Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/19

Imprimerie du « Soleil » (p. 193-207).

UNE BOMBE QUI ÉCLATE

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Depuis un mois Victor ne sortait plus le soir. Il avait peur du fouet du pseudo-fantôme ; et la peur était sans doute pour lui le commencement de la sagesse.

Il se montrait pour Mme de Courcy de plus en plus aimable, et chaque soir, de huit à neuf heures, il descendait causer ou faire la partie d’échecs avec elle.

La brave femme était tout simplement enchantée de ce jeune homme.

Dans une lettre qu’elle avait récemment écrite au père Lormier, après avoir fait de Victor l’éloge le plus pompeux, elle terminait par ces mots : « Vous pouvez remercier le bon Dieu, mon cher cousin, de vous avoir donné un fils qui vous fait déjà tant d’honneur et qui fera avant longtemps honneur à la profession du notariat. »

La lecture de cette lettre avait mis la famille Lormier dans la jubilation ; et Jean-Charles se surprenait encore à douter de l’exactitude des renseignements fournis sur le compte de son frère par Philippe et même par le vieux François. Après tout, se disait-il, Mme de Courcy et le notaire Archambault ne sont pas des imbéciles ni des aveugles, et ils s’accordent à dire constamment du bien de Victor…

Le lendemain de l’affront qu’il avait essuyé chez le Dr Lamouche, le clerc notaire, qui était sans le sou, avait écrit à son père pour lui demander de bien vouloir lui envoyer cent dollars. « Je voudrais, disait-il, acheter des livres pour me former une petite bibliothèque. »

Il avait toujours recours au mensonge.

En recevant la lettre, le père Lormier consulta sa femme, et tous les deux, sans en parler à Jean-Charles, décidèrent d’envoyer à leur cher enfant la somme qu’il demandait.

Dès qu’il eut cet argent, Victor s’empressa de l’offrir à Mme de Courcy en remboursement de la somme qu’elle avait payée au Dr Lamouche.

Mme de Courcy ne voulut pas l’accepter.

— Au moins, madame, faites-moi le plaisir de prendre les trente dollars que vous avez eu l’obligeance de me prêter, il y a déjà quelques mois.

Il espérait que cette offre ne serait pas plus agréée que la première, mais, à son grand désappointement, Mme de Courcy, sans doute pour lui faire plaisir, accepta les trente dollars…

— N’importe ! je suis encore riche de soixante-dix dollars ! Si je ne sors pas le soir, rien ne peut m’empêcher de m’amuser un peu le jour, entre quatre et six heures…

Mais où irai-je maintenant ? Je ne veux plus retourner au « Saumon d’or, » car cette canaille de Lamouche y est toujours, et je n’aime pas à le rencontrer… puis je pourrais être vu par le pseudo-fantôme, qui écrirait encore à mon curé…

Bah ! je n’ai que l’embarras du choix ! Dans une grande ville comme Montréal, les amusements foisonnent…

Rien ne semblait manquer au bonheur des Lormier ; leurs jeunes filles étaient des anges de piété, de douceur et de dévouement, Victor les édifiait toujours, et Jean-Charles se portait maintenant comme un charme.

Notre héros, une fois rétabli, avait voulu retourner sur le champ de bataille, mais le curé et le Dr Chapais avaient, de concert, conspiré contre lui auprès du lieutenant-colonel de Salaberry.

Cette conspiration portait l’empreinte de la véritable amitié.

À la lettre qu’il avait adressée au colonel de Salaberry, Jean-Charles reçut la réponse suivante :


« Mon cher ami,

« C’est avec le plus vif regret que je me vois dans l’obligation de décliner vos précieux services.

« Avant de vous répondre, j’ai cru devoir consulter votre médecin sur l’état actuel de votre santé, et l’homme de l’art m’a déclaré qu’il vous jugeait incapable, d’ici à quelques mois, de reprendre le service militaire.

« Le Dr Chapais m’a raconté la lutte que vous avez soutenue contre un ours dans le bois-Panet.

« Je vous félicite d’avoir échappé vivant aux griffes de cet animal féroce, et, par la même occasion, d’avoir sauvé la vie à votre bon curé.

« Vous avez, dans cette circonstance, déployé autant de force et d’héroïsme que sur le champ de bataille, à Châteauguay. J’espère que vous recouvrerez bientôt la santé. Je serai heureux, plus tard, si nous sommes encore taquinés par les Américains, d’accepter votre valeureux concours.

Je vous prie de croire que je garde de vous le meilleur souvenir. »

Cordialement à vous,
Charles-Michel de Salaberry.


Jean-Charles fut très attristé de cette décision ; mais il se résigna à son sort, et prit, dès ce jour, la résolution de se livrer avec courage à la culture de la terre.

