Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/11

Imprimerie du « Soleil » (p. 75-94).

UN CLERC NOTAIRE QUI S’AMUSE

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Il y avait déjà plusieurs mois que Victor avait terminé ce qu’il appelait emphatiquement ses études, et il ne paraissait pas songer à son avenir.

Il savait friser ses moustaches, s’habiller et porter la badine comme un gommeux… et c’était tout ! Mais le père Lormier, qui n’était pas riche, commençait à murmurer contre les dépenses de son fils aîné.

Le jour des Rois au soir, profitant d’un moment qu’il était seul avec Victor, il lui demanda ce qu’il se proposait de faire, plus tard, dans le monde.

Cette question parut surprendre le jeune homme, qui baissa la tête sans répondre.

— Voyons, insista son père, réponds-moi : as-tu déjà pensé à ton avenir ?

— Oui… non… oui, j’y pense quelquefois.

— Eh bien ?

— Je voudrais prendre… je voudrais… je voudrais étudier le… la… le notariat.

— Le notariat ? à la bonne heure ! c’est une profession que j’aimerais te voir embrasser. Dès ce soir, je vais écrire à mon vieil ami, le notaire Archambault, de Montréal, et à ma cousine Françoise, de la même ville, qui te traitera, j’en suis certain, comme son propre enfant.

— Je vous remercie infiniment, mon père, dit Victor.

Le père fut surpris et charmé d’entendre cette parole courtoise sortir des lèvres de son fils ; car c’était la première fois, peut-être, que Victor lui adressait des remerciements…

Pauvre père ! s’il avait pu lire en ce moment dans la pensée de son fils, il aurait reculé d’horreur !

Depuis le commencement du carnaval, la jeunesse de Sainte-R… s’amusait très bien, mais d’une façon toujours conforme aux règles de la morale, que le vigilant curé savait faire respecter dans toutes les familles. Et la conscience des jeunes gens ne s’en trouvait que mieux, parce qu’elle n’avait que des peccadilles à se reprocher quand venait le saint temps du carême. Mais ces plaisirs innocents n’allaient pas du tout au goût dépravé et à la conscience élastique de Victor Lormier. Il lui fallait des amusements plus en harmonie avec les désirs malsains qui trônaient dans son cœur ; et il savait que la paroisse de Sainte-R… ne pouvait pas lui fournir les plaisirs qu’il rêvait.

Il était à se demander comment il pourrait faire, sans argent, pour atteindre son but ignoble, quand son père vint lui dire qu’il devait choisir une carrière.

Le père Lormier, en proposant à son fils d’aller à Montréal, donnait donc à celui-ci le moyen et l’occasion de réaliser le rêve infâme qu’il caressait depuis quelques jours ! Le misérable jubilait intérieurement.

Il prit sa canne et sortit en sifflant un motif d’opéra.

Il rentra au logis vers onze heures, et vit de la lumière dans la chambre de son frère.

Tiens ! se dit-il, mon fou de Jean-Charles qui jongle encore avec ses livres ? Je vais entrer le taquiner un tantinet avant de me coucher…

— Bonsoir, Jean-Charles ! lui dit-il joyeusement, en lui tapant sur l’épaule.

— Bonsoir, Victor !

Qu’est-ce que tu lis là : l’A. B. C., sans doute ? Et en disant cette sottise, il jette un coup d’œil sur le livre ouvert et les feuillets écrits que Jean-Charles a devant lui.

— Quoi ! s’écrie-t-il, tu traduis le latin maintenant ?… Parbleu ! elle est bonne celle-là !

Et il éclate de rire.

Jean-Charles ne répondant pas, Victor continue sur le même ton :

— Ah ! c’est pour apprendre le latin que, depuis plusieurs semaines, tu suis régulièrement, tous les deux soirs, les leçons du curé ! C’est encore dans les jardins de Virgile et d’Horace que tu pioches jusqu’à minuit et une heure du matin !

