Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/21

Imprimerie du « Soleil » (p. 215-228).


DEUXIÈMEPARTIE.

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LES FIANÇAILLES DE JEAN-CHARLES

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Trois ans ont fui depuis les événements que nous venons de raconter.

De terribles épreuves sont venues visiter le foyer des Lormier.

Le chef est disparu, emporté par une syncope du cœur, au moment où il faisait la conversation avec des amis.

Cette mort foudroyante a affecté Mme Lormier au point d’inspirer des craintes sérieuses pour sa vie. Elle a gardé longtemps le lit.

L’incorrigible Victor, de son côté, tenait les siens dans l’angoisse par ses nombreuses incartades. Il n’avait pas terminé sa cléricature. Un échec, à l’examen décisif, le forçait à continuer son stage.

Pendant plusieurs mois, le clerc notaire s’était bien conduit ; mais, s’obstinant à vivre éloigné des sacrements, il avait repris peu à peu ses anciennes habitudes. Cependant, il fut assez diplomate, nous voulons dire assez hypocrite, pour conserver les apparences du gentilhomme.

Bref, il avait trompé tout le monde, excepté Jean-Charles et le curé Faguy qui le surveillaient. afin de réparer ses folies et d’éviter le scandale.

Victor tenait énormément à conquérir le titre de notaire, et il se préparait, avec ardeur cette fois, à subir l’examen qui devait avoir lieu dans quatre mois.

Jean-Charles venait d’avoir vingt ans, et, à cet âge encore si tendre, il était déjà le seul soutien de sa mère, de ses sœurs et de son frère.

Il y avait à cette époque, dans la paroisse de Sainte-R…, une famille du nom de LaRue qui se composait du père, de la mère et d’une jeune fille de dix-neuf ans.

Ce M. LaRue, qui avait fait fortune, à Montréal, dans la quincaillerie, était venu vivre de ses rentes à Sainte-R…, sa paroisse natale. C’était un homme dépourvu d’instruction, mais orgueilleux à l’excès, comme le sont ordinairement les parvenus.

Il avait ajouté à son nom la particule « de, » et lorsque quelqu’un l’appelait M. LaRue, tout court, il s’empressait de le reprendre en disant : « mon véritable nom est M. de LaRue, ainsi que je puis le prouver par l’arbre généalogique de ma famille que j’ai obtenu du maire de Marseille, d’où mes ancêtres étaient originaires… Mais il ne montra jamais son fameux arbre généalogique… et ses co-paroissiens, un peu pour flatter sa vanité et beaucoup pour rire de lui, décidèrent, à l’unanimité, de l’appeler « M. de LaRue, » gros comme le bras ! Ce brave rentier aspirait aux charges honorifiques, et, à force d’intrigues et d’argent, il était parvenu aux postes de préfet de son comté et de président de la commission scolaire de sa paroisse.

Mais il est nécessaire d’avoir de l’instruction pour remplir convenablement les devoirs de ces deux charges, et M. de LaRue savait, à peine lire et écrire. Le rentier se trouvait quelquefois dans l’embarras. Alors, il avait recours à la science de Jean-Charles.

C’est celui-ci qui rédigeait les lettres officielles, les annonces, les adresses, et les improvisations de M. de LaRue, car ce personnage aimait à prendre la parole dans les occasions solennelles…

Jean-Charles, en un mot, était son inspirateur, son souffleur et son scribe : il faisait cuire les marrons et le rentier les mangeait ! Au reste, M. de LaRue était le plus intègre des citoyens, et le plus dévoué des préfets.

Pénétrons dans le cabinet de ce personnage la veille au soir des vacances de 1817.

Jean Charles s’est éclipsé dans un coin et joue le rôle de souffleur.

Il s’agit d’un discours que le président doit prononcer le lendemain dans les deux écoles de la paroisse

L’orateur se promène majestueusement, fait des efforts de mémoire, se donne de l’importance. Mais, tout à coup, au beau milieu d’une période, il se perd, attend le mot, se retourne, et… au lieu du mot qui reste dans la gorge de Jean-Charles, il entend une joyeuse voix qui lui jette ce cri : « Bonjour, cher papa ! »

— Bonjour, ma petite Corinne ! dit le bourgeois, en rendant à la jeune fille baisers et caresses ; ta santé est bonne, j’espère ?