Il choisissait toujours le labeur le plus pénible, afin de ménager son vieux père, dont la santé était chancelante. Puis, le soir, pendant que les jeunes gens de son âge s’adonnaient aux plaisirs, lui, penché sur ses livres, cherchait dans l’étude le développement de l’intelligence et le perfectionnement de la raison.

C’était par une belle journée du mois d’août.

Jean-Charles et son père travaillaient aux foins, Marie-Louise et Antoinette (les deux sœurs de notre héros) étaient allées prier à l’église, et Mme Lormier, restée seule à la maison, filait en fredonnant un joyeux refrain.

Elle pensait au cher absent, qui, suivant les paroles de Mme de Courcy, ferait avant longtemps honneur à la profession du notariat…

Elle avait rêvé que Victor serait, un jour, un mesieu, et elle entrevoyait déjà, avec orgueil, la réalisation de ce doux rêve… Donc, elle était heureuse, la mère Lormier, et elle chantait !

Oui, elle chantait à la brise qui lui versait, en passant, les suaves senteurs du bon foin vert ; elle chantait aux oiseaux qui la saluaient de leurs mélodieux trémolos ! elle chantait à l’astre du jour qui remplissait la maison de ses rayons dorés : enfin, elle chantait à tout et à tous le bonheur dont son âme débordait…

Mais son chant fut interrompu par la voix d’une fillette qui lui dit : « Le maître de poste m’a remis cette lettre pour vous, madame Lormier. »

— Merci, ma belle, fit l’heureuse femme : viens t’asseoir.

Elle brisa, le cachet de la lettre, et en lut tout d’un trait le contenu, que nous mettons, sous les yeux du lecteur :

« Montréal, 20 août, 1814.

À Madame Louis-Victor Lormier, Sainte-R…


« Madame.

« Pardonnez-moi si je me permets de vous écrire. Je viens, par la présente, vous prier de me faire parvenir le plus tôt possible la somme de $150.00 que votre fils, M. Victor, me doit, pour des dîners, bals, etc., qu’il a donnés ici à des amis. Si je m’adresse à vous, c’est parce que je n’ai pas revu votre fils depuis plus d’un mois, et qu’il n’a pas même daigné répondre à deux lettres que je lui ai écrites !

« Avouez que c’est choquant…

« J’avais le droit de m’attendre à plus de gentillesse de sa part, car à dater du jour de son arrivée à Montréal jusqu’au mois dernier, il a passé presque toutes ses soirées ici, et il a été traité avec les plus grands égards par moi, par ma fille et par le personnel de mon hôtel.

« J’espère que vous prendrez toutes ces choses en considération, et que vous me ferez parvenir la somme qui m’est due.

« Veuillez agréer, madame, mes excuses et me croire votre dévouée servante,

« Louise-Angèle Dodridge,
« Propriétaire du « Saumon d’or. »
« 128, rue B…, Montréal. »


Mme Lormier devint pâle comme une morte.

Une douleur infinie lui traversa le cœur ; sa tête s’inclina sur sa poitrine, et des larmes silencieuses et brûlantes roulèrent sur le plancher.

Elle était effrayante à voir dans cette douleur muette ! Aussi, la fillette qui lui avait remis le pli fatal, fut saisie d’épouvante, et elle courut donner l’alarme à M. Lormier qui travaillait avec Jean-Charles à trois arpents de la maison.

Quand ceux-ci arrivèrent, Mme Lormier, était toujours assise, la tête inclinée, et le visage baigné de larmes.

— Voyons, femme ! qu’as-tu donc ? lui demanda le père Lormier, en lui relevant doucement la tête.

Mme Lormier fit un haut-le-corps, comme une personne qui s’éveille en sursaut, et dit : « Où est-elle, cette femme ?… où est sa lettre ?…

— Quelle femme, et quelle lettre ? interrogea le père Lormier. Mais, en disant cela, il aperçut une feuille de papier dans un pli du tablier de sa femme. Il la parcourut rapidement, puis la jeta sur le plancher en s’écriant : « Mon Dieu, est-il possible !… »

Jean-Charles, à son tour, lut la lettre et ne put retenir ce cri d’indignation et de colère : « Le misérable ! encore lui… » Mais il se calma aussitôt, et glissa le papier dans sa poche.