Franchement, je ne te comprends pas ! Laisse-moi donc voir un peu ce que tu as barbouillé sur ces feuillets…

Après avoir lu, il dit :

Vraiment, tu m’épates ! Je ne te croyais pas aussi savant que cela ! Quoi ! tu ne te contentes pas de faire une traduction libre de l’Énéide et des Géorgiques de Virgile, mais tu ambitionnes de rendre fidèlement la pensée du prince des poètes latins ! Pourquoi ne mets-tu pas ton chef-d’œuvre en vers… Plaisanterie à part, ce n’est pas mal, assurément, ajoute-t-il, en remettant les feuillets sur la table. J’avoue même que je ne suis pas capable d’en faire autant. Mais à quoi va te servir toute cette science ? Tu devrais comprendre que ça n’a pas plus de bon sens pour un habitant d’apprendre le latin, que pour un éléphant d’apprendre la valse !

Le latin pour un habitant : ha ! ha ! hi ! hi !

Puis il reprend : Ce n’est pas nécessaire de connaître la langue de Virgile pour tenir le manchon de la charrue ou traire les vaches… Il ne te manquait que cela pour ressembler à Cincinnatus !… Écoute ! je te conseille de travailler plutôt à réformer ton écriture afin de pouvoir copier convenablement mes actes quand je pratiquerai le notariat à Sainte-R…

— Hein ! es-tu enfin sérieux ? lui demande Jean-Charles avec un réel intérêt.

— Certainement ! je suis sérieux comme il convient à un futur notaire de l’être ! C’est la profession que j’ai choisie, au grand plaisir de notre père. Dans quelques jours, je partirai pour Montréal, et j’entrerai, je crois, à l’étude de maître Archambault.

— Si tu dis vrai, je t’approuve moi aussi, mon cher Victor, et tu peux compter sur mes humbles ressources pour t’aider à payer les frais de ta cléricature.

— Merci, Jean-Charles, et bonne nuit !

Le futur notaire alla se mettre au lit en disant : en voilà encore un naïf que je vais plumer à mon aise… Puis, sans réciter aucune prière, il s’endormit.

Jean-Charles, ainsi que le lecteur l’a remarqué, subissait toujours avec patience les balivernes et les injures de Victor.

C’est par le silence de la pitié, du reste, qu’un homme sage doit répondre aux injures d’un manant, surtout quand ce manant est un frère.

Le soir des Rois, le père Lormier avait écrit au notaire Archambault et à sa cousine Françoise, et le surlendemain, il recevait des réponses favorables à ses deux lettres.

Le notaire Archambault lui disait : « C’est avec le plus grand plaisir que j’accepte pour clerc le fils de mon bon et vieil ami Lormier. Je n’ai pas l’avantage de le connaître, mais s’il possède les qualités de son père, il fera grandement honneur à la profession du notariat.

« Tu m’as demandé une réponse par le premier courrier : tu l’as ! À mon tour, je te demande de m’envoyer ton fils par la première diligence ! »

La cousine Françoise terminait ainsi sa lettre :

« La mort m’a enlevé, il y a deux ans, mon fils unique. Eh bien ! le tien prendra la place du défunt dans ma maison et dans mon cœur… Qu’il vienne, je l’attends. »

Le père Lormier était si content du changement apparent qu’il remarquait depuis quelques jours chez son fils, qu’il oublia tout ce qu’il avait souffert de sa part dans le passé.

La mère, avec ce sentiment de bonté qui se retrouve dans le cœur de toutes les mères, disait à son mari : « Après tout, nous ne devons pas regretter les sacrifices que nous avons faits pour ce cher enfant ! Il s’est oublié, c’est vrai, mais il était si jeune ! Maintenant qu’il est disposé à mieux faire, aidons-le de toutes nos forces. »

Toute la famille allait s’ennuyer de l’absent ; mais celui-ci promettait d’écrire, d’écrire souvent, et de tenir sa famille au courant de ses affaires… de ses succès ! Enfin, on se saigna à blanc pour acheter de beaux habits à Victor.