— Oui, cher papa, excellente !

— Tu dois être bien fatiguée, et de l’étude et du voyage, ma petite Corinne ?

— Non, cher papa, pas trop ! Le voyage a été charmant ; je suis revenue de Montréal avec mes deux aimables compagnes, Antoinette et Marie-Louise Lormier.

— Ah ! avec les sœurs de M. Lormier que tu vois ici, et que tu connais sans doute ?

La jeune fille resta un peu confuse en présence de Jean-Charles qu’elle n’avait pas remarqué.

— Oui, dit-elle, j’ai eu l’honneur de connaître M. Lormier autrefois.

Jean-Charles s’était levé, et, ayant salué la jeune fille, il lui dit :

— Je suis heureux, mademoiselle, de renouveler votre connaissance. Je me rappelle fort bien avoir fréquenté la même école que vous, il y a douze ans, et je n’ai pas oublié non plus que vous étiez toujours la première de la classe !

— C’est par un heureux hasard, reprit Melle de LaRue, que j’occupais ce rang.

— Mais, répliqua Jean-Charles en souriant, je vois que ce hasard vous a suivi à Montréal, puisque vous avez obtenu cette année la médaille d’or qui brille à votre cou et les jolis prix que vous venez de déposer sur la table ! Je vous prie d’accepter mes respectueuses félicitations.

— Merci, monsieur ! Ces prix m’ont été accordés sans doute en reconnaissance des bienfaits dont les religieuses sont redevables à mes bons parents.

Cette persistance que la jeune fille mettait à faire oublier ses mérites, charma vivement Jean-Charles. Cependant, voulant laisser la famille de LaRue à cette joie du retour, il manifesta le désir de se retirer.

Mais le vaniteux président, qui pensait à son boniment, ne voulait pas sacrifier la gloire aux joies de la famille : sa renommée avant tout, et son discours avant sa fille !

— Pardon, M. Lormier, dit-il, ne partez pas maintenant. Je veux terminer ce soir mon… notre affaire… vous savez ?

La jeune fille comprit que sa présence gênait son père et Jean-Charles. Elle s’excusa de les avoir si brusquement dérangés, et sortit en saluant notre héros avec une grâce parfaite.

Le jeune homme reprit son rôle de souffleur au milieu des plus grandes distractions.

Quelle gracieuse et aimable jeune fille ! pensait Jean-Charles, en regagnant, tout rêveur, son humble logis…

Corinne, nous l’avons dit, avait dix-neuf ans. Elle était, en effet, gracieuse et aimable, et, de plus, très jolie.

Il y avait beaucoup de modestie dans son langage et de distinction dans ses manières. Elle était aussi humble que son père était orgueilleux.

Douée d’heureux talents et d’un noble caractère, elle avait conquis tous les honneurs du couvent et mérité l’affection de ses maîtresses et de ses compagnes.

En se séparant d’elle, la supérieure du couvent lui avait dit : « Vous êtes libre maintenant de choisir entre la vie du monde et la vie religieuse. Mais que vous restiez dans le monde ou que vous reveniez vivre parmi nous, vous serez toujours utile et heureuse, parce que vous possédez l’esprit de piété et l’amour du devoir… Allez, ma chère enfant ! et que Dieu vous ait sous sa sainte garde… »

Le dimanche suivant, Jean-Charles alla, avec ses deux sœurs, passer la soirée chez M. de LaRue.

Ils furent accueillis tous les trois avec la même affabilité.

Mme de LaRue était une femme sans instruction, mais sans prétention, et qui ne paraissait pas être offensée quand on oubliait la particule « de » en prononçant son nom.

Pour fuir la chaleur accablante, Mme de LaRue invita ses hôtes à passer une partie de la soirée sur le balcon.

