Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/12

Imprimerie du « Soleil » (p. 95-106).

UNE PARTIE DE CHASSE

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Le printemps de 1814 brillait dans toute sa splendeur. L’homme, les oiseaux, les insectes, la brise et les ruisseaux semblaient unir leurs voix pour célébrer la résurrection de la nature.

La paix qui régnait enfin dans notre pays et le retour des beaux jours faisaient renaître l’espérance dans tous les cœurs.

Les habitants des villes et ceux des campagnes avaient repris leurs travaux respectifs avec une ardeur fébrile, voulant réparer les dommages considérables causés à l’industrie, au commerce et à l’agriculture par les soldats américains. Mais, hélas ! cette paix n’était que le calme qui précède la tempête. Les Américains se préparaient à frapper un nouveau coup pour s’emparer du Canada.

Aussi, vers la fin de mai, ils traversèrent la frontière et recommencèrent leurs attaques contre la milice canadienne.

Le lieutenant-colonel de Salaberry, resté sur la brèche, voyait sa petite armée s’accroître de jour en jour de recrues, qui lui arrivaient de toutes parts.

Jean-Charles Lormier, après avoir obtenu le consentement de ses parents, offrit ses services, qui furent agréés avec bonheur. Mais ce n’est pas avec le même bonheur que ses bons parents lui accordèrent leur consentement. Au contraire, ils ne voulurent pas d’abord entendre parler de son départ pour la guerre.

— Non, non, tu n’iras pas ! lui dit son père

— Mais pourquoi donc, mon père, ne voulez vous pas que j’y aille ?

— À cause des dangers auxquels tu seras sans cesse exposé. Tu risques de perdre la vie ou au moins la santé dans cette guerre.

— C’est vrai, mon père. Mais n’est-il pas du devoir des citoyens de risquer leur santé et même leur vie pour combattre les ennemis de leur pays ?

— Nous avons assez de patriotisme au cœur pour le comprendre ainsi, reprit la mère ; mais tu as déjà fait ta part à la bataille de Châteauguay, puisque tu y as perdu un doigt. Il me semble que, sur le seuil de notre vieillesse, la patrie ne doit pas exiger, de nous, deux fois le même sacrifice dans l’espace de quelques mois…

— Hélas ! il m’est bien pénible, chers parents, de me séparer de vous, et de penser que mon départ va vous causer de la peine et de cruelles angoisses ; mais ne croyez-vous pas comme moi qu’il nous faille toujours sacrifier l’amour de la famille à l’amour de la patrie ? D’ailleurs, cher père, je veux marcher sur vos traces. En 1775, vous avez combattu vaillamment les ennemis de notre pays, et vous êtes sorti sain et sauf de tous les combats. Eh bien ! j’espère que Dieu me donnera votre vaillance et m’accordera le bonheur de vous embrasser après la victoire !

Un long silence suivit ces dernières paroles. Puis le père et la mère Lormier, après avoir pressé Jean-Charles sur leur cœur, lui dirent :

« Pars, enfant ! nous prierons Dieu pour toi ! »

Jean-Charles devait partir dans deux jours. Il mettait la dernière main à ses préparatifs, lorsqu’il entendit frapper à la porte. Il alla ouvrir, et se trouva en présence de l’abbé Faguy. Le curé portait un fusil sous le bras.

— Bonjour, M. le curé ! Est-ce que vous venez à la guerre, vous aussi ? lui demanda le jeune homme en riant.

— Oui, mon brave, je vais faire la guerre aux gibiers, et je viens vous prier de me servir de capitaine.

— Je vous servirai plutôt de lieutenant ; et je vous remercie de me fournir l’occasion de m’exercer la main avant de me trouver en face des Américains !

Il décrocha son fusil, et partit avec son aimable précepteur et ami.

Neuf heures venaient de sonner.

Jean-Charles dit à sa mère qu’il serait de retour pour le dîner.

Les chasseurs suivirent d’abord le rivage en tuant, par ci par là, quelques bécassines, puis, après avoir marché l’espace d’une vingtaine d’arpents, ils entrèrent dans le bois.

Le but du curé, en entrant dans la forêt, était de faire la chasse aux insectes plutôt qu’aux gibiers, car l’abbé Faguy était un entomologiste distingué.

— Pendant que je poursuivrai les infiniment petits, dit-il à Jean-Charles, tâchez d’attraper les infiniment gros…

Il accrocha son fusil à la branche d’un arbre et se mit à examiner soigneusement l’épais tapis de mousse qu’il avait sous les pieds, et qui lui promettait une ample moisson d’insectes !

Jean-Charles s’enfonça dans la forêt et chassa jusqu’à onze heures avec beaucoup de succès, puis il revint à l’endroit où il avait laissé le prêtre. Mais l’entomologiste n’était pas revenu, car son fusil pendait encore à la branche de l’arbre.

