Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/20

Imprimerie du « Soleil » (p. 208-214).

UNE DERNIÈRE ÉPÎTRE DE PHILIPPE

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« Montréal, 1er octobre 1814.

« Cher père François,

« Je dépose le fouet pour prendre encore une fois la plume. Mais je sais que je réussis mieux avec mon arme qu’avec celle des écrivains. Que voulez-vous ! chacun son métier, et les…

« Ce n’est pas pour me vanter que je dis ça, mais je crois du fond du cœur que la conversion du muscadin est due à la raclée que je lui ai donnée, il y a deux mois ! car, depuis ce temps-là, il n’a pas mis le pied au « Saumon d’or, » et j’ai appris qu’il passe toutes ses soirées le nez dans les livres… Voici comment j’ai appris la chose.

« J’étais tanné de faire le guet à la fenêtre de mon office (je veux dire à la fenêtre de mon écurie), et, pour me dégourdir, j’ai été, cinq ou six soirs de suite, faire les cent pas, comme disent les gens instruits, en face de la demeure du muscadin, pour épier ses simagrées. Mais chaque soir je revenais bredouille, n’ayant seulement pas aperçu le museau du clerc notaire ! Le dernier soir, vers neuf heures, je vis quelqu’un sortir de la maison ; j’écarquillai les yeux et allongeai les oreilles, et voici ce que je vis et entendis.

« C’est la maîtresse de la maison qui parlait. — Eh bien, notaire, êtes-vous toujours satisfait de votre clerc ?

« — Certainement, madame ! Depuis deux mois, surtout, il semble s’appliquer à faire à la perfection tous les ouvrages du bureau. Je serai heureux de me l’associer aussitôt qu’il sera admis à la pratique du notariat.

« — Je m’en réjouis pour lui-même et pour sa famille, dit la maîtresse de la maison. Je puis vous assurer qu’il parle avec respect de vous et avec enthousiasme de votre belle profession. Il ne sort plus le soir et il étudie constamment. Je suis convaincue que ce jeune homme fera son chemin.

« — C’est aussi mon opinion. Bonsoir, madame !

« — Bonsoir, notaire !

« Je crois quasiment, père François, que le veuf Archambault se pousse pour la veuve de Courcy ! Mais c’est entre-nous, ça ! Je peux bien me tromper aussi. D’ailleurs, ce n’est pas de mon affaire !

« Après avoir entendu ce bout de conversation entre les deux amou… pardon, entre les deux veufs, je dis à mon tour : bonsoir, la compagnie ! et j’allai me coucher…

« J’ai compris que mon rôle était fini… ni… ni ! Je remercie mon fouet, pardon ! je vous remercie, pardon encore ! je remercie la Providence (oui, c’est ça !) je remercie la Providence, dis-je, d’avoir fait germer dans ma caboche l’idée de me costumer en fantôme et de m’armer d’un fouet pour faire danser le muscadin ! Je ne sais pas si c’est mon apparence de fantôme ou les coups de fouet qui l’ont effrayé, mais dans tous les cas, je suis certain que c’est l’un ou l’autre, et peut-être les deux !

« À dire la vérité, ça me faisait de la peine de le fouetter comme je l’ai fait — moi qui ne voudrais pas faire de mal à une mouche ! — mais j’avais souvent entendu dire qu’aux grands maux il fallait employer les grands remèdes ; et, comme je ne tiens pas dans mon écurie une boutique de remèdes, j’ai pris celui que j’avais sous la main, c’est-à-dire mon plus grand fouet, et j’ai tapé, babiche ! oui, j’ai tapé !