Notre héros fut d’abord un peu intimidé en se trouvant assis en face de cette jeune fille, qui lui apparaissait couronnée de la triple auréole de la science, de la grâce et de la beauté !

Mais cette timidité, qui n’était pas d’ailleurs sans charme, ne l’empêcha pas, comme à l’entrevue qu’il avait eue, quelques jours avant, avec Corinne, de paraître très aimable. Il sut intéresser tout le monde par sa conversation agréable et instructive.

À neuf heures, ils rentrèrent au salon, et Jean-Charles invita Melle de LaRue à faire de la musique.

Corinne ne chantait pas du tout, mais, en revanche, elle jouait du piano d’une façon ravissante. Elle exécuta d’abord, seule, un morceau de maître, puis joua un duo avec Marie-Louise Lormier, duo que toutes deux avaient pratiqué au couvent.

Corinne, qui avait déjà entendu Jean-Charles, à l’église, et admiré sa belle voix de baryton, le pria de chanter.

Jean-Charles ne se fit pas répéter l’invitation et il rendit, avec beaucoup d’âme, un chant patriotique que le célèbre juge Bédard venait de composer.

Bref, notre héros créa une bonne impression sur l’esprit de la jeune fille et gagna aussi l’estime de Mme de LaRue.

La rencontre de cette jeune fille fut un rayon de soleil dans la vie depuis longtemps si triste de Jean-Charles.

Aussi une métamorphose complète s’opéra en lui.

Les relations entre les deux jeunes gens avaient pris un caractère intime qui n’échappait pas à la curiosité si vigilante de nos braves paysans. Ils avaient remarqué les visites régulières que Jean-Charles faisait à la famille de LaRue ; et, le dimanche, après chaque office, ils voyaient Jean-Charles et Corinne revenir ensemble de l’église. Il y avait de quoi mettre les langues en mouvement ; mais si on parlait beaucoup de Corinne et de Jean-Charles, ce n’était que pour en dire du bien.

La race des commères n’avait probablement pas encore fait son apparition sous le ciel du Canada…

Mais continuons.

Jean-Charles était ce que les gens appellent familièrement un parti avantageux.

La maison qu’il habitait et la terre qu’il cultivait appartenaient, il est vrai, à sa mère, mais il en était virtuellement le maître, et Mme Lormier ne cessait de le répéter chaque fois que l’occasion s’en présentait. D’ailleurs, il avait su faire fructifier les deux mille dollars qu’il avait reçus du curé Faguy et du vieux François, comme un témoignage de reconnaissance ou d’admiration. De plus, ayant la légitime ambition de réussir dans la carrière que ses parents lui avaient ouverte, il travaillait sans relâche pour atteindre son but.

Il étudiait l’agriculture et savait tirer tous les avantages possibles des expériences faites par des agronomes intelligents.

Depuis quelques semaines, Jean-Charles était encore plus ardent à l’ouvrage.

Du matin au soir, sous la pluie comme sous les rayons brûlants du soleil, il travaillait sans s’accorder aucun repos et sans ressentir la moindre fatigue ; car la belle figure de Corinne souriait toujours à son imagination, et lui faisait paraître les heures bien rapides et le travail bien doux !

Il l’aimait, cette jeune fille, et il savait qu’il en était aimé.

Il l’aimait, non pas parce qu’elle ôtait jolie — car il savait que la beauté extérieure ne dure que l’espace de quelques années — mais il l’aimait parce qu’elle était bonne, tendre et pieuse.

Certes ! il n’était pas insensible à l’éclat de ses grands yeux d’azur, ni aux charmes de son esprit, mais ce qu’il admirait le plus chez elle, c’était la candeur qui rayonnait sur son front et qui était le sublime reflet de la pureté de son âme !

Les vacances étaient terminées, et les sœurs de Jean-Charles se préparaient à partir pour le couvent, où elles devaient passer encore deux ans. Le jour du départ, elles allèrent faire leurs adieux à leur bonne amie, Corinne de LaRue, qui remit à l’une d’elles une lettre à l’adresse de la supérieure du couvent. Cette lettre était ainsi courue :


« Chère madame la supérieure,

« Je profite du départ des demoiselles Lormier, et de leur obligeance, pour vous faire parvenir encore de mes nouvelles. Vous me demandiez, dans votre honorée du 25 ultimo, de vous dire comment j’avais passé les vacances, et si je me proposais d’entrer, cet automne, à votre noviciat.