Jean-Charles se disposait à s’asseoir sur la mousse, quand, tout à coup, il entend un rugissement suivi d’un cri de détresse. S’emparant de son fusil, il s’élance dans la direction d’où vient le bruit. Mais à peine a-t-il fait quelques pas, qu’il s’arrête, glacé de terreur, devant le spectacle qui s’offre à ses regards. Il aperçoit d’abord deux oursons qui gambadent follement autour d’un arbre, et, plus loin, une ourse d’une taille énorme tenant l’abbé Faguy entre ses pattes, et s’apprêtant à le dévorer…

Notre héros épaule son fusil, et lance une balle à l’ourse qui roule sur le corps du curé. Il jette son arme à terre et bondit sur l’animal. Mais celui-ci, qui n’est qu’étourdi, se dresse soudain de toute sa hauteur devant le jeune homme et lui pose ses terribles griffes sur les épaules.

Jean-Charles est un instant ébranlé par le choc. Cependant, il garde son sang froid et se remet solidement sur pied. Puis de la main gauche il étreint l’ourse à la gorge, et de la droite il le frappe à coups redoublés sur la tête !

Une lutte épouvantable s’engage entre l’homme et l’animal. Mais l’ourse, déjà affaiblie par la blessure de la balle, ne peut résister longtemps aux coups que le poing formidable de notre héros lui applique toujours au même endroit, et elle tombe lourdement sur le sol.

Le lutteur prend son fusil et se débarrasse complètement de la bête en lui logeant une balle dans l’oreille.

Il se penche sur le corps inanimé du prêtre et constate, avec épouvante, que celui-ci ne donne aucun signe de vie, bien qu’il ne paraisse pas avoir été blessé.

Le prêtre est-il mort ou simplement évanoui ?

Jean-Charles tente de le ranimer en lui mouillant les tempes, mais ses soins et ses efforts sont inutiles. Alors, sans songer à son épuisement et à ses blessures, d’où le sang s’échappe abondamment, il prend l’abbé Faguy dans ses bras et se dirige vers le village.

La distance à franchir n’est que de vingt-cinq arpents, mais le chemin est très étroit et rocailleux, et notre héros marche avec beaucoup de lenteur pour ne pas perdre l’équilibre et tomber avec son précieux fardeau.

Il arrive au presbytère à midi et demi.

En l’apercevant, tout couvert de sang, et portant le curé dans ses bras, la vieille ménagère pousse des cris de paon !

— Allons, calmez-vous, mademoiselle, et envoyez chercher immédiatement le Dr Chapais.

Il entre en titubant, comme un homme ivre, et dépose son vénérable ami sur un canapé.

Cinq minutes plus tard, le serviteur du curé arrivait avec le Dr Chapais.

Ayant fait un examen rapide, le médecin constata qu’il n’y avait rien de grave. Un simple évanouissement, dit-il.

En effet, sous ses soins, le prêtre reprit bientôt connaissance.

En ouvrant les yeux, il aperçut Jean-Charles tout couvert de sang et les vêtements en lambeaux. Il se souvint de la scène du bois-Panet, et frémit en se rappelant l’attaque de l’ourse. Il ignorait le reste, mais il devinait tout maintenant et comprenait que le jeune homme lui avait sauvé la vie, au péril de la sienne ! Et, dans un élan de reconnaissance, il lui saisit les mains ensanglantées et les couvrit de baisers et de larmes.

Jean-Charles était dans un état qui faisait pitié à voir.

Le Dr Chapais lui dit : « Vite ! mon ami, monte dans la voiture avec moi et je vais t’accompagner chez ton père ! »

— Non ! protesta le curé : je ne veux pas que ses parents le voient dans cet état. Placez-le dans ma meilleure chambre, et je veux qu’il y reste jusqu’à ce qu’il soit complètement rétabli. Nous avertirons sa famille ce soir.

— Dans ce cas, dit le médecin, en prenant le bras du blessé, obéissons à M. le curé, et suis-moi !

Il le conduisit dans la chambre même du curé…

Après avoir étanché le sang qui coulait encore à flots des blessures du jeune homme, le médecin alla chercher à sa pharmacie ce dont il avait besoin pour faire les premiers pansements.

Avant de sortir du presbytère, il dit à l’abbé Faguy : « Notre ami porte sur les épaules et sur la poitrine des blessures très sérieuses, et il faut vraiment qu’il soit doué d’une force merveilleuse pour n’y avoir pas déjà succombé.

J’espère pouvoir le sauver, car les blessures à la tête qui m’inspiraient de vives inquiétudes, ne sont pas graves du tout. Mais je vous recommande de bien veiller sur lui pour l’empêcher de commettre des imprudences.

— Oh ! docteur, vous pouvez être sûr que je ne le quitterai presque pas. Je me rends à l’instant auprès de lui.

— Pardon, M. le curé, je vous défends bien de vous lever avant ce soir. Je vais vous préparer un médicament qui vous remettra parfaitement. À bientôt.

À une heure et demie, voyant que Jean-Charles n’était pas revenu, le père et la mère Lormier commencèrent à avoir des inquiétudes à son sujet.

