Le vol sans battement/Cerf-volant
CERF-VOLANT
Le cerf-volant existe depuis que le monde est monde. Il semble venir de l’Extrême-Orient : Japon, Inde, Chine surtout. Ces peuples ont eu des loisirs quand les occidentaux en étaient encore à chasser le renne.
En Asie Mineure, il est encore pour la jeunesse une récréation bien plus prisée que chez nous. A Smyrne, ville qui croit être la patrie de ce jouet, il y a des forts à ce jeu. Au reste, on assure que c’est dans cette ville qu’un certain Archytras, contemporain du divin Platon, lança le premier cerf-volant. Il n’est donc pas étonnant que les jeunes y soient défendus par les adultes, qui ne dédaignent pas de prendre en main la ficelle, afin de capturer avec leur cerf-volant celui de la terrasse voisine.
De mars à fin mai, chaque jour de fête, il y a mille cerfs-volants au pied du Pagus.
Il y a deux camps, comme au temps d’Homère : l’Orient et l’Occident : les Grecs et les Turcs, et souvent la journée se termine par des batailles en règle.
Ces luttes ont des clauses précises qui sont exécutées de part et d’autre. On convient que le vainqueur gardera le cerf-volant du vaincu ou seulement le déshonorera en arrachant la queue. Puis viennent une foule d’autres conventions que je passe ; cependant relatons celle-ci entre autres réglant l’attaque :
La prise doit être opérée de dessous en dessus et jamais de dessus en dessous, cas qui est considéré comme un acte de félonie qualifié.
Gommer on le voit, c’est une lutte tout à fait sérieuse.
Ils ont une pratique de ce jouet dont on ne se doute pas en Occident. Chez nous, on se borne à faire voler le cerf-volant ; c’est donc à celui qui ira le plus haut, ou pour mieux dire celui qui aura le plus de ficelle et par conséquent le plus grand cerf-volant. En Orient c’est autre chose. La grandeur importe peu. Comme forme, ils ont à peu près la nôtre : c’est un arc tendu par une corde, le vulgaire cercle de tonneau aminci et emmanché sur un axe. Mais au lieu de viser à l’immobilité, ils visent au contraire au mouvement. Leur but est d’accrocher le cerf-volant du voisin et de le prendre en retirant rapidement la corde. Ordinairement ils sont perdus tous les deux ; ils vont tomber sur une terrasse inaccessible et y restent ; mais la victoire n’en est pas moins à celui qui a capturé le voisin.
Comment font-ils pour arriver à imprimer une direction précise autre que celle donnée par la direction du vent ? Ils y parviennent en donnant une série de secousses quand le cerf-volant se trouve avoir la pointe dirigée du côté du but vers lequel ils tendent. Là est le coup de main. C’est au reste, une manœuvre assez difficile à bien exécuter, et qu’on ne réussit pas du premier coup, mais avec de l’exercice et un bon outil, on arrive à produire des écarts sur la ligne du vent qu’on peut estimer à au moins vingt degrés.
Au moyen de ces secousses, ils parviennent à faire remonter leur cerf-volant bien au-dessus de la position que désigne la corde qui règle ce jouet. C’est donc une portion du ciel qu’ils peuvent parcourir, qui n’a pas moins de quarante degrés de diamètre. En frappant de droite à gauche, et de haut en bas, le cerf-volant se dirige à droite et vice versa. Pour le faire monter, ils retirent vivement la ficelle, et pour le faire descendre, pour voler bas, ils en lâchent beaucoup.
Ils sont arrivés à produire des faits intéressants dans cet ordre d’idées. Ainsi ils ont le cerf-volant chanteur — hurleur serait plus juste — qui est de forme carrée, et qui a, une lame vibrante en papier, montée sur les barres de la tète. D’autres fois, ils font monter excessivement haut sept ou huit de ces jouets attachés les uns après les autres à la même corde ; dans ce cas la difficulté est de trouver le point d’attache juste.
Ils ont trouvé l’immobilité en attachant la queue à une corde lâche dont les deux bouts sont fixés aux deux angles du bas d’un cerf-volant carré ; dans ce cas, le bas du carré et la ficelle forment les trois côtés d’un triangle isocèle. Ils ont encore d’autres dispositions pour entraver la mobilité de ce jouet : ainsi ils attachent une longue queue à l’autre angle, ce qui donne beaucoup de fixité à l’appareil.
Ils s’amusent en plaine à lui faire traîner une pierre, un petit chariot. En faisant monter en l’air un mouchoir plein de gravier, ils parviennent au moyen de secousses à le faire tomber chez les voisins.
