Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/06

Imprimerie du « Soleil » (p. 29-36).

LA MAISON BLEUE

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Tous les Québécois ont connu la « Maison bleue », ou en ont entendu parler.

Elle n’avait rien de remarquable, cependant, si ce n’est sa couleur d’azur qu’elle a conservée jusqu’au jour de sa démolition, c’est-à-dire durant un siècle environ.

C’était une modeste construction en bois, à un étage, située sur la rue Saint-Vallier, au sud-ouest de l’hôpital du Sacré-Cœur, à Saint-Sauveur.

Il y a un demi-siècle, la solitude la plus complète régnait aux alentours de cette demeure. Elle paraissait alors très éloignée de la ville, probablement parce qu’elle était isolée dans un champ et qu’on y parvenait par un chemin impraticable. Aussi, quand les gens de Québec parlaient d’aller à la « Maison bleue », ils avaient le soin de choisir un bon cheval et une voiture solide…

Mais que de changements depuis !

La rue Saint-Vallier, qui était autrefois un véritable bourbier, est maintenant pavée en asphalte ! Toutes les autres rues de Saint-Sauveur sont macadamisées et entretenues avec la plus grande vigilance.

Cette paroisse est aujourd’hui annexée à la cité de Québec, et la superbe résidence du maire actuel de cette ville — l’honorable S. N. Parent — s’élève à quelques pas du terrain occupé naguère par la « Maison bleue ».

Cette maison était alors le rendez-vous des honnêtes gens qui aimaient à se livrer au plaisir de la table, de la conversation et de la danse. Elle était, en particulier, le rendez-vous des gens des noces.

La mode ne condamnait pas, comme à présent, les nouveaux mariés à un voyage, et la lune de miel n’était pas forcée de courir en chemin de fer…

Non ! et les noces, qui duraient deux ou trois jours, étaient couronnées par de joyeuses agapes sous le toit de cette maison si populaire.

Elle était tenue par un Français — type courtois et jovial — que tout le monde appelait « Paschal ».

Le 8 septembre au soir de l’année 18…, il y avait fête de gala chez « Paschal », en l’honneur d’un jeune couple de Saint-Roch, appartenant à des familles à l’aise.

Rien n’avait été épargné pour donner de l’éclat à la fête et du plaisir aux invités.

L’hôtellerie était resplendissante de lumières. De jolis bouquets de fleurs en ornaient toutes les chambres. La salle à dîner, surtout, offrait un coup d’œil charmant ; le propriétaire l’avait décorée avec beaucoup de goût.

Une société en verve et en appétit avait pris place autour d’une table garnie des mets les plus délicats.

On mangea fermement, on but modérément, et, au dessert, on chanta joyeusement !

La mode des discours indigestes et souvent ridicules, au dessert, n’était pas encore inventée… et les estomacs n’en digéraient que mieux !

Chaque convive y alla de sa chanson, et tout le répertoire national y passa !

— Mes amis, dit le père de la mariée, la danse étant un fameux digestif, je prie toute la compagnie de passer dans l’autre salle, où les musiciens sont à leur poste.

L’invitation fut chaleureusement acceptée, et, cinq minutes plus tard, les mariés et leurs amis mêlaient le bruit cadencé de leurs semelles aux accords du violon et de la clarinette…

Vers onze heures, la danse battait son plein. Un fiacre, portant six matelots en goguette, s’arrêta en face de la « Maison bleue ».

Les sons de la musique et les bruyants éclats de rire avaient attiré l’attention des marins, et la table toute servie, qu’ils voyaient du dehors, excitait maintenant chez-eux le désir de manger et de s’amuser aux dépends des French Canadians !

Le cocher leur fait observer que cette maison est l’hôtellerie la mieux tenue de Québec et que les gens avinés n’y sont pas admis. Ça m’a l’air de gens des noces, ajoute-t-il, et je vous assure qu’ils ne vous laisseront pas entrer.

— Avec cette clef-là, nous entrerons bien ! dit l’un des matelots, en faisant briller à la lueur de la lune la lame d’un poignard !

— Si vous descendez de ma voiture, je vous quitte ! menace le cocher, en s’apprêtant à fouetter son cheval !

— Nous t’avons payé, n’est-ce pas ? eh bien, attends-nous !

Mais les matelots ont à peine mis pied à terre, que le cocher, sans songer qu’il risque d’embourber sa voiture, lance son cheval au galop !

— Bah ! fait l’un des marins, en ricanant, nous nous rendrons au bâtiment, demain matin, dans la voiture des mariés…

Ils s’approchent de la maison, dont la porte et les fenêtres sont ouvertes comme en été, car la température est splendide.

