Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/28

Imprimerie du « Soleil » (p. 354-364).

LE RETOUR AU PAYS

Séparateur


Jean-Charles habitait Berlin depuis quinze ans.

Sa vie était maintenant monotone et languissante.

Un matin, il éprouva les atteintes d’un mal qui l’avait fait souffrir pendant plusieurs années, mais dont il s’était cru guéri pour toujours.

C’était le mal du pays. Il sentait de nouveau s’allumer en son cœur le désir intense de revoir le pays natal. Désir mystérieux, dévorant, incontrôlable, qui s’enfonce dans le cœur comme la lame d’une épée, y pratique une blessure profonde, lancinante, insondable !

Pour combattre ce mal cruel, Jean-Charles eut recours à la prière, au travail, à l’étude, à la pêche, à la chasse, à tous les moyens enfin que la foi et la raison purent lui suggérer. Ce fut inutile. La blessure était là, se creusant tous les jours, et tous les jours causant des douleurs plus intolérables.

L’image de la patrie lointaine se fixait dans son imagination et devant ses yeux ; il la portait en tous lieux et à tous les instants.

Le jour, elle se mêlait à tous ses travaux et à toutes ses pensées ; la nuit, elle lui souriait en des rêves gracieux, ou l’épouvantait en d’affreux cauchemars…

Plus de repos pour le pauvre exilé !

Peu à peu, l’appétit et le sommeil l’abandonnèrent ; il éprouva du dégoût pour le travail et l’étude, les deux choses qu’il aimait le plus au monde ; son énergie de fer s’éteignit et un dépérissement lent, mais visible de sa santé lui fit comprendre que la mort serait le résultat inévitable du mal qui le minait.

Il se résolut à mourir… Mais au-dessus, bien au-dessus de cette résolution flottait toujours cette pensée : revoir la patrie !


« Que de fois appuyé sur sa bêche immobile,
Fixant sur l’horizon son œil doux et tranquille,
Il semblait contempler tout un monde idéal.
Oh ! sa jeunesse alors, avec sa sève ardente,
Déroulant les anneaux de cette vie errante,
Lui montrait le pays natal ! »


Mon Dieu ! qu’il souffrait le pauvre exilé !

Il faut que je parte ! se dit-il ; car je sens que je mourrai bientôt si je reste sur cette terre d’exil, et je n’ai pas le droit d’abréger ainsi mes jours.

J’irai me livrer à la justice de mon pays, laissant à mes amis le soin de faire reconnaître mon innocence… et, avant de partir, j’écrirai à l’abbé Faguy pour lui annoncer mon prochain retour… Écrire à M. l’abbé Faguy ?… Pauvre insensé que je suis ! se reprocha-t-il. Que de lettres, depuis quinze ans, n’ai-je pas écrites à ce vénérable ami, sans jamais oser les confier à la poste, de crainte qu’elles ne fussent interceptées ! M. l’abbé Faguy doit être mort aujourd’hui, car le cher homme avait une santé si délicate…

Puis, s’exaltant, il s’écria : non, je n’écrirai pas ! non, je n’irai pas me livrer à la justice aveugle des hommes ! J’irai dans mon pays, soit ! mais pour y continuer, dans l’obscurité, la vie que je mène ici…

J’irai finir mes jours sur les bords de la rivière Saint-Charles, à Québec ; sur ce coin de terre qui rappelle à tout Canadien-français de si touchants souvenirs ! C’est là, au fond de la riante vallée, dit l’historien, qu’est le berceau de la colonie ; c’est là que se trouve l’empreinte des pas du découvreur, du premier colon, du premier missionnaire ; c’est là qu’est le site de la première croix, du premier fort, du premier couvent ; en un mot, c’est l’unique centre d’où rayonnèrent longtemps sur le reste du pays, les lumières de l’Évangile et de la civilisation !

Oui, j’irai à Québec ; car Québec, c’est plus que Sainte-R…, plus que Montréal : c’est à la fois la tête et le cœur de la patrie canadienne-française !

Il planta sa bêche dans la terre et se rendit à la maison pour y faire ses préparatifs de départ.

Le soir, au souper, le père Kelly ayant remarqué que Jean-Charles paraissait plus triste que d’habitude, lui demanda s’il était malade.

— Non, mon bon ami, répondit Jean-Charles, d’une voix émue, mais je dois vous quitter ce soir, et j’en suis grandement peiné…

La foudre tombant sur la maison n’aurait pas causé plus de surprise et d’émoi que ces premières paroles sorties des lèvres de Jean-Charles.

