Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/29

Imprimerie du « Soleil » (p. 365-370).

ÉPILOGUE

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Dans le prologue de ce livre, nous avons dit qu’il y avait déjà plusieurs années que le vieux muet (Jean-Charles Lormier) habitait la grève sud de la rivière Saint-Charles, lorsque nous l’avons présenté au lecteur.

Tout le monde l’aimait et l’admirait à cause de sa bonté, de sa force et de sa bravoure.

Il était le bon génie du rivage.

La grève sud de la rivière Saint-Charles était, parfois, à cette époque, surtout le dimanche l’après-midi, le théâtre de bien des désordres.

Les jeunes gens de toutes les parties de la ville s’y rendaient en grand nombre. Après s’être baignés, dans un costume très primitif, ils s’amusaient à boire, et leurs libations se terminaient, assez souvent, par des rixes sanglantes.

Le vieux muet crut de son devoir de faire cesser ces scènes honteuses qui le scandalisaient et empêchaient les honnêtes gens d’aller se reposer en cet endroit charmant.

Il inaugura une vraie campagne contre la licence de ces mœurs grossières, et la mena avec une vigueur et une sévérité impitoyables.

Les coupables, une fois pincés par lui, n’avaient nullement l’envie de renouveler l’expérience. Quand la persuasion des conseils ne suffisait pas, le colosse trouvait dans sa force musculaire des arguments irrésistibles !

Un dimanche, le pire de la bande, qui était connu sous le singulier surnom de « Caillou Simard, » voulut se mesurer avec le vieux muet. Mais le géant prit « Caillou » par un bras et le jeta dans la rivière… Le sale individu, qui ne savait pas nager, cala au fond de l’eau comme un caillou… Mais le vieux muet, heureusement, plongea et retira le misérable à moitié asphyxié !

Ce fut fini…

Les baigneurs indécents et les soulards disparurent, et les gens respectables purent, après les offices du dimanche, fréquenter ces parages, et y chercher le bon air et un repos vraiment honnête.

Jean-Charles venait d’atteindre sa soixante-huitième année.

Depuis qu’il était revenu au Canada, il avait recouvré la santé et conservé sa merveilleuse force. La vie régulière, frugale et hygiénique qu’il faisait était le secret de sa vieillesse robuste et exempte d’infirmités.

Sans être heureux, il supportait avec une grande et aimable résignation la singulière situation que le malheur lui avait créée dans le monde ; et quand les douloureux souvenirs du passé lui revenaient à l’esprit, il les chassait comme des mauvaises pensées.

Un dimanche matin du mois d’août, le vieux muet était allé entendre la première messe selon son habitude. Il communiait tous les dimanches avec une piété et une ferveur qui édifiaient tout le monde.

Ce dimanche-là, il remarqua que le célébrant était un prêtre étranger qui paraissait courbé sous le poids des ans.

La vue de ce prêtre produisit sur lui une impression étrange, indéfinissable ; le son de sa voix lui alla au cœur, et y jeta un trouble indicible. Cette figure, il l’avait vue déjà… cette voix, il l’avait entendue… Mais où, quand ?…

À la communion, lorsque le célébrant déposa l’hostie sur la langue du vieux muet, sa main tremblait comme une feuille, et les paroles liturgiques semblaient s’attacher à son gosier.

Jean-Charles revint à sa place avec une lenteur inaccoutumée et qui surprit les fidèles.

Sa figure était devenue d’une pâleur effrayante. Il fut obligé de s’asseoir dans le banc pour ne pas s’affaisser, et resta longtemps immobile comme une statue.

Enfin, le malheureux sortit de l’église sans même songer à prendre de l’eau bénite, traversa un groupe de ses connaissances sans saluer, et reprit, la tête basse, le chemin de sa cabane.

Le solitaire avait l’habitude, après la messe, de préparer son déjeuner, mais, ce matin-là, il oublia de manger. En arrivant à la cabane, il se laissa choir sur une chaise et y resta environ trois heures comme immobilisé ! Que se passait-il en lui ? Il ne pouvait s’en rendre compte, car il éprouvait une pesanteur qui le rendait incapable de penser et de se mouvoir. Cependant, le chien, que la faim aiguillonnait, vint lécher les mains de son maître en faisant entendre quelques plaintes. Ces plaintes tirèrent Jean-Charles de sa torpeur. Il se leva en disant : « Quoi ! il est déjà neuf heures, et je n’ai encore rien donné à manger à ce pauvre animal ! »

Il s’empressa de rassasier le molosse, mais se contenta, lui, d’un bol de lait et d’une croûte de pain. Puis il sortit et se mit à arpenter la grève.

Cette promenade au grand air lui fit un bien considérable. Au bout d’une heure, il put, suivant sa louable coutume, employer le temps de la grand messe à lire l’Évangile du jour et l’office de la Sainte-Vierge.

À une heure, le Père Durocher foulait le sable de la grève, en la compagnie du vieux prêtre dont la figure et la voix avaient si vivement ému notre héros.

Jean-Charles était debout sur le seuil de sa cabane, et en voyant venir les deux vénérables vieillards, il les salua respectueusement, sans prononcer un seul mot, car il jouait toujours le rôle de muet.

Le Père Durocher lui dit en souriant — « M. Jean-Charles Lormier, j’ai l’honneur de vous amener une vieille connaissance qui aura, je crois, le pouvoir de vous délier la langue… »

— Une vieille connaissance ?… fit Jean-Charles, en tremblant.

— Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, mon cher Jean-Charles ! lui demanda le visiteur.

Oh ! M. le curé Faguy ! s’exclama Jean-Charles, en ouvrant ses deux grands bras…

Le vieux prêtre s’y précipita comme un enfant, et longtemps les deux amis restèrent enlacés, cœur à cœur, incapables de proférer une parole…

Le bon Père Du rocher se détourna pour essuyer les larmes d’attendrissement qui mouillaient son visage tout ridé…

— Oui, mon cher ami, dit enfin l’abbé Faguy, vous pouvez parler librement et vous réjouir, car votre frère, avant de rendre le dernier soupir, a proclamé votre innocence et il est mort comme un saint ! Lisez ce document écrit par le Dr  Chapais et signé par Victor.

Jean-Charles, après avoir lu le document, leva les yeux vers le ciel et s’écria : « Merci, mon Dieu ! mille fois merci ! »

— Hélas ! reprit le vieux prêtre, vous avez payé par vingt-sept années de cruelles souffrances la liberté que vous recouvrez aujourd’hui, et que vous n’aviez pas mérité de perdre : c’est à ce prix, mon ami, que Dieu vous a accordé la conversion de votre frère…

— La joie que je ressens en ce moment, M. le curé, vaut bien vingt-sept années de souffrances ! Je remercie le ciel d’avoir sauvé mon cher frère et je le remercie aussi de m’avoir donné, avant de mourir, l’ineffable bonheur de vous revoir !

Faites-moi le plaisir, ajouta-t-il, en s’adressant aux deux visiteurs, d’entrer dans mon humble demeure où nous pourrons causer plus à l’aise.



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