Sans se donner la peine de frapper, ils entrent dans la salle à dîner et se placent à table.

— Mangeons et buvons ! commande le plus audacieux de la clique…

La gaieté était si générale et si bruyante en ce moment dans la salle de danse, que l’entrée des matelots ne fut pas tout d’abord remarquée. Et quand « Paschal » aperçut les intrus, ceux-ci avaient déjà dévoré deux poulets et vidé trois bouteilles de vin !

— Que faites-vous ici ? leur demande-t-il à brûle-pourpoint.

— Tu le vois, camarade, nous mangeons et buvons à ta santé !

— Sortez d’ici au plus vite !

Pour toute réponse, l’un des bandits se lève et frappe le propriétaire en pleine figure !

Une servante fait irruption dans la salle de danse en criant : « Venez vite ! venez vite ! le bourgeois a été assommé par des bandits… »

Tous les hommes s’élancent au secours de Paschal, mais ils sont mal reçus par les matelots qui les attendent de pied ferme.

Une bagarre terrible s’ensuit, au milieu des cris d’effroi que poussent les femmes, en courant d’une chambre à l’autre !

Tout à coup, des hurlements de chien retentissent au dehors, et l’on voit apparaître dans la porte la haute stature du vieux muet.

D’un coup d’œil, le colosse comprend tout. Il empoigne un des matelots et le jette comme une mitaine par la fenêtre ! Un autre matelot va frapper le vieux muet dans le dos avec son poignard, quand l’énorme chien saute à la gorge du brigand et le renverse par terre. Notre héros lui arrache le poignard, et le saisissant par une jambe, lui fait prendre le même chemin qu’à son compagnon ! Un troisième s’avance, le poignard à la main, mais le colosse lui applique sur la main un coup de pied formidable qui le désarme et lance le poignard au plafond…

Alors, se voyant vaincus, les quatre marins se jettent aux genoux du terrible lutteur et lui demandent grâce !

Se plaçant près de la porte, le géant leur fait signe de sortir, et, à tour de rôle, il leur administre, à l’endroit où le dos perd son nom, un maître coup de pied qui les envoie rouler au milieu de la rue…

Le chien ne paraît pas satisfait de la part qu’il a prise à la lutte, car il poursuit les matelots en leur mordant les jarrets !

Le vieux muet est obligé de siffler l’animal pour lui faire abandonner ses victimes !

Personne, heureusement, n’avait été blessé sérieusement. Paschal était le plus maltraité : il avait les lèvres fendues et l’œil droit au beurre noir ; mais il se félicitait d’avoir échappé, lui et ses hôtes, aux poignards des matelots.

— Ce n’est rien, dit-il, buvons maintenant à la santé de notre sauveur !

Tous les convives emplissent leur verre et boivent avec enthousiasme à la santé du vieux muet.

Après avoir vidé une larme de vin, notre héros veut se retirer, mais les convives, et surtout les dames, le supplient avec tant d’insistance de rester, qu’il se rend à leurs prières.

Il décline l’offre de danser, mais accepte celle de faire la partie de whist avec les doyens de la société.

La présence du colosse et du chien, qui, semblable à une sentinelle, se tenait sur le seuil de la porte, rassura tout à fait les gens des noces, qui se remirent à danser avec plus d’entrain que jamais !

Le lecteur est certainement curieux de savoir quel heureux hasard avait conduit le vieux muet, ce soir-là, chez « Paschal ». Nous allons satisfaire sa légitime curiosité.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, le temps était serein et la lune brillait au ciel comme un vaste ostensoir.

La marée était basse, et le vieillard venait de tendre ses filets.

En revenant à sa cabane, il crut entendre, dans le lointain, des flots d’harmonie que la brise lui apportait. Il prêta l’oreille, et perçut distinctement les sons de la clarinette et du violon.

Charmé par cette musique, qu’il n’avait pas l’avantage d’entendre souvent, il s’approcha de l’hôtellerie.

Blotti sous un arbre, il écoutait depuis quelques instants, quand, subitement, la musique cessa et des cris lamentables arrivèrent jusqu’à lui.

Il se redressa, comme mû par un ressort, et, pressentant quelque malheur, il courut vers la « Maison bleue », où se déroulait la scène que nous venons de raconter.

À cinq heures du matin, les gens des noces se séparèrent, bien à regret, de ce nouvel ami, qu’ils appelaient leur sauveur, et lui témoignèrent la plus vive reconnaissance.

Bien des années ont passé depuis cette joyeuse époque, et bien des habitués de l’hôtellerie légendaire sont disparus pour toujours…

Disparue, elle aussi, cette chère « Maison bleue », dont la vue seule faisait naître dans l’esprit des passants tout un monde de bien doux souvenirs !


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