« Eh bien ! je vous dirai que j’ai passé les plus heureuses vacances de ma vie, et que je n’ai nullement l’intention d’entrer au noviciat, malgré le respect et l’admiration que je porte à cette vénérable institution.

« La vie de communauté est belle, sans doute, mais je suis persuadée que la vie de famille l’est bien davantage.

« Du reste, j’ai prié longtemps la Sainte-Vierge avant de prendre une décision, et je crois sincèrement que celle que je viens vous annoncer aujourd’hui m’a été inspirée par cette divine mère à qui je suis déjà redevable de tant de faveurs !

« Je m’efforcerai de mettre toujours en pratique les bons enseignements que j’ai reçus de vous et de vos dignes auxiliaires.

« Je me recommande à vos prières, et vous prie de croire que le pieux souvenir de mes années du couvent restera à jamais gravé dans ma mémoire !

Veuillez agréer,
chère madame la supérieure,


l’hommage des sentiments les plus respectueux de votre affectionnée et dévouée servante. »

Corinne de LaRue.


Le lecteur devine aisément que notre ami Jean-Charles n’était pas étranger à la décision que Corinne avait prise et qu’elle annonçait à la supérieure.

La haute perspicacité de Corinne lui avait permis de reconnaître promptement les qualités de cœur et d’esprit dont notre héros était doué.

Elle ne s’attachait pas, elle non plus, à la beauté du visage, mais elle ajoutait un grand prix à cette beauté de l’âme qui inspire à tous un respect irrésistible.

Jean-Charles, d’ailleurs, avait une physionomie imposante. C’était un colosse de six pieds et quatre pouces, à la figure douce, expressive et affable.

Corinne et Jean-Charles étaient dignes l’un de l’autre, et leur pur amour s’était exhalé naturellement de leurs cœurs, comme le parfum s’exhale du calice des fleurs.

Et ils formaient des rêves d’or en songeant à l’avenir.

— Eh ! bonjour, Jean-Charles ! Où allez-vous donc de ce pas ? Vous êtes bien joyeux ce matin : vous sifflez comme un merle !…

— Bonjour ! M. le curé. Je m’en allais justement au presbytère.

— Alors, nous ferons route ensemble, car je m’y rends.

— En effet, M. le curé, reprit Jean-Charles, je suis joyeux, et je crois que j’ai raison de l’être.

— Vraiment ? interrogea le curé, en souriant avec malice.

— Oui, M. le curé, et j’espère que vous penserez comme moi.

— Peut-être… entrons ! dit le curé en ouvrant la porte du presbytère.

— Permettez-moi, M. le curé, d’aller droit au but.

— C’est, du reste, votre louable habitude, mon cher. Parlez, je ne vous interromprai plus.

— J’ai vingt ans ; j’aime Melle de LaRue ; j’en suis aimé, et j’ai l’intention de la demander en mariage. Que me conseillez-vous. M. le curé ?

— Sans hésiter, je vous conseille de l’épouser c’est une jeune fille qui possède de rares qualités, et je suis certain qu’elle saura vous rendre heureux.

— Merci, M. le curé.

À quand les noces, mon ami ?

— Dans deux mois ; est-ce trop tôt, M. le curé ?

— Je ne crois pas ; mais c’est un détail secondaire que vous réglerez facilement avec votre future épouse et ses parents.

— Avant de faire la demande en mariage, je voulais vous consulter pour savoir si vous approuviez mon choix. Maintenant que j’ai votre approbation et celle de ma mère, je me sens plus à l’aise ; et, dès ce soir, je parlerai à Corinne et à ses bons parents.

Encore une fois, M. le curé, merci ! et au revoir !

— Au revoir, mon ami, et bonne chance !


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