— Comment ! vous parlez ! Quoi ! vous nous quittez ! s’écrièrent à la fois tous les membres de cette brave famille…

— Oui, je parle, mes bons amis ! je parle ! car il m’est impossible de vous exprimer par des gestes tout le chagrin que me cause cette séparation, et toute la gratitude que je vous dois ! Sans savoir si je n’étais pas un malfaiteur, un criminel, vous avez eu la charité de m’accueillir sous votre toit si hospitalier, et vous m’avez témoigné sans cesse des égards et une tendresse qui m’ont fait oublier parfois les malheurs de mon existence… J’avais retrouvé ici les douceurs et les joies familiales, et j’espérais pouvoir finir mes jours au milieu de vous ; mais, hélas ! le mal du pays s’est emparé de moi depuis quelque temps et ne me laisse pas un instant de répit, ni le jour ni la nuit… J’ai lutté sans succès, et je sens que je mourrai si je résiste à la voix puissante qui m’appelle, et cette voix, mes bons amis, c’est celle de la patrie !

Le père et la mère Kelly pleuraient.

Ah ! c’est qu’ils connaissaient, eux aussi, pour l’avoir ressenti autrefois, l’acuité de ce mal épouvantable… Ils s’étaient exilés de leur pays pour fuir la persécution, mais l’Irlande, la verte Erin, était toujours la patrie de leur cœur ! Et bien des fois, par la pensée, ils s’étaient transportés au village natal pour revivre les jours heureux de leur jeunesse !

Mais Dieu, sur le sol américain, avait adouci l’amertume de leur exil en leur envoyant des enfants — ces doux anges du foyer — dont la vue seule suffit à faire oublier la patrie absente ! Et ils s’étaient attachés à leur patrie d’adoption, puisqu’elle était le berceau et par conséquent la patrie réelle de leurs chers enfants.

Mais Jean-Charles, lui, était seul, seul avec ses douleurs, sur la terre étrangère ! Et jamais cette terre, si hospitalière, ne pouvait remplacer le sol natal…

La séparation fut cruelle.

— Aurons-nous le bonheur de vous revoir ou au moins de recevoir de vos nouvelles ? demanda le vieux fermier.

— J’espère que nous nous reverrons ; mais, dans tous les cas, je me ferai un devoir et un plaisir de vous écrire. Seulement, je vous prie de garder le secret sur tout ce qui me concerne.

— Vous pouvez compter sur notre discrétion qui sera éternelle comme l’affection que nous avons pour vous !

Quels grands cœurs ! pensait Jean-Charles, en revenant, en voiture cette fois, par la longue route qu’il avait franchie à pied quinze années auparavant.

Il ne craignait plus d’être reconnu, car le malheur l’avait changé et vieilli au point de le rendre tout à fait méconnaissable !

Il n’avait que cinquante-six ans, mais paraissait en avoir soixante-dix…

Le voyage fut heureux et rapide.

Le 27 mai au soir, l’exilé arrivait à Lévis.

Il avait fait le trajet en vingt-deux heures.

Son plan était de se rendre immédiatement à Saint-Sauveur en côtoyant le fleuve et la rivière Saint-Charles, afin de ne pas être remarqué.

Il connaissait bien la ville et ses alentours pour les avoir, autrefois, parcourus en tous sens dans ses expéditions de chasse et de pèche, et il se rappelait avoir campé, une nuit, dans une petite cabane qui avait l’apparence d’une forge abandonnée.

C’est cette cabane qu’il avait l’intention d’adopter pour demeure, si elle existait encore ; et si elle avait disparu, il se proposait d’en bâtir une autre au même endroit.

En passant près des bureaux de la douane, il vit un individu, suintant la misère, qui traînait, vers le fleuve un gros chien noir attaché par le cou. Le chien, comme s’il eût deviné les desseins de son bourreau, faisait des résistances inouïes pour échapper à son sort.

— Où allez-vous avec ce chien ? demanda Jean-Charles.

— Vous le voyez ! Je m’en vas le jeter à l’eau.

— Pourquoi cela ?

— Dame ! parce que je n’ai pas le moyen de le nourrir. D’ailleurs, je pars demain matin pour les États-Unis, et je veux me débarrasser de cet animal.

— Quel âge a-t-il ?

— Huit mois.

— Voulez-vous me le donner ?

— Sans doute, avec plaisir !

Jean-Charles ouvrit son sac de voyage et en sortit une tranche de jambon qu’il présenta au chien, en le flattant. L’animal happa le morceau de jambon dont il ne fit qu’une seule bouchée, puis vint se coucher au pied de l’étranger, comme pour implorer sa protection.