Jean-Charles, au départ, lui glissa dans la main le fruit de ses épargnes ; et le clerc notaire quitta Sainte-R… en versant une larme hypocrite sur les mains de sa mère défaillante…

J’ai de l’argent… et je suis libre ! pensa Victor, en s’étendant sur le siège moelleux de la diligence… Et il se prit à savourer par anticipation tous les plaisirs que l’argent et la liberté peuvent procurer à un cœur corrompu !

Il arriva à Montréal le même jour, vers 5 heures de l’après-midi. Il appela un cocher et se fit conduire chez la cousine Françoise, Mme  veuve de Courcy, qui habitait une assez jolie maison située sur la rue Saint-Denis.

Mme  de Courcy était une femme de soixante ans, aux manières affables et au cœur très charitable. Elle vivait seule avec une vieille fille, qui était à son service depuis trente ans.

Dans l’espace de dix-huit mois, un double deuil était venu la frapper dans ses plus chères affections.

Son mari, homme probe, intelligent et laborieux, avait réalisé, dans le commerce de grains, une fortune de trente mille dollars, qu’il avait léguée à sa femme.

La veuve reçut Victor le cœur et les bras ouverts.

Elle s’informa de son père, de sa mère, de ses sœurs et en particulier de son frère, dont elle avait souvent entendu parler.

— Vous devez être fier de lui, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à Victor.

— Oh oui ! répondit laconiquement celui-ci.

— Certes, vous avez bien raison, car il fait non seulement honneur à notre famille, mais à tous les Canadiens-français. J’ai bien hâte de faire la connaissance de ce jeune héros. J’espère que vous me ferez le plaisir de me l’amener bientôt ?

— Oh oui !

— On le dit bon, généreux et fort comme six hommes ?

— Oh oui !

Victor, évidemment, ne partageait pas à l’égard de son frère l’enthousiasme de la cousine Françoise ; mais celle-ci ne parut pas s’en apercevoir, tant elle était heureuse de donner l’hospitalité à un membre de la famille Lormier, qu’elle affectionnait vivement.

— Justine ! portez, s’il vous plaît, le bagage de monsieur dans la chambre que mon pauvre fils occupait.

Et elle ajouta : « M. Victor Lormier doit demeurer ici, et je désire qu’il soit traité comme l’enfant de la maison. »

Puis, s’adressant au jeune homme : « J’apprends que vous entrez à l’étude de M. le notaire Archambault ?

— Oui, madame ; je me sentais attiré depuis longtemps vers le notariat, et je crois qu’il était difficile de me choisir un meilleur patron que M. Archambault.

— En effet, mon cher, M. Archambault est un savant et un saint homme.

— Ah ! un saint homme ! fit Victor, d’un ton plutôt moqueur que sympathique. J’en suis fort aise !

Après une pause, il reprit : savez-vous à quelle heure cet excellent M. Archambault se rend à son bureau, le matin ?

— On me dit qu’il y est toujours rendu avant sept heures.

— Sapristi ! il parait qu’il est matinal, le saint homme ! Et à quelle heure, s’il vous plait, va-t-il prendre son dîner ?

— Il ne va pas dîner, il prend le lunch au bureau.

— Sapristi ! Et il sort du bureau à quatre heures, je suppose ?

— Pardon ! jamais avant six heures.

— Sapristi ! Ça lui fait des journées de onze heures ! C’est donc un bourreau de travail que ce M. Archambault ?

— Il a une forte clientèle, voyez-vous, et puis c’est un homme très minutieux ; mais il n’est pas exigeant du tout, et il n’impose à ses clercs qu’un travail raisonnable. S’il se tient aussi longtemps à son étude, c’est probablement aussi parce que sa demeure ne lui offre plus les attraits qu’elle avait autrefois. Il est veuf, et ses deux fils, qui sont mariés, résident à Ottawa.

Ces dernières paroles rassurèrent un peu Victor. Décidément, il y aurait moyen de s’amuser avec un si brave homme pour patron.

— Je vous remercie, madame, de vos bons renseignements, et vous demande pardon si je me suis permis de vous poser des questions, peut-être indiscrètes, au sujet de M. Archambault.

— Mais pas du tout, mon cher Victor ! c’est tout naturel que vous désiriez connaître, avant de le voir, celui qui est chargé de vous diriger dans votre nouvelle carrière.