Mais la plus curieuse de leurs créations dans ce genre est le Tcharpïn (polisson) : c’est un cerf-volant petit, excessivement mobile, et surtout bien conduit. Ils le lancent sans aide, comme une fronde, en trois mouvements. C’est avec ce jouet qu’ils décrochent les linges étendus aux fenêtres (il y en a souvent en Orient), attaquent même les passants, enfin font toutes ces farces de la rue qui leur ont valu une réputation dans toute l’Asie Mineure.
Le Tcharpïn n’a pas plus de vingt mètres de corde. Il demande une grande adresse. Dans la queue le glissement est bien plus parfait que dans le nôtre dont les barres de papier en travers produisent un traînement considérable ; chez le Tcharpïn elle retient très peu et fait seulement contre-poids. En somme, un cerf-volant de Smyrne, en bon « tricapeli » (papier qui a trois chapeaux pour marque), qui est bien mené, peut faire une foule de tours de force, entre autres celui-ci : tomber derrière celui qui le fait voler.
Comme on le voit, ils sont bien plus fort que nous. En Chine, c’est bien autre chose, ils ont maîtrisé absolument cet appareil.
Depuis quelques années les cerfs-volants à poches sont arrivés en France, et vous avez pu voir quelle foule de modèles différents ils produisent. Il y a nombre de ces petits jouets qui une fois réglés comme point d’attache produisent parfaitement l’immobilité.
Nous venons de voir ce que cet appareil mis entre bonnes mains peut produire avec une seule corde, voyons maintenant ce qu’il peut faier si on lui en met deux.
En remplaçant la corde unique par deux cordes attachées, l’une au sommet et l’autre au bas du cerf-volant, on obtient en tirant sur l’une ou sur l’autre une déviation du plan normal, et par conséquent tous les effets d’ascension et de descente qu’on désire ; cela se comprend sans qu’il soit nécessaire de s’étendre davantage sur ce point. En attachant aux deux extrémités de la barre transversale, on produit également en tirant légèrement l’une plus que l’autre un écart sur la direction normale du vent : cela aussi n’a pas besoin d’explication.
Cet écart varie suivant la rigidité du plan offert au vent. Il dépasse facilement 45° de chaque côté, soit un total de plus de 90°.
Pour exécuter facilement ce systèmes de deux cordes, il faut, pour éviter tout embrouillement de ficelle, mettre une troisième corde maîtresse, qui est la corde ordinaire sur laquelle sont fixées avec adresse les deux cordes minces de direction. J’y suis parvenu au moyen de simples boutons de caleçons à cinq trous en corne, retenus entre deux nœuds tous les cinq mètres environ. La forte corde maîtresse passait dans le trou du milieu, légèrement agrandi, et dans deux autres trous opposés l’un à l’autre passaient les deux cordes directrices, qui étaient des cordonnets de soie très résistants.
On lance donc l’appareil comme s’il n’avait qu’une corde, et quand il est en pleine action, on tend les deux cordonnets de direction qu’on a eu le soin de tenir un peu lâches. En tirant sur l’un ou sur l’autre, on fait présenter au cerf-volant sa surface sous un angle qui n’est pas normal à la course du vent ; il y a donc aussitôt déplacement de l’appareil.
A quatre cordes, c’est le même effet, mais doublé. On a donc direction verticale et horizontale de la surface offerte au vent.
Mais à trois cordes l’action, quoique se simplifiant, se complique comme adresse à dépenser ; le cerf-volant devient plus perfectible comme effets possibles.
Il faut toujours pour le lancer une corde maîtresse ; cependant je suis arrivé à m’en passer.
J’ai utilisé dans ma jeunesse cet appareil pour chasser un oiseau bien difficile à approcher.
Il y avait en Algérie à portée de ma lunette un terrain marécageux qui avait au reste la configuration de tous les marais pâturés, mais comme ce cas est très rare en France, je le décris :
Ce sol tourbeux sous l’action des pluies d’hiver se détrempait outre mesure. Quand le bétail y passait, les pas faisaient des ornières régulières, c’étaient des chemins de boue très liquides, vieux comme le monde, laissant entre eux de larges mottes ayant le niveau ordinaire de la prairie et sur le sommet desquelles croissait l’herbe. Ces chemins étaient un paradis pour les bécassines et les oiseaux d’eau.
En été, quand le marais était asséché, le sol était transformé en glaise dure comme la pierre ; la configuration du terrain était immobilisée par ce durcissement. C’étaient donc des chemins creux de trente centimètres de profondeur, larges de vingt, souvent couverts par les herbes qui croissaient en abondance sur le sommet de ces mottes régulières.
