Le vol sans battement/Le vol ramé

Édition Aérienne (p. 280-286).

LE VOL RAMÉ


Ce genre de vol n’entre pas dans le programme de cette étude, c’est même absolument l’antithèse du vol que je prêche, mais cependant, comme il se lie par beaucoup de points au vol à la voile, je crois devoir en dire quelques mots qui seront probablement utiles à ceux qui voudront attaquer l’aviation par ce côté... que je crois inabordable.

Aviateurs, rameurs, persuadez-vous bien que : tout rameur est un voilier ! Témoin ces deux types excessifs du battement le moineau et la caille.

Pour vous édifier, regardez ces deux oiseaux dans l’instant où ils ont à observer, au vol.

Le moineau approchant du point où il se dirige arrête les battements de ses ailes, étudie, en planant un instant, son abordage. La caille, à fin de course, voulant tomber dans l’herbe ou dans le blé, glisse pendant quelques métrés, cherche le point propice à son atterrissage et ne refrappe l’air que pour détruire son élancé ; cas dans lequel le grand vautour lui-même est souvent quelques instants rameur.

Donc, le moineau plane, la caille plane, le canard lui-même, qui est si lourd, toutes les fois qu’il aborde l’eau, le fait en planant.

Tout appareil rameur doit donc pouvoir planer ! Que la sustentation soit obtenue par le glissement ou le battement, il faut à l’appareil les mêmes organes d’équilibre ; par conséquent, si on veut produire un rameur qui puisse aller autrement qu’au hasard, il faut le construire de la même manière qu’un voilier bien établi ; la seule différence résidera dans la petitesse de la surface qui réclame le battement.

De la question battement et propulseur je ne parlerai que peu. J’en ai causé dans l’Empire de l’Air quand j’ai essayé de rendre l’aéroplane capable de produire quelques coups d’ailes. Je me rends compte du peu de succès que j’ai eu, ayant à l’article Aéroplane traité de ce point difficile [1]. Cependant, comme je ne demandais que quelques efforts, il est à étudier par la pratique ce que vaut cette idée, qui a été, de ma part, plutôt instructive que raisonnée.

Il est de fait que, même dans ces deux cas, les battements ne sont pas obligatoires. Les difficultés du départ et de l’abordage peuvent être esquivées même par l’aéroplane fixe : ainsi le départ par le vent faible peut être produit par la chute, et, par le vent actif, nous avons vu qu’un simple déplacement du centre de gravité le produit. L’abordage sur terre, par le calme absolu, peut se produire sans choc sérieux, même avec 7.500 grammes de charge par mètre carré, en s’y prenant adroitement. Ainsi rien n’est simple comme de s’adresser à un terrain en pente et de le remonter jusqu’à extinction complète de vitesse.

Ce n’est assurément pas l’appareil des rêves de la plupart que je présente là. Les manœuvres que nous envisageons doivent sembler bien incomplètes, c’est vrai ; seulement, elles sont suffisantes pour produire le vol de parcours simple, qui est le seul objectif que nous puissions avoir pour le moment.

Revenons au battement.

Qui a produit le battement ? Pourquoi certains oiseaux ne battent-ils pas des ailes et pourquoi la plupart d’entre eux s’escriment-ils à s’enlever et à se propulser ?

Il n’y a qu’à réfléchir une seconde pour voir la réponse précise à donner. L’oiseau frappe l’air pour deux raisons : d’abord parce qu’il est trop faible de masse, trop petit pour pouvoir planer ; puis, même quand il le peut, pour aller plus vite qu’il n’irait par le planement.

Donc, tout rameur est d’autant plus rameur qu’il est plus petit de masse, et le voilier produit d’autant plus facilement le planement qu’il est plus lourd.

Que serons-nous, l’homme volateur ? Serons-nous léger ou lourd ? Bien lourd assurément ! Donc nous sommes, par le fait de notre énorme masse, rangés malgré nous dans les voiliers à outrance. Que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, c’est comme cela. Vouloir ramer quand on pèse 100 kilog., c’est vouloir mettre la pyramide sur sa pointe ; c’est chercher l’impossible probablement et, à coup sûr, attaquer le problème par son côté le plus difficile.