Justine vint dire à sa maîtresse que le souper était servi.

La salle à dîner était, comme les autres pièces de cette maison, d’une propreté remarquable. Peu de luxe, mais du goût et de l’ordre partout.

La vue de la table éveilla les convoitises gastronomiques du clerc notaire. Il fit royalement honneur aux mets délicieux qu’on lui servit, et complimenta délicatement et Mme  de Courcy et Mlle  Justine.

Bref, il se montra poli, aimable et reconnaissant. Cette reconnaissance partait plutôt du ventre que du cœur !

Vers sept heures et demie, il manifesta poliment à la maîtresse de céans l’intention d’aller voir un ancien confrère de classe.

— Allez, mon cher Victor ; vous êtes libre ! Ce confrère de classe, qui se nommait Urbain Chevanel, avait fait, de tout temps, le désespoir de ses maîtres et la désolation de ses parents. Il était clerc notaire. « Qui se ressemble, se rassemble, » dit le proverbe. Or, Urbain et Victor justifiaient pleinement cette sentence morale. Ils s’étaient connus et liés d’amitié au collège, et saisirent la première occasion de se rassembler dans le monde interlope.

Nous ferons grâce au lecteur de l’entrevue qui eut lieu entre ces deux jeunes misérables et des projets qu’ils formèrent pour l’avenir…

Victor rentra chez Mme  de Courcy à dix heures. Celle-ci lui indiqua la chambre qui lui était destinée, et lui souhaita une bonne nuit.

Resté seul, le jeune homme fit une rapide inspection de son nouveau logis. C’était une chambre vaste et bien meublée. Plusieurs tableaux et images en ornaient les murs. Les tableaux représentaient les principales scènes de la vie de Notre-Seigneur ; et les images, l’auguste Vierge-Marie, puis la mort du juste et celle du pécheur.

À la tête du lit, pendait un joli bénitier supporté par deux anges, et au pied du lit, adossé au mur, était placé un prie-dieu, au-dessus duquel brillait un grand crucifix doré.

Victor se déshabilla à la hâte, et allait se mettre au lit, quand ses yeux rencontrèrent le prie-dieu et le crucifix doré qui semblait lui dire : « Mon enfant, viens prier ! »

Il eut peur… Et s’approchant d’un large fauteuil, il s’y laissa choir.

Minuit sonna, et il était encore assis dans le fauteuil !

Allons ! se dit-il, je ne suis plus un enfant !

Il se leva, éteignit la lumière et se jeta dans le lit en se cachant la tête sous les couvertures… Le sommeil vint bientôt le soustraire à la frayeur passagère que la vue de ces pieux objets lui avait inspirée…

À six heures et demie, le lendemain matin, il se leva, fit sa toilette et sortit pour échapper aux obsessions qui l’avaient énervé et effrayé la veille. Il rentra au bout de trois quarts d’heure.

Ce cher enfant ! pensa la bonne Mme  de Courcy, en le voyant revenir, il a sans doute été entendre la messe !

— Eh bien ! mon cher étudiant, comment avez-vous passé la nuit ?

— J’ai dormi comme un enfant, madame !

— Tant mieux ! tant mieux ! Allons déjeuner maintenant.

En sortant de table, Victor prit congé de Mme  de Courcy, en lui disant qu’il se rendait à l’étude de maître Archambault.

Il était neuf heures précises, lorsqu’il se présenta chez son futur patron, qui lui fit l’accueil le plus sympathique.

Après avoir causé quelques instants avec Victor, le notaire lui dit : « Je vous donnerai dix dollars par mois pour la première année, et dans la suite je vous rétribuerai selon vos mérites. Ce que j’attends de vous, c’est une bonne conduite et beaucoup de ponctualité. Vos heures de bureau seront de neuf heures du matin à quatre heures de l’après-midi. Vous prendrez une heure pour le lunch. Acceptez-vous ces conditions ? »

— Certainement, monsieur, et avec reconnaissance !

— Très bien ! Faites-moi le plaisir de copier cette longue obligation, que je veux présenter au bureau d’enregistrement ce matin.