« Mais remarquez bien que je n’ai frappé le muscadin que sur les jambes, car si je l’avais frappé sur le cou, je lui aurais tranché la tête comme à un pissenlit… et si je lui avais cinglé le corps, je l’aurais coupé en plusieurs bouts comme une anguille…

« Avant de me mettre à la besogne, je m’étais dit : « Ce gaillard-là a péché par les pieds et par les jambes surtout en courant la prétantaine, eh bien, tonnerre ! c’est par les jambes qu’il faut le punir ! Et, encore une fois, j’ai tapé au meilleur de ma connaissance et de ma conscience…

« N’allez pas vous imaginer que je me servirai encore de ce fouet-là pour mes chevaux. Non, non ! c’est un fouet historiche (je ne sais pas au juste comment les gens instruits écrivent ce mot) mais ce que je veux dire, c’est que ce fouet a une histoire, et je ne le donnerais pas pour tout l’or du monde… Il m’appartient ce fouet-là, savez-vous ? Non, peut-être ? Eh bien, voici comment j’en suis devenu le maître. J’ai été voir M. Normandeau, l’autre jour, et je lui ai dit : Je viens vous demander une faveur, M. Normandeau. »

« — Tiens ! tu vas sans doute me parler de Jacqueline ?

« — Non, monsieur, pas de Jacqueline, à cette heure, mais de votre grand fouet à manche rouge.

« — Quoi ! déjà ? s’est écrié M. Normandeau ; pauvre Jacqueline, je la plains…

« — Mais, monsieur, ce n’est pas pour fouetter ma petite Jacqueline que je veux avoir ce fouet, c’est pour le garder comme un souvenir de… de vous.

« — Oh ! je comprends, comme un cadeau de noce ?

« — Non, monsieur, pas à présent, puisque les noces n’auront lieu qu’à Pâques… malheureusement !

« — C’est bon, mon drôle, garde-le ! a dit M. Normandeau en riant.

« Il rit toujours. M. Normandeau, quand je lui parle ; quelle belle humeur il a, cet homme-là !

« Puis, je le garde, ce fouet, avec autant de soin qu’un avare garde un trésor. Sa vue me fait du bien au cœur…

« Je l’ai accroché dans une armoire vitrée qui ferme avec une clef. Souvent je me place devant cette armoire, et, en fumant la pipe, je regarde longtemps le fouet qui me dit toutes sortes de choses. Je n’aurais jamais cru qu’un fouet, pouvait tant jaser…

« Il me disait que celui qui l’a fabriqué serait bien surpris d’apprendre que le bon Dieu m’a inspiré l’idée de m’en servir (pas du fabricant, du fouet) pour chasser le démon que le muscadin avait dans les jambes, et ailleurs itou, j’imagine… car cet animal-là, quand on le laisse faire, il se fourre partout !…

« Le fouet me disait que le muscadin en avait une telle peur, qu’il n’osait plus sortir, le soir, pour aller voir les filles ! (c’est pas dommage !)

« Le fouet me représentait le muscadin, assis devant des gros livres, et étudiant tout ce qu’il faut savoir (généralement quelconque) pour être reçu notaire…

« Le fouet me montrait le muscadin, dans deux ans, tout à fait corrigé, et se promenant sans crainte, le soir comme le jour, avec une jolie Jacqueline devenue sa femme. (Oh ! la ! la !)

« Eh ! que d’autres choses intéressantes me disait encore mon grand fouet à manche rouge ! ce fouet que je ne donnerais pas pour une terre déchiffrée, pardon ! défrichée…

« Pointant, père François, c’est mon rêve à moi de posséder un jour, dans un coin de notre belle province, une terre défrichée ! mais je crains bien d’être obligé de la défricher moi-même.

« N’importe ! babiche ! J’aime la vie du colon, pourvu que j’aie une colonne avec moi ! car n’avoir que des épinettes pour compagnes, bonsoir ! c’est trop embêtant ! J’aimerais encore mieux rester au derrière… pardon… excusez ! par derrière mes chevaux… et sur le devant de ma voiture !

« Pour revenir à mon rôle, père François, j’aime à vous déclarer que c’est en tremblant que je l’ai accepté, parce que (ceci est entre nous) je ne me croyais pas assez futé pour le remplir comme il faut.

« Mais maintenant qu’il est fini, je suis content de l’avoir accepté, puisque j’ai été un instrument dont le bon Dieu a bien voulu se servir pour punir le muscadin et, peut-être, le ramener dans le bon chemin…

« Je vous remercie de m’avoir confié ce rôle, car je crois que le peu de bien qu’il m’a donné l’occasion de faire me portera toujours bonheur…

« Je suis pour la vie votre dévoué ami.

Philippe. »


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