Le village/LE RÂTEAU MAGIQUE

Edouard Garand (p. 6-8).

LE RÂTEAU MAGIQUE



Le père Lauzon réparait un harnais ce matin-là, accroupi dans l’entrée de sa grange, quand il arriva qu’il fit tout à coup un petit soleil allègre.

— Ça serait-il que le temps deviendrait bon pour le chevreuil ? se demanda le père Lauzon en levant un œil interrogateur vers le ciel.

Peu après, le vent s’éleva, bousculant les arbres sur le bord de la route, et toutes les girouettes du village se décidèrent avec ensemble pour l’ouest.

Le père Lauzon, exprimant alors par un profond soupir le regret de n’être pas au bois où ce qu’il y a toujours gros de gibier, le matin, quand personne pense d’y aller, constata, bien convaincu cette fois.

— Eh oui, c’est ben ça. Un vrai beau temps à chevreuil.

Et, ayant réveillé le chasseur qui sommeillait en lui comme un chien dans une niche, le père Lauzon, que son harnais ne pouvait absorber davantage, se prit à écouter, au fond de son être, japper ses vieux souvenirs de randonnées.

L’automne dernier, il avait abattu deux beaux chevreuils d’une seule balle. On n’avait pas voulu le croire au village ; même qu’on lui faisait l’affront, depuis, de l’appeler Lauzon-la-balle. Le père Lauzon avait un passé riche en coups de fusil merveilleux et tous ces gens étaient des jaloux.

— C’est pareil, se dit-il, comme si je les avais eusse embrochés….

Et s’excitant de plus en plus :

— Six chevreuils alignés dans un même rang et le père Lauzon tuera six chevreuils d’un même coup. On ne l’appelle pas quand même la-balle pour rien, le père Lauzon.

Mais entre toutes ces émotions, l’homme préférait celle que provoquait la course au gibier blessé, couteau en main.

— Quand on les saigne, ça se plaint comme un petit enfant. On dirait, ma foi, que ça vous supplie.

Puis, au comble de l’enthousiasme, comme pour bien signifier qu’un bon chasseur doit rester inébranlable devant la supplication, le père Lauzon qui s’apprêtait à couper une lanière, planta, d’un grand coup de bras, son couteau jusqu’au manche dans un interstice du plancher de la grange.

— Ah, maudit, si j’en tenais un… grogna-t-il.

C’était un matin où tout pouvait arriver, le père Lauzon qui en était là dans ses pensées, dut lâcher subitement son couteau.

Comme s’il lui eût suffi de désirer ardemment, un chevreuil venait d’apparaître, immobile dans le morceau de paysage qu’offrait la porte de la grange, le naseau tendu à la brise, et seulement à une portée de fusil.

Le père Lauzon eut un arrêt de tout son sang dans ses veines, et son cœur se remit à battre, effroyablement.

— Mon fusil, gémit-il.

Il n’eut qu’à étendre le bras pour se saisir d’un râteau accroché, par les dents, à un clou.

— Maudit, maudit, maudit, pleurait presque l’homme, en épaulant le râteau, si, sans seulement, c’était mon fusil.

Et le père Lauzon, tout en couchant en joue, se prit à penser fortement, plus fortement encore cette fois que s’il eût été en possession de son arme, jouant ainsi avec l’illusion.

— C’est dans la tête que j’y fourrais ça… Non, il est un peu trop tourné ; j’pourrais rien que lui toucher la base des cornes…

Le râteau oscilla à gauche.

— Pas le milieu du corps, parce qu’il a plus de sang que j’ai de jambes… Un chevreuil court jusqu’au bout de son sang.

Le manche à cet instant devint fixe.

— Au cœur, sous la patte gauche… râla le chasseur.

Alors, tendu de tout son être, l’illusion étant cette fois plus forte que lui, le père Lauzon n’en pouvant plus, un doigt crispé sur une dent du râteau, gonfla d’un seul coup ses poumons et lança à pleine gueule un PAN formidable.

C’était un matin où tout pouvait arriver : le chevreuil, tombant sur les genoux, s’écroula sans un soubresaut.

Pour la seconde fois, l’homme éprouva la secousse violente de tout son sang dans ses veines. Il sentit aussi qu’il bondissait et que le plancher de la grange vibrait sous son galop vers la porte. Dehors, l’air entr’ouvrit sa chemise et il eut froid aux aisselles, le couteau devait être dans sa main droite.

Il sentit tout cela ; mais en réalité le père Lauzon n’avait pas bougé après le coup de sang ; son cœur n’en finissant plus de ne pas se remettre à battre.

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Et c’est ainsi que mourut le père Lauzon, cardiaque avancé que le médecin du village avait condamné depuis longtemps.

Son cadavre fut trouvé, affalé dans l’entrée de la grange, un râteau en main, par le voisin Belliveau qui venait d’abattre, quelques minutes auparavant, le plus beau chevreuil qu’on n’avait encore jamais vu s’aventurer si près d’une ferme.