Edouard Garand (p. 9-14).

LA NOROUÂ



Dans la cuisine, où la famille veillait, le poêle à deux fourneaux ronflait garni de grosses bûches. Dehors, le norouâ qui soufflait, depuis deux jours, s’engouffrant par une des portes mal fermée de la grange ; et Pit Godboult avait assuré, en entrant, que le thermomètre du bureau de poste marquait plus de quarante degrés.

— Quarante degrés ! avait répondu le père Ménard, en approchant davantage sa chaise du feu, c’est pas des farces, ça mes enfants.

Tous les soirs d’hiver la famille se réunissait ainsi au chaud dans la cuisine, où il était rare qu’on ne recevait pas quelques veilleux. Les nouvelles qu’ils apportaient étaient écoutées avidement et commentées, ensuite, avec lenteur, pour les faire durer plus longtemps, car il faut bien qu’on ait de quoi s’entretenir pour faire passer toute une soirée.¸

Codère, le plus assidu, car il venait pour le bon motif, s’asseyant à l’écart avec Èva, ce qui faisait infailliblement dire, à la mère Ménard qui passait pour avoir de l’esprit, que les amoureux n’ont pas besoin de la chaleur du poêle.

Mais ce soir-là, vers neuf heures, après que les enfants furent couchés, contrairement à l’habitude, la conversation, toujours si animée, tomba peu à peu, comme d’échelons en échelons, jusqu’à ce qu’on n’eût plus rien à se dire, tous les yeux fixés à terre. Les silences, de plus en plus prolongés, qu’emplissaient les pétillements du poêle et le vacarme sourd du vent, avaient un léger caractère d’angoisse.

— Quarante degrés, reprit le père Ménard, puis le vent qui ne tombe pas !…

— On est pourtant dans la pleine lune, releva quelqu’un.

La grosse lampe à pétrole faisait se tasser les ombres, dans les coins de la pièce ; et l’œil ardent de la porte du fourneau illuminait le dessous de la table, d’une lueur d’incendie.

Le père Ménard rompit encore le silence.

— Mets de l’eau dans le canard, sa mère, il se vide. La femme cette fois, remplit la bouilloire, jusqu’au faîte.

— Chauffe pas trop, son père, tu sais que la cheminée est sale ! Avec un vent de même…

À la façon dont l’homme prononça : — J’aime mieux mourir par le feu que par le froid, — l’assemblée comprit que le père allait raconter quelque chose : et chacun approcha, plus près de lui, sa chaise.

On bourra de nouveau les pipes, et les premières bouffées de fumée créèrent, instantanément l’atmosphère nécessaire au récit. C’est ainsi que l’auditoire a coutume de marquer son grand désir d’écouter. La voix du conteur, alors, monta lente et pleine ; et le père Ménard parla les yeux fixes, en homme qui ne cherche pas, par tous les coins de la pièce, où trouver ses mots.

« Vous n’avez pas connu, vous autres, Kenoche, le quêteux. Vous êtes trop jeunes. Il restait, à quatre arpents d’icitte, où Péloquin a bâti, aujourd’hui, son moulin.

Il faut croire, qu’il ne s’était pas arrangé, avec les autres quêteux de Sainte Julienne, et qu’il n’aimait pas leur compagnie, pour être venu rester avec sa femme et son petit enfant. Toujours est-il, que Péloquin lui avait loué, pour presque rien en toute, une vieille maison qu’on a démolie depuis.

Kenoche avait donc commencé par tirer du village tout ce qu’il put, pour ensuite, pousser plus loin, chez les voisins, sa randonnée de quêteux.

Il ne pouvait pas compter sur le village pour le faire vivre bien longtemps. Entre gens, d’un même village, on s’entr’aide, mais on ne se fait pas la charité. Et Kenoche, lui, n’était pas autre chose qu’un quêteux et qui ne savait faire que ça. Et puis, vous le savez bien, on aime toujours ça quand un quêteux vient de loin ; c’est plein d’intérêt quand on le fait jaser.

Toujours est-il, il partait de bonne heure, tous les printemps, avec sa femme et son petit enfant, dans une grosse waguine. Ça n’allait pas du train des chars je vous l’assure ; son vieux cheval ne pouvant pas trotter, rapport qu’il avait les pattes de devant trop raides. Je crois même qu’on avait le lui vendre bon marché, justement parce que c’était un cheval qui ne trottait pas, par conséquent, rien que bon pour un quêteux comme lui. Mais la belle saison permettait toujours, à Kenoche, de faire sa tournée au pas, et de revenir s’enfermer, pour l’hiver, dans sa maison juste à la première bordée de neige de la Sainte Catherine.

En tout cas, voici ce qui est arrivé. On a tous su l’affaire plus tard ; et si le quêteux ne l’avait pas racontée lui-même, on n’aurait, ma foi, jamais pu rien comprendre, tant c’est incroyable.