Notre héros, pris de pitié pour le pauvre homme, lui donna deux dollars, et, après lui avoir souhaité bonne chance, s’éloigna avec le chien, qui parut fier de s’attacher à ses pas.

Il traversa la paroisse de Saint-Roch en suivant la rue du Prince-Édouard dans toute sa longueur, contourna l’hôpital général et se rendit à la grève en passant par les rues Bédard et Saint-Ambroise.

La forge était encore là, à peu près dans le même état qu’il l’avait vue autrefois.

Il y fit d’abord entrer son chien et alla couper des branches de sapin qu’il jeta sur le plancher en guise de matelas.

Puis, voulant s’assurer des sympathies de la pauvre bête, il lui donna une autre bonne tranche de viande.

Le terre-neuve, n’avait probablement pas fait pareil régal depuis longtemps, car il se mit à gambader autour de son nouveau maître avec une gaieté folle.

Dès ce moment, le colosse pouvait compter sur la fidélité et le dévouement du noble animal. Il avait en lui un ami et un compagnon de sa solitude.

Après avoir tout mis en ordre, et s’être fait un lit aussi confortable que possible, notre héros s’endormit d’un profond sommeil.

Il avait besoin de repos.

Le lendemain matin, vers quatre heures, il fut éveillé par les grognements de son chien, et aussitôt il entendit la détonation d’un fusil.

Il regarda par le carreau et vit un homme, grand et sec, qui venait d’abattre un canard.

Il s’habilla à la hâte et alla rejoindre le chasseur, qui n’était autre que feu Pierre Portugais, de joyeuse mémoire, dont les exploits de chasse ont si longtemps amusé les lecteurs des différents journaux de Québec.

Chaque printemps, on s’en souvient, un journal annonçait que Portugais avait tué la première bécassine. Le lendemain, un autre chasseur de l’Île d’Orléans — un sorcier, sans doute — réclamait cet honneur !

Portugais se fâchait et affirmait que c’était lui ; même il offrait d’exhiber l’innocente victime de son coup de fusil, et défiait son antagoniste d’en faire autant !

Celui-ci se contentait de répliquer que c’était la même bécassine que Portugais conservait dans l’alcool depuis vingt ans…

Mais Portugais avait toujours le dernier mot ; et, du reste, il était d’une telle habileté à la chasse, que tout le monde disait avec conviction : « C’est bien lui qui a tué la première bécassine ! »

Jean-Charles s’approcha du chasseur, et, ayant repris son rôle de muet, lui fit comprendre, par des signes, qu’il désirait acheter un fusil.

Portugais, qui était un brocanteur de profession, passa son fusil au colosse en lui disant qu’il était à vendre.

Notre héros examina l’arme minutieusement et même l’essaya sur un gibier qu’il tua au vol.

Il acheta le fusil et le paya — rubis sur ongle — vingt dollars.

Il chargea Portugais de lui acheter les articles suivants qu’il avait inscrits sur une feuille de papier : de la poudre, des balles, une gibecière, une perche de ligne, des hameçons, un filet, des ustensiles de cuisine, un chandelier, des bougies et quelques outils.

Nous avons connu intimement ce pauvre Portugais, — ancien chantre au chœur de la Congrégation, à Saint-Roch, — et nous nous plaisons à rendre hommage à son honnêteté. C’était aussi un cœur d’or, un homme extrêmement serviable.

Il remplit avec une fidélité scrupuleuse la commission qu’on lui avait confiée, et dans l’après-midi du même jour, il arriva chez Jean-Charles en criant de sa voix flûtée : « Hé ! bonjour, mon oncle ! bonjour ! (Car lorsque Portugais ne connaissait pas le nom d’un homme, il l’appelait toujours « mon oncle. ») Hé ! bonjour, mon oncle ! bonjour ! cria-t-il à Jean-Charles, en déposant sur le plancher tout le bataclan qu’il portait dans ses bras et sur son dos.

Il était chargé comme un mulet…

Jean-Charles paya le prix que Portugais lui demanda, et, de plus, le récompensa généreusement.

Le printemps suivant, ce fut Jean-Charles qui tua la première bécassine… mais les journaux — fidèles à la vieille coutume — annoncèrent que c’était Portugais qui l’avait tuée… et Jean-Charles ne réclama point !

Voilà pourquoi… Portugais aima toujours « mon oncle le muet, » comme il appelait notre héros.



Séparateur