— C’est étrange, dit la mère Lormier, qu’il ne soit pas déjà arrivé. Il m’a promis qu’il serait ici pour midi. J’ai le pressentiment d’un malheur, ajouta-t-elle, en se portant une main au front.

— Allons ! chasse cette sombre pensée. M. le curé l’a probablement retenu chez-lui pour dîner.

Mme Lormier branla la tête en signe de doute, et dit : « Va toujours t’en assurer. »

Le père Lormier partit aussitôt pour aller au presbytère. C’est le serviteur François qui lui ouvrit la porte.

Le père Lormier lui demanda si M. le curé était de retour.

François allait répondre, quand l’abbé Faguy, qui avait reconnu la voix du visiteur, dit : « Oui, M. Lormier, entrez ! »

Le père Lormier entra, et en voyant le prêtre couché sur le canapé, la figure triste et pâle, il lui demanda d’une voix tremblante :

« Et mon fils ? »

— Il est ici, répondit le curé ; venez vous asseoir près de moi.

— Mais, M. le curé, dites-moi tout : il est arrivé malheur à mon fils, n’est-ce pas ?

— Oui, mon ami, mais il est mieux maintenant.

— Où est-il ? je veux le voir !

— Il est dans ma chambre, et le médecin est justement à panser ses blessures.

— Ses blessures, dites-vous ? Grand Dieu ! que lui est-il donc arrivé ?

— Nous étions depuis environ une heure dans le bois Panet. Votre fils s’était éloigné pour chasser, et moi je m’amusais à chercher des insectes pour ma collection. Devant mes yeux passa un lépidoptère d’une rare espèce ; je voulus le saisir au vol, mais il disparut dans un buisson. Je m’élançai à sa poursuite et j’allais l’attraper, quand, du milieu du buisson, surgit une ourse qui se jeta sur moi et me renversa à terre. Je m’évanouis.

Que se passa-t-il ensuite ? Dieu et votre brave fils seuls le savent ! Lorsque je repris mes sens, j’étais étendu sur mon canapé, et j’avais à mes côtés Jean-Charles. Le cher enfant vous contera le reste.

Tout ce que je sais, c’est que je dois la vie à l’héroïsme de votre fils… Son dévouement lui a valu plusieurs blessures, mais aucune n’est grave ; et la meilleure preuve, c’est que mon sauveur, après avoir tué l’ourse, m’a porté dans ses bras depuis le bois-Panet jusqu’ici… Mais comme ses vêtements étaient en désordre, et que le sang s’échappait de ses blessures, je n’ai pas voulu le laisser partir sans lui faire donner les soins que son état requérait.

À ce moment, le Dr Chapais entra, et le père Lormier le supplia de lui laisser voir Jean-Charles.

— Oui, je vous permets de le voir, mais ne lui parlez pas, car il repose sous l’influence d’un narcotique.

Le médecin conduisit le père Lormier dans la chambre où son fils reposait, la tête presque entièrement enveloppée de bandages.

Debout comme une statue, et la tristesse peinte sur la figure, le vieillard, muet, regardait ce spectacle navrant. Tout à coup, il s’approcha du lit et mit son oreille près de la bouche du malade, afin de s’assurer s’il vivait encore ; puis ayant entendu sa respiration, il se releva un peu tranquillisé. Revenu auprès du docteur, il le pria de lui dire franchement toute la vérité.

— Votre fils n’est pas en danger, répondit le Dr Chapais, et je vous assure qu’il guérira complètement ; mais je ne crois pas qu’il puisse quitter la chambre avant cinq ou six semaines. Et, d’ailleurs, c’est le désir de M. le curé que Jean-Charles se rétablisse ici.

— Eh ! soupira le père Lormier, comment vais-je m’y prendre pour annoncer cette triste nouvelle à ma femme et à mes pauvres filles…

— Tenez, mon ami, dit l’abbé Faguy, voici ce que vous devez faire. D’abord, vous êtes trop bon chrétien pour ignorer que rien ne peut arriver sans la permission de Dieu. Eh bien ! allez dire franchement à votre famille : « Notre pauvre Jean-Charles a reçu des blessures en luttant contre une ourse pour sauver la vie du curé, mais ses blessures ne sont point graves. Cependant, il n’est pas revenu avec moi, parce que le curé, qui l’aime autant qu’un père aime son enfant, et qui est la cause de l’accident, a voulu absolument garder notre fils chez-lui, afin de le soigner lui-même. C’est un malheur, c’est vrai, qui nous arrive, mais à quelque chose malheur est bon. Grâce à cet accident, Jean-Charles ne pourra pas partir pour le champ de bataille, où sa bravoure l’aurait peut-être conduit à la mort. »

Ces dernières paroles parurent frapper l’esprit du père Lormier. Il répondit avec calme : « Vous avez raison, M. le curé, et je comprends qu’au lieu de murmurer, nous devons plutôt remercier le bon Dieu d’avoir permis ce malheur pour nous laisser notre fils ! »


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