— Allons, femme ! reprit le père Lormier : du courage, et remettons tout entre les mains de Dieu…

— Oui, ma mère, ajouta Jean-Charles, soyez courageuse, et je vous certifie, qu’avec l’aide de Dieu, tout va s’arranger pour le mieux. D’abord, il ne faut pas ajouter entièrement foi aux paroles de cette femme ; et qui nous assure que cette lettre n’a pas été forgée par un ennemi de Victor ? Je sais que Victor s’est oublié parfois, mais je sais aussi que, depuis quelques semaines, il ne sort plus le soir et consacre tous ses loisirs à l’étude. Un ami m’a fourni ces renseignements qui, au reste, sont confirmés par la femme Dodridge. Elle nous dit, en effet, qu’elle n’a pas vu Victor depuis plus d’un mois.

Ainsi, la situation est loin d’être désespérée. D’ailleurs Marie-Louise et Antoinette doivent entrer au couvent dans quelques jours, n’est-ce pas ? et bien ! je les accompagnerai à Montréal, et je saurai bien faire la lumière sur toute cette affaire. Je paierai cette femme, si réellement Victor lui doit.

Il ne faut pas perdre de vue non plus que Victor se trouve au milieu d’étrangers et qu’il a dû rudement s’ennuyer parfois. Mais quand Marie-Louise et Antoinette seront près de lui, il ira les voir souvent, et les entrevues qu’il aura avec elles le rappelleront à ses devoirs et le ramèneront dans le droit sentier.

Allons, bonne mère ! séchez vos larmes. Tâchons de faire en sorte que Marie-Louise et Antoinette ne s’aperçoivent de rien. Tenez, appuyez-vous sur mon bras, et venez vous reposer un peu… Bon, comme cela, mère chérie !

— Tendre et généreux enfant ! dit la pauvre mère, tes paroles m’ont sauvée… oui, je serai forte ; viens !

Elle s’endormit en priant, et retrouva, dans la prière et le sommeil, ce calme et cette sérénité d’âme que la religion seule peut donner dans les jours malheureux…

Le premier septembre, Jean-Charles arriva avec ses deux sœurs à Montréal. Il les mena d’abord chez Mme de Courcy, qui leur fit la réception la plus cordiale.

Victor parut fort content de voir son frère et ses sœurs, et il les accueillit avec la plus grande tendresse.

Ils prirent une partie de la journée pour visiter la métropole, et, à cinq heures, Marie-Louise et Antoinette entrèrent au couvent.

En se séparant d’elles, Victor leur promit d’aller les voir souvent.

Lorsque les deux frères furent seuls, Jean-Charles montra à Victor la lettre de la femme Dodridge.

Victor refusa d’abord de reconnaître qu’il devait à cette femme. C’est du chantage, dit-il, voilà, tout !

À la bonne heure ! reprit Jean-Charles ; viens avec moi chez cette malheureuse, et nous allons la confondre et la faire châtier sévèrement !

Mais ainsi poussé au pied du mur, Victor s’excusa de ne pas accompagner son frère, en disant, qu’il avait juré de ne plus remettre les pieds dans cette maison… puis, finalement, il avoua qu’il devait à cette femme la somme qu’elle réclamait…

— Je suis content de la résolution que tu as prise de ne plus retourner chez cette malheureuse. J’irai seul.

— Pourquoi donc veux-tu absolument te rendre chez la Dodridge ?

— Mais pour régler ton compte, parbleu ! Tu dois savoir que lorsqu’on a contracté des dettes, il faut les payer ou aller en prison !

— Ha ! fit naïvement Victor : j’avais oublié cela…

Jean-Charles se rendit au « Saumon d’or. »

— Est ce que je pourrais voir madame Dodridge ? demanda-t-il à la jeune fille qui lui ouvrit la porte.

— Entrez ! monsieur.

La jeune fille alla prévenir Mme Dodridge qu’un monsieur la demandait.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Il ne m’a pas dit son nom.

— Comment est-il ?

— C’est un jeune homme très robuste et fort bien mis.

— Est-il joli ?

— Il est assez joli, mais sa figure est très brune.

— C’est bien ! fais-le entrer au salon.

La jeune fille introduisit Jean-Charles dans une pièce longue et étroite qui faisait songer au vestibule de l’enfer. Elle lui présenta un siège, mais Jean-Charles refusa de s’asseoir. Il avait hâte de sortir de ce mauvais lieu.

La maîtresse du « Saumon d’or » parut presque aussitôt.

— Vous désirez me voir ? fit-elle, en saluant familièrement, trop familièrement,.

— Êtes-vous madame Dodridge ?

— Eh, oui, mon cher monsieur, eh, oui ! Et vous, qui êtes-vous ?

Je suis le frère de Victor Lormier, et je viens vous voir au sujet de la réclamation que vous avez osé adresser à ma mère…

— Quoi ! vous êtes M. Jean-Charles ? Que je suis donc contente de faire votre connaissance ! J’ai entendu souvent parler de vos exploits… et…

— Trêve de compliments, madame ! Je suis venu ici pour régler le compte de mon frère, et voici le règlement que je vous propose. Vous demandez cent-cinquante dollars ; je vous en offre soixante-quinze.

