Le vol sans battement/Garde-bœuf

Édition Aérienne (p. 172-175).

GARDE-BŒUF
(Buphus)


Le vol de cet oiseau est tout ce qu’il y a de plus élémentaire. Son poids est minime comparé à sa surface, aussi se meut-il lentement, et même, sitôt que le vent est un peu fort, n’avance-t-il qu’avec la plus grande difficulté. Pourquoi a-t-il cette construction particulière ? Ses jambes sont cependant vigoureuses et ne sont pas aussi longues qu’elles le sont généralement dans la famille des hérons. Il est cependant probable qu’il y a une raison autre qu’un phénomène d’atavisme, et que tout est pour le mieux dans sa conformation. Cependant il ne faudrait jurer de rien. Il est certain que l’atavisme est dans la création une force qui s’oppose constamment aux perfectionnements nécessités par les besoins ; c’est en résumé le frein de la loi du progrès.

Cet animal est assez rare en Europe. La première fois qu’il me fut donné de voir cet oiseau, ce fut dans le fond de la Mitidja. Nous étions en face d’un grand troupeau de bœufs, et sur ces animaux étaient perchés de gros oiseaux blancs comme la neige ; le bétail semblait bien les connaître, car il ne s’ocupait pas plus d’eux que des étourneaux qui voltigeaient par milliers entre leurs jambes.

En Algérie, le garde-bœuf est rare, surtout près de la côte. Pour le voir chez lui, il faut l’étudier en Egypte ; là est sa vraie station d’hiver. Il y vient depuis Ménès, et de cette époque date un traité passé entre lui et ce pharaon : je ne me souviens plus à quel propos la légende raconte ce fait, mais il y a à ce sujet une histoire dans laquelle le héros est un héron blanc. Tant est que fellah et garde-bœuf sont, depuis cette époque, une paire d’amis.

On est étonné de la bonne familiarité, de la confiance placide de cet oiseau. La corneille est certainement peu timide, mais ses yeux pleins de malice indiquent qu’elle se fie bien plus à sa jugeotte qu’à la bonté de l’homme ; pour notre petit héron, c’est différent, c’est la confiance simple et naïve qui le pousse à vous attendre à dix mètres. Cette mesure de longueur est à l’usage de l’Européen, habillé de noir, qui est méchant, cruel, qui tue les charmants oiseaux de la nature pour satisfaire un simple caprice, mais pour l’homme à la chemise bleue, la mesure est bien plus courte : elle se restreint presque jusqu’au contact exact. Aussi voit-on souvent le fellah, qui arrose son blé ou son bersime, être entouré de ces oiseaux qui se promènent gravement en rond autour de lui. L’homme des champs aime ce compagnon silencieux, qui est comme lui ordinairement les pieds dans l’eau ! il se distrait à le regarder chasser les vers que sa pioche ou sa charrue retournent au jour.

Nous n’avons pas su nous autres, gens du Nord, inspirer cette confiance, surtout nous Français, avec nos mœurs brouillonnes ; nous avons réussi à être craints de tout ce qui a plumes. Quel oiseau libre ose venir avec nous ? La cigogne nous a fuis. La corneille se gare de nous comme de la peste ; les merles ont peur d’être dénichés. Le coucou, malgré qu’il n’ait pas cette crainte, préfère cependant les grands bois de la Germanie où il se sent mieux chez lui. Il n’y a que ce polisson de moineau, aussi remuant que nous, qui puisse s’accommoder de notre voisinage. On prétend cependant qu’il y a des vols de garde-bœuf dans la plaine de la Crau ; mais, en y réfléchissant un peu, on voit qu’ils abordent notre sol sur les points inhabités.

En Egypte, ce n’est pas la solitude qui l’attire, car la campagne nilotique est trois fois plus peuplée que la campagne française : c’est la mansuétude de ses habitants qui le décide à hiverner sur ce point. Les hommes ne lui veulent que du bien, les enfants eux-mêmes ne s’occupent guère plus d’eux que des poulets du village.

Je les ai vus cependant une fois s’amuser à les prendre.

Le moyen employé est aussi primitif que le sont les chasseurs et le gibier. En fait de fusil, ces gamins avaient une ficelle de cinq ou six mètres. Ils prirent un des petits crapauds qui grouillent dans ces terres noyées, l’attachèrent par le milieu du ventre et le jetèrent au loin. Les hérons blancs luttèrent de vitesse pour s’en emparer, et le plus habile l’engloutit avec la ficelle.

Cela ne passait pas facilement, mais enfin, à force de tours de cou, le crapaud arriva à l’estomac.

C’est ce qu’on attendait ! Hélas, le pauvre oiseau eut beau dire par ses regards que c’était violer la foi des traités ; il eut beau essayer de briser la corde en s’envolant, il fallut se résoudre à être remorqué jusqu’à ces diables de gamins, à être pris, et même à rendre gorge, car ils retirèrent sans vergogne le batracien.

Il resservit pour en prendre un second, et voire même un troisième, jusqu’à ce qu’enfin (ils les prenaient pour moi), après les avoir bien vus, bien contemplés, mesurés, vérifiés, dessus, dessous, sous les ailes, je n’eus rien autre de mieux à faire que de leur rendre la liberté.

Ce que c’est que le pouvoir de l’habitude ! Ils furent se poser furieux, mais pas effrayés du tout, tout simplement, avec le gros de la bande ; et le gros de la bande était à quinze pas. Dire que les gamins les reprirent sur l’heure serait peut-être s’avancer un peu, car ces oiseaux se ressemblent tellement qu’on ne peut préciser un individu ; cependant il n’y aurait rien d’impossible.

C’est la seule niche que j’aie vu leur être faite par les indigènes, encore faut-il convenir que c’étaient des enfants, et qu’ils avaient été incités par l’auteur, au moyen de la promesse de quelques piastres de bacchich.