Une des causes qui font que j’écris ce chapitre, c’est d’avoir conscience que l’aviateur rameur exagère dans ce genre de vol l’importance de l’acte de soutènement.

Le rameur, surtout le très petit moineau, mésange, rossignol, est assurément au départ un rameur exact, c’est-à-dire qu’il s’enlève à bout de bras, et cela sans aucun subterfuge. Il ne compte, dans ce cas, sur aucune action de glissement. Pour lui, l’air est toujours considéré comme étant au repos parfait ; mais, dès que son élancé atteint quatre ou cinq mètres de vitesse, le vol, chez lui, change. Il est toujours rameur, ou du moins il semble l’être, mais ces coups d’ailes ne sont plus donnés pour le soutenir : c’est absolument inutile : l’air porte déjà.

Cependant il continue de battre.

Il bat, parce qu’il est ardent, parce qu’il veut aller vite, parce que, s’il allait comme l’attraction seule peut le mouvoir, il irait comme le moineau quand il plane, c’est-à-dire avec une lenteur déplorable. Voyez-vous une hirondelle planant ! Elle se sert cependant quelques fois de la voile, mais, pour elle, que faire de ce vol ? Tous les insectes lui échapperaient et elle mourrait de faim. Au lieu de cela, comme il faut vivre, comme il faut atteindre l’insecte qui fuit avec rapidité, elle se pousse en avant au moyen de ses deux ailes qui sont de formidables organes de propulsion. Ces seize canons de rémiges sont seize ressorts puissants actionnés par la moitié de la masse de son être : ses pectoraux ; et le résultat est une accélération de vitesse telle que la mouche ou le papillon sont surpris en plein acte de vol. Elle vole plus vite qu’eux ! Là est le but de l’organe, la nécessité du vol ramé, ou pour dire infiniment plus juste, du vol propulsé.

Et tous les rameurs en sont là ou presque tous. Exceptez-en les marouettes, râles, gallinacés, tous les autres, et c’est la grande masse, ne rament que pour se propulser.

Le guêpier nous démontre clairement le pourquoi de cet acte. Il plane ordinairement, et dans la perfection, malgré qu’il ne soit qu’une grosse hirondelle ; tant qu’il n’a qu’à étudier, il glisse élégamment comme un oiseau de proie ; mais, qu’il aperçoive une proie à quelque distance, c’est à grands coups d’ailes qu’il se précipite sur elle et l’atteint, car la vitesse qu’il vient de se procurer rend la fuite de l’insecte impossible.

Plus le rameur devient lourd, plus devient visible et facile à étudier, parce qu’il est gros, la prépondérance de l’en-avant sur le soutènement. Les faucons réussissent, au moyen de ces coups de ressorts, à se procurer une vitesse énorme, qu’on peut estimer par le calme à au moins cinquante mètres à la seconde.

Voilà ce que vous voulez imiter, aviateurs rameurs. Les ailes ne vous réussissent pas : toute substance est trop lourde et pas assez élastique. Alors la pensée s’est reportée sur l’hélice. Allons de suite à ce qu’on a fait de mieux dans ce genre, l’hélice du ballon dirigeable de l’Etat[2]. Quelle vitesse équilibre-t-elle ? A quelle rapidité de vent peut-elle suffire ? Peut-elle agir utilement dans tout courant d’air, quelque rapide qu’il soit ?

Il semble sensé de penser que, pour être utile, il faut qu’elle commence par dévider cette vitesse avant de pouvoir produire autre chose qu’un retard ; c’est donc très souvent avec 20 mètres qu’il faut tourner avant d’entrer en action. L’hélice telle qu’on la construit me semble bonne pour les vitesses faibles, mais pour atteindre les grandes rapidités, elle doit être faite différemment, moins naïvement que je les ai vu établies. Il faut l’hélice rationnelle et rien de moins. Mais ce serait sortir du sujet, passons et revenons-y.