A cette époque de l’année arrivait l’outarde canepétière, magnifique gallinacé de la grosseur d’une petite femelle de dinde. C’est un des plus beaux coups de fusil qu’on puisse faire, vu la beauté de l’oiseau et la succulence de sa chair. Je les voyais de mon observatoire à la lunette, se dissimulant dans ces passages creux : les têtes seules étaient visibles ; elles étaient là bien cachées de leurs deux ennemis : les aigles et les hommes. Dès qu’un aigle apparaissait au loin, il était signalé ; la bande se tapissait dans les endroits couverts et le rapace, ne voyant rien, continuait sa route.
Pendant deux étés j’essayai au moins cent fois de leur donner la chasse, mais ces oiseaux sont d’une défiance telle qu’à deux cents mètres la compagnie prenait le vol avec ce bruit extraordinaire qui stupéfie le chasseur le plus endurci. Les Arabes, pour dépeindre le vacarme que fait cette outarde en s’envolant, l’ont tout simplement nommée le tonnerre (el raad).
Tant est-il que je n’en tuais jamais.
Si je n’avais rencontré par hasard quelques individus isolés qui se laissèrent surprendre, j’aurais abandonné cette chasse à cause de sa difficulté, mais c’était un si bel oiseau ! et, surtout, si bon cuit à la broche que je m’ingéniais à pouvoir l’approcher.
L’idée me vint d’utiliser le cerf-volant ; voici comme je m’y suis pris :
Je construisis une carcasse d’oiseau les ailes étendues en osier et roseaux de quatre mètres d’envergure. Cela simulait tout à fait un gros aigle. Il fut recouvert de papier sur lequel je peignis l’oiseau avec toutes ses plumes.
Ce cerf-volant d’un nouveau genre avait trois cordes, une à la naissance de la queue et les deux autres attachées aux jointures des ailes. Ces trois cordes étaient à l’autre bout fixées au trois branches d’un trépied. Je décris cet appareil, malgré sa rusticité, pour faire comprendre le principe qui permettait de reproduire les évolutions de l’oiseau qui plane.
Il est admis qu’à la campagne on fait comme on peut. J’avais donc jeté mon dévolu sur un guéridon de jardin à trois pieds qui était assez léger. La colonne qui supportait la table fut sciée au ras du moyeu dans lequel s’encastrent les pieds, et elle-même fut coupée quarante centimètres plus haut. Le moyeu fut troué bien au milieu, et fut transversé par une forte vis de quinze centimètres de longueur, qui elle-même fut vissée dans ce tronçon de colonne. Le trou du trépied était légèrement plus grand que la vis ; il tournait donc librement sur cette âme, vu surtout qu’il était parfaitement graissé. En tenant à deux mains ce tronçon de colonne, il était facile de figurer le plan utile à la présentation au vent du cerf-volant, plan qui se reproduisait sur l’aigle en papier par la tension des cordes.
Pour me servir de cet engin, je faisais transporter le cerf-volant au sommet de la maison, j’étendais les cordes, je prenais en main le trépied et, sans corde maîtresse, après avoir bien égalisé mes trois ficelles comme longueur, je mettais l’appareil au vol.
Comme la brise en été est toujours active, je n’avais pas besoin de bouger de place ; on le lâchait seulement et il s’élevait. Dès l’instant de son départ, il essayait de tournoyer. J’entravais ce mouvement en lui faisant présenter un plan qui décidait le mouvement contraire. Il montait ainsi à peu près directement en l’air, la tête en avant, en serpentant à chaque correction, jusqu’à environ cent mètres, hauteur maximum que la longueur des cordes lui permettait d’atteindre. Alors, le tenant aussi immobile que possible comme écart de mouvement, je me dirigeais vers le point de chasse, et je finissais par l’amener au dessus du marais. Là j’entrais le tronçon de colonne dans un trou fait d’avance à un pilier de bois planté dans le sol. La direction de ce trou, foré à une inclinaison de 55 degrés faisait reproduire ce plan au trépied et par conséquent au cerf-volant. J’abandonnais alors l’appareil à lui-même, et il se mettait à tourner à son aise comme un énorme oiseau qui plane. Le trépied sollicité par les cordes tournait à peu près comme lui sur son tourillon très mobile, ce qui permettait aux trois cordes de rester à peu près dans leurs positions respectives. Alors je prenais mon fusil, mon chien m’indiquait le gibier, et je parvenais, sous l’action de la terreur inspirée par ce gros aigle en papier, à approcher les outardes à dix mètres.