Un bon jour, du mois de janvier, rapport que la dernière tournée avait être mauvaise, Kenoche s’est aperçu qu’il n’avait pas de quoi vivre encore deux semaines. Mon dou, il aurait aller trouver monsieur le curé ou monsieur le maire, puis leur expliquer son affaire. Mais, vous savez bien, ce que c’est qu’un quêteux. Quand on dit, orgueilleux comme un quêteux, hein ? Il était donc trop fier. Puis, cet homme, pouvait-il en réalité, prévoir ce qui devait lui arriver. Non, en toute ! Ça mes enfants, ça ne se pouvait pas.

Ici le père Ménard se tut, pour bourrer sa pipe et tirer une touche. Tout le monde en fit autant, vivement intéressé et les dimensions de la cuisine se perdirent dans ce regain de fumée.

Dehors, le vent hurlait toujours.

Après avoir poussé une nouvelle bûche dans le poêle, le père Ménard continua.

« Eh bien, qu’est-ce qui restait à faire, à un fou comme lui, dans ces conditions-là ? Pouvait-il consentir à mourir de faim comme un chien. Ça non, les enfants, un quêteux ne meurt jamais de faim ! C’est bon pour les braves gens.

Vous le devinez, hein ? C’est bien ça. Vous le voyez d’icitte, là, un bon matin, atteler sa pécouille, fermer la porte de sa maison comme il le faisait au printemps, et partir tout seul, pour aller quêter dans une petite tournée.

Sa femme, puis son enfant ? Sans avertir personne, il les a laissés seuls. Il n’était pas inquiet, le chrétien ; n’allait-il pas revenir, dans une semaine ? Sa femme avait, à la maison, juste de quoi pour l’attendre. Une semaine, c’est pas beaucoup, pour ramasser ce qu’il faut pour vivre en paix, en attendant le printemps. Mais, il comptait bien sur la pitié des autres villages. D’ailleurs, il était bien certain de ne pas avoir de concurrence. Pensez donc, un quêteux qui cogne chez vous, en plein janvier !

C’était plein de bon sens, tout ça, mais là, ousqu’il devenait un criminel de serpent, c’est que sa femme était malade, puis qu’il le savait. Ah, le bondieu d’homme !

Et le voilà donc parti.

Au bout de cinq jours, il s’est mis à tomber une bordée de neige, mes enfants, vous m’entendez, une neige qui était une vraie punition du Bon Dieu.

Je me rappelle encore, qu’au premier matin, chez mon vieux père, qu’on ne put pas arriver, en toute, à ouvrir la porte de la cuisine, puis qu’on a été obligé de passer, par une fenêtre de deuxième, pour pouvoir tout déblayer.

Puis, par là-dessus, le vent s’est élevé. En tout cas, et en peu de temps, il n’y avait pas une route de practicable. Il fallait battre le chemin, à la grande scrépeuse, pour se rendre chez le voisin.

Il y a toujours du norouâ qui s’amène, dans une affaire de même. Puis quand je vous dis que le norouâ soufflait comme à soir, je conte une menterie, mes enfants. C’était pire qu’à soir…

Personne savait, au village, que Kenoche était parti, puis on a fini par trouver ça curieux que la cheminée du quêteux ne fumait plus, par un froid pareil. Vous comprenez bien qu’on est allé voir.

Il a fallu défoncer la porte.

Vous ne savez pas ce qu’on a trouvé, hein ? Bien je vais vous le dire, moé.

On a trouvé la maison vide. Sans blague, vidée à net…

La mère Kenoche trop malade pour sortir demander du secours, avait brûlé tous ses pauvres meubles ; tout ce qu’il y avait dans la maison… Puis on l’a trouvée morte, gelée dure comme une pierre de cimetière, couchée à terre, de tout son long, avec son enfant, à moitié nu, dans ses bras, gelé, lui aussi, comme elle.

Le pire, dans tout ça, mes enfants, et toutes les femmes du village en braillaient, tellement ça faisait pitié à voir, c’est que l’enfant tenait encore dans sa main un morceau de galette de sarrasin gelé. Tout ce qui restait à manger dans la maison…

Pauvre petit enfant… »

Le père Ménard s’étant tu, se leva pour verser un peu d’eau dans la bouilloire, car elle commençait à chanter. Et après avoir rallumé sa pipe, il garda un silence obstiné.

Dans un coin d’ombre, la pendule cognait doucement.

Au premier abord, l’auditoire sut gré au conteur pour ce temps qu’il accordait à l’apitoiement, mais au bout de quelques minutes, il devint impatient.

L’histoire ne pouvait pas finir là.

— Puis le quêteux Kenoche, finit-on par lui demander anxieux est-ce qu’il est revenu ?

Entre deux bouffées de fumée, le père Ménard répondit, distrait.

Ouais…

Venant du grenier, un craquement sec se fit entendre, et tout le monde sursauta.

— C’est un clou qu’a sauté dans son trou, par le froid, expliqua quelqu’un.

Le père Ménard fumait toujours, distraitement.

— Son père, répondez donc, supplia-t-on, qu’est-ce qu’il a fait, le quêteux, après ?

Alors, le père Ménard tendit l’oreille aux hurlements du vent et après avoir secoué sa pipe contre le talon de sa chaussure, il répondit d’un ton contrarié.

— Il s’est pendu…