Victor se débarrassa de sa badine et de son chapeau haute forme, et se mit à l’ouvrage.

Il avait une très belle écriture. À onze heures et quart, l’obligation était copiée et collationnée.

Le notaire lui tailla de la besogne, et sortit pour aller faire enregistrer l’obligation.

Ouf ! fit Victor, en s’épongeant le front, il faut que ça marche rondement avec lui !

Le notaire revint à midi et dix minutes, et son clerc écrivait encore.

— Comment ! vous n’êtes pas allé dîner ?

— Je n’ai plus qu’une douzaine de lignes à écrire pour terminer cet acte de vente.

— Vous le terminerez à votre retour ; allez ?

Victor n’était pas fâché d’interrompre l’ouvrage, car, n’ayant pas l’habitude du travail, il avait la main et le bras engourdis.

Il arriva chez Mme  de Courcy, le sourire sur les lèvres. Je suis en retard, chère madame, dit-il.

— Mais non, mon enfant ! J’espère que vous êtes content et de votre patron et de votre matinée ?

— Oui, madame, je suis enchanté du patron, et j’ai fait de mon mieux pour lui donner satisfaction.

Il parla de ses heures de travail, mais ne souffla pas un mot des appointements que le notaire lui avait promis.

Comme toujours, il mangea consciencieusement et retourna au bureau pour une heure.

Le notaire tint Victor en haleine jusqu’à quatre heures, puis il le congédia en lui disant, pour l’encourager, qu’il était très satisfait de lui.

En sortant de l’étude de maître Archambault, notre étudiant fit la rencontre de son ami Urbain Chevanel, qui lui proposa, de l’amener au restaurant du « Saumon d’or. »

— Écoute, mon ami, lui dit Victor, je vais te suivre avec plaisir, mais je ne veux faire usage d’aucune liqueur enivrante, car il ne faut pas que ma maîtresse de pension s’aperçoive que je prends de la boisson.

— Viens toujours, et tu verras que dans cette maison, on peut s’amuser sans boire…

Ces paroles décidèrent le faible Victor. Chevanel conduisit son ami au restaurant du « Saumon d’or, » tenu par une jeune femme de réputation douteuse. Cette maison était le rendez-vous de plusieurs jeunes libertins qui avaient adopté cette maxime : « Il faut que jeunesse se passe ! »

C’était le milieu souhaité par Victor. Dès la première visite, il fit quelques liaisons, se mit au courant, se montra généreux, dépensa cinq dollars, et prit pied. Il se crut conquérant, mais il était surtout conquis. Tous ses instincts mauvais s’unirent pour le lier, l’enchaîner ! Il eut bien quelques vagues remords, puis il s’abandonna lâchement, bêtement à l’éternel ennemi de notre salut…

Oh ! qu’elle est profonde cette chute du jeune homme dans le premier enivrement de la passion, où sa tête tourne avec son cœur, où son jugement et sa conscience battent en retraite ; et où se forme la chaîne qui le tient esclave, peut-être pour toujours !

Vers cinq heures et demie, Victor prit congé, en promettant d’être de retour à huit heures.

Au souper, il tint à Mme  de Courcy ce langage : « J’ai renouvelé connaissance, hier, avec un ancien confrère de classe qui étudie le notariat depuis un an et qui possède une bibliothèque renfermant les meilleurs ouvrages sur le droit. Cet ami, garçon charmant et très laborieux, m’a fait l’offre d’aller étudier avec lui tous les soirs. Or, comme je désire acquérir le plus de science légale possible, je serais heureux d’accepter l’offre qu’il me fait ; mais j’hésite, parce que nous pourrions étudier très tard parfois, et ce serait ennuyeux pour vous ou pour Mlle  Justine de m’ouvrir la porte à onze heures ou minuit. »

— N’allez pas, pour cette raison, mon enfant, refuser une offre aussi avantageuse. D’ailleurs, j’ai deux clefs, et, si vous le désirez, je vous en donnerai une, et vous pourrez revenir à l’heure que vous voudrez.