— Soixante-quinze dollars ! Y pensez-vous ? Cela ne paie seulement pas la musique…

— C’est à prendre ou à laisser, madame ! Si vous refusez, vous n’aurez pas un sou, car mon frère n’a rien et ma famille est très pauvre !

— Voyons, mon cher M. Jean-Charles, mettez au moins jusqu’à cent dollars.

— Pas un sou de plus ! dit Jean-Charles, en se dirigeant vers la porte.

— Arrêtez donc, M. Jean-Charles ! vous êtes bien farouche… C’est bon, j’accepte !

— Alors, signez-moi cette quittance.

Elle alla chercher une plume, et signa la quittance que Jean-Charles avait préparée.

— Maintenant, madame, je vous prie de me remettre le portrait de mon frère que je vois, ici, en compagnie d’une jeune fille.

— Ha ! vous n’y pensez pas, mon cher ami ! C’est ma fille qui a posé avec Victor et elle tient à conserver un souvenir de son…

— Combien le vendez-vous ?

— Vingt-cinq dollars, au moins !

— Je vous en donne cinq.

— C’est bon, prenez-le !

Elle décrocha le portrait qu’elle remit à Jean-Charles.

Au moment de partir, Jean-Charles dit à la femme Dodridge : « Vous avez commis une lâche action en écrivant à ma mère ; votre lettre insolente a failli la tuer ; mais elle se vengera de vous en priant le bon Dieu d’avoir pitié de votre pauvre âme… »

— Vraiment, vous me surprenez, monsieur ! car c’est la première fois que j’entends dire qu’on peut tuer une femme en lui demandant poliment de payer ce qui est dû…

Jean-Charles sortit en levant les épaules de dégoût.

Il alla rejoindre Victor qui l’attendait chez Mme de Courcy.

— Regarde ! dit-il, en lui mettant sous les yeux la quittance signée parla propriétaire du « Saumon d’or. » J’ai payé cette dette pour deux raisons, d’abord pour sauver ton honneur et celui de la famille, et ensuite pour tranquilliser la conscience si délicate de notre mère ; mais je te préviens que c’est la première et la dernière dette de cette nature que je paye ! Si tu as le malheur d’en contracter d’autres, tu les paieras ou tu iras les acquitter en prison !

C’est la détermination formelle que mon père et moi avons prise. Nous sommes prêts à t’aider, mais nous ne voulons pas que l’argent que nous gagnons péniblement, à la sueur de notre front, contribue au maintien des auberges et des sentines de vices…

À l’avenir, nous ne te donnerons de l’argent que pour payer les choses de première nécessité, et encore il faudra que tu nous produises des comptes authentiques, authentiques, comprends-tu ?

Regarde encore ceci ! ajouta-t-il en lui montrant le portrait qu’il avait obtenu de la femme Dodridge. Quand j’ai vu ton portrait dans le salon de cette femme, j’ai senti la honte me monter au front, et j’ai acheté ce portrait pour avoir la satisfaction de le détruire moi-même…

Allons, Victor ! j’espère que tu regrettes la vie honteuse et insensée que tu as menée ici, depuis quelques mois, et qui a déjà causé à nos parents tant de chagrins et à toi tant de désagréments ! Tu as pu tromper Mme de Courcy, le notaire Archambault et nos bons parents avec tes mensonges et ton hypocrisie, mais j’aime à te dire qu’il y a longtemps que je suis au courant de tes faits et gestes ; et je t’avertis qu’il n’y a pas que le fantôme qui a l’œil sur toi ; non ! car la police aussi te surveille et se prépare à te loger au violon, à la première fredaine que tu feras…

Victor trembla comme une feuille en entendant parler du fantôme et de la police, car il éprouvait une grande répugnance pour le cachot et une frayeur non moins grande pour le fouet du fantôme…

Jean-Charles reprit :

« Allons, mon cher Victor, redeviens un homme ! Songe à nos bons parents qui t’aiment tant, tu le sais, et à qui tu as eu la faiblesse de causer de la peine…

Promets-moi que, désormais, tu ne fréquenteras plus ces lieux ignobles, dégoûtants, infâmes, qui sont le tombeau de la foi, de la vertu, de la santé et de l’honneur ! »

Victor releva la tête, qu’il tenait baissée depuis quelques instants, et dit d’une voix ferme : « Oui, frère, je te le promets ! »

— C’est bien ! fit Jean-Charles en serrant à la broyer la main de Victor ; oublions le passé et regardons l’avenir avec confiance !


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