L’acte de sustentation est donc chez le rameur infiniment plus minime qu’on ne l’envisage généralement, il se borne au départ, à la projection en avant qui est tout. Regardez l’hirondelle, elle se pousse toujours en avant, tout aussi bien quand elle descend que quand elle monte. Elle se fait tomber avec infiniment plus de rapidité que la gravité ne pourrait la solliciter.

C’est le véritable aéroplane à moteur, l’ascension, les crochets sont produits par la direction dans laquelle elle lance son individu. Voyez le pigeon voyageur regagnant son nid ; un simple regard suffit pour saisir que se porter pour lui n’est rien et que l’essentiel est d’aller rondement. Au moyen de cette vitesse il fait des écarts sur l’horizontale de 25 mètres sans donner un coup d’ailes de plus. C’est donc la vitesse qu’il cultive et sur laquelle il compte pour suffire à toutes les difficultés qui pourraient se présenter sur son parcours.

Cette grande vélocité est, au reste, un acte de l’oiseau possédant tous ses dons. Le rameur qui ose aller vite est certainement un oiseau sauvage. Comparez, dans Paris, l’allure du pigeon domestique à celle de la grosse colombe. Dans l’un, nous voyons un maladroit qui a peur de se lancer, qui se retient constamment, qui a peur de choir ou de se heurter à quelque chose, l’être qui, en un mot, ne possède pas ses facultés ; dans l’autre, au contraire, tout mouvement est précis, la poussée est d’une énergie franche, l’abordage est correct. On voit qu’il sait où il va.

Au point de vue de la mécanique de l’aviation, le battement de sustentation peut être supprimé : la poussée en avant est tout. Trouvez un propulseur quelconque capable d’imprimer à une masse de 80 à 100 kilogrammes une rapidité de translation de 25 mètres seulement et le problème sera résolu, et, ce qu’il y a de curieux, sans battement. Ce sera alors le ramener sans battement !

Effectivement, à cette vitesse, même par le calme, le mètre carré, porte 10 kilogrammes avec la plus grande facilité ; non seulement il les porte, mais il peut les ascensionner par le seul fait de la direction.

Si nous augmentons la puissance de projection nous arrivons à l’ascension pure et simple, ce qui est bien autre chose que le parcours.

Il s’agit seulement de trouver ce propulseur puissant et à effet continu. J’avoue n’avoir rien entrevu. L’hélice les fusées, etc., etc., ne peuvent avoir que quelques instants cette force. Peut-être l’avenir nous procurerat-il ce moteur ; mais, assurément, rien de ce qui est connu actuellement en mécanique ne peut suffire.

Si ce moteur était trouvé, ce serait la résolution complète du problème de l’aviation : un petit aéroplane, parfaitement dirigeable, bien poussé et tout serait dit. On aurait même ce que les voiliers n’ont pas, la grande rapidité de translation.

Mais il faut le trouver ce propulseur ! tout se borne là.

Quand on l’aura, on n’aura plus à songer à la résistance des matériaux ; le battement, ce terrible pliement qui détraque tout, sera éliminé. On aura remplacé la rame par le glissement. L’objectif aura changé ; au lieu d’imiter la poule ou le râle qui traînent péniblement dans l’air leur misérable individu, on envisagera la gracieuse hirondelle, coquette, vive, active et surtout rapide, et qui est, assurément, plus facile à imiter que tous ces percheurs qui ont trop longtemps servi de modèle aux aviateurs rameurs.

Là, est certainement la vraie voie à suivre pour arriver à l’aviation si, pour une cause ou pour une autre, on ne veut pas se servir du vol à la voile.


  1. Voir plus haut p. 232 et suiv. au chapitre : le Gouvernail vertical. Voir également plus loin, p. 290 et suiv. au chapitre : Aéroplane fixe.
  2. Le ballon « La France », des capitaines Charles Renard et Krebs qui avait fait le premier parcours en circuit fermé le 9 août 1884