Inutile de dire que Victor accepta la clef. C’était son intention d’en demander une, et, pour atteindre son but, il avait inventé une histoire, que Mme  de Courcy avait gobée comme un verre de lait.

Le misérable ayant gagné son point, se leva de table, salua respectueusement la brave femme, et… se rendit tout droit au « Saumon d’or »…

C’est dans ce lieu et dans d’autres semblables que, désormais, au sortir de son bureau, le clerc notaire dépensera sa jeunesse, ses facultés, son honneur, et l’argent qu’il obtiendra sous de faux prétextes…

Ce jour-là, il se vautra dans la fange et l’orgie jusqu’à deux heures le lendemain matin.

Sûr qu’il était de pouvoir rentrer au logis sans être remarqué, il ne s’était pas gêné de vider plusieurs verres de liqueur forte, afin, le misérable ! de ne plus être effrayé, comme la veille, par la présence des pieux objets qui décoraient sa chambre !

Il dormit d’un sommeil de plomb, comme dort le pourceau après s’être roulé dans la boue…

Trois mois s’écoulèrent sans amener de changement dans la vie honteuse de Victor. Il avait dépensé les cinquante dollars que Jean-Charles lui avait donnés et tout l’argent qu’il avait gagné chez son patron. Puis se trouvant pris au dépourvu, il n’avait pas reculé devant un infâme mensonge pour arracher trente dollars à Mme  de Courcy.

Voici le subterfuge qu’il avait employé.

Un jour, il dit à la bonne veuve : Depuis longtemps, nous consacrons, mon ami et moi, la plus grande partie de nos loisirs à la préparation d’un ouvrage sur le droit canadien, que nous voudrions publier en brochure. Le coût de l’impression s’élèverait à cent-cinquante dollars, mais si nous pouvions donner à présent le tiers de cette somme à l’éditeur, celui-ci se mettrait immédiatement à l’œuvre, et dans un mois nous pourrions mettre notre ouvrage en vente chez tous les libraires de la province. De plus, nous avons l’assurance de sir George Prévost que l’état en achètera cent exemplaires. De sorte que nous sommes sûrs de réaliser un joli bénéfice. Mon ami possède vingt-cinq dollars, mais, malheureusement, je ne suis pas en mesure de fournir la même somme, et, si je l’osais, je vous prierais de me la prêter.

— C’est vingt-cinq dollars qu’il vous faut ?

— Oui, chère madame.

— Mais avec plaisir, mon enfant ! Je vous en prêterai bien trente, si vous aimez.

— C’est bien, chère madame ; j’emploierai le surplus à des bonnes œuvres…

Et la naïve et trop confiante dame versa les trente dollars dans la main de l’hypocrite !

Chose étonnante, malgré l’existence orageuse qu’il menait, Victor était toujours à son poste, aux heures réglementaires, chez maître Archambault ; car il avait l’ambition maintenant de se faire admettre à la pratique du notariat. Il travaillait bien et avait même acquis l’esprit d’ordre que possédait à un rare degré son patron.

Aussi le notaire en était satisfait, et il s’était fait un devoir de le déclarer dans une lettre au père Lormier.

Grâce à l’hypocrisie, dont il était l’incarnation même, Victor avait réussi à capter entièrement la confiance de Mme  de Courcy.

La brave femme écrivait à Mme  Lormier que son fils était le modèle des étudiants de Montréal !

Et de son côté, Victor, comme il l’avait promis, adressait souvent à ses parents des épîtres qui les attendrissaient jusqu’aux larmes… Mme  Lormier lisait et relisait si souvent ces épîtres, qu’elle les savait par cœur !

— Ce tendre enfant ! ce cher ange ! disait-elle parfois à son mari ; quand on pense qu’on se permettait de lui faire des reproches…

Jean-Charles se réjouissait sincèrement des bonnes nouvelles que sa famille apprenait sur le compte de Victor.

Je l’ai condamné sans le bien connaître, pensait-il. Et il demandait pardon à Dieu du jugement téméraire dont il croyait s’être rendu coupable à l’égard de son frère…


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