

Mais un jour cependant il me dit, me tendant un livre : mon pauvre enfant, les beaux rêves sont finis, lis leur condamnation ; et il me remit l’Année scientifique de L. Figuier qui venait de paraître. Voici en substance ce que j’y lus :

«L’illustre Lalande, dans le Journal des Savants, ' année..., démontre qu’il ne faut pas moins de 127 mètres carrés de surface pour supporter un homme. »

Je courus à la bibliothèque de Lyon, et j’y trouvai ce passage tel quel : c’était exactement copié.

Je fus littéralement écrasé moralement. Ce fut un effondrement de mon intellect. Je me soumettais devant cet incomparable génie des mathématiques, et ne songeai pas un instant à me défendre.

Je n’avais que vingt ans !

(Au fond, cette terreur était bien irréfléchie. Lalande parlait d’une chose dont il ne connaissait pas les premiers éléments. Il était bien loin d’être un aviateur. C’est exactement comme s’il avait causé dessin, musique ou couture. Au lieu de rire et de me demander de quoi il se mêlait, je m’affolai comme un enfant que j’étais).

Je fus long à me remettre.

Un mois se passa ainsi, sans pouvoir penser, mais sans cependant pouvoir oublier ce beau rêve.

Un jour, me trouvant en face de mon grand aigle, je fis la réflexion suivante : Comment s’arange-t-il ce gros oiseau pour avoir une surface de 127 mq ?

Ce ne fut pas long. Je le pris, l’hypnotisai, le pesai à bout de bras ; je vis qu’il pesait environ 5 kilog. Alors entrevoyant une immense bêtise, je fis le dessin de son ombre, avec une précision rigoureuse, et établis sa surface, qui était d’environ un mètre carré.

Le nuage était dissipé. J’y revoyais après cette longue nuit d’un mois. Je comprenais que moi et mon oiseau avions raison du grand mathématicien ; mais telle est l’impression causée par la prépotence d’un grand nom, que je refis plusieurs fois mes calculs.

Enfin, muni de mon aigle, et de ma grande feuille de papier, je redescendis près de mon père.

Je le priai de peser mon oiseau. Il trouva cinq kilog. et quelques grammes. Puis je le priai encore de revoir mes calculs, ce qu’il fit, mais plusieurs fois comme moi, ne pouvant admettre. une pareille erreur. Enfin il me congédia avec ces mots : c’est bien curieux.

C’était effectivement bien curieux : une bêtise à la 127ᵉ puissance !

J’avais vaincu. Mais que me serait-il arrivé si mon aigle, en s’étirant, ne m’avait montré ses grandes ailes toutes déployées, qui, malgré leur ampleur, était infiniment loin de compte comme surface. Il est probable que j’aurais abandonné l’étude de ce problème, et que le vol à la voile serait encore là-haut.


  1. La Société Française de Navigation aérienne.