Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/05

Imprimerie du « Soleil » (p. 21-28).

LA TIREUSE DE CARTES

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Le lendemain soir, en face de la maison servant de poste aux sapeurs-pompiers, un groupe nombreux et animé parlait de l’événement de la veille, qui avait créé tant d’émoi au sein de la paroisse. Tous faisaient l’éloge du vieux muet, à l’exception du père Latourelle, qui fumait nerveusement sa pipe, en réprimant, tantôt un geste et tantôt une parole menaçant de lui échapper.

— L’as-tu remarqué, Étienne, demande Jonas Grosselin, quand il a traîné son canot à l’eau ? On eût dit qu’il traînait une latte !

— Oui, répond Étienne Corriveau : c’était un tour de force, mais c’est surtout sur l’eau que j’ai admiré sa force et son adresse.

— Moi aussi, approuve Frédéric Patry : je croyais, à chaque instant, qu’il allait être englouti ; mais j’ai remarqué qu’il présentait toujours aux vagues la pince et jamais le flanc du canot.

— C’est justement cela qui prouve sa force et son adresse, reprend Étienne Corriveau. Car un homme faible et inhabile aurait coulé au fond tout de suite.

— Moi, dit Félix Bigaouette, ce que j’admire encore plus que sa force et son adresse, c’est son courage et son dévouement.

— Vous avez la note juste ! fait Jean-Baptiste Dufresne. Cet homme a bravé la mort pour sauver la vie à des gens qu’il ne connaissait pas. C’est du dévouement poussé jusqu’à l’héroïsme !

Bref, chacun avait une bonne parole à dire à l’adresse de notre héros.

— C’est malheureux qu’il soit muet ! oui, immanquablement, c’est malheureux ! dit Félix Fortin, politicien incurable.

— Et, s’il parlait, Félix ? interroge en riant Léon Saucier, tu en ferais sans doute un candidat ?

— Immanquablement ! je le prierais de poser sa candidature, aux prochaines élections, pour l’Assemblée législative ; et il serait élu immanquablement

— Bah ! reprend un farceur, François Kirouac, parmi nos députés, j’en connais plusieurs qui sont, à la Chambre, plus muets que lui…

— Vous avez raison ! glapit le père Latourelle, — sans saisir le trait d’esprit de François Kirouac, — car ce sauvage-là n’est pas plus muet que vous et moi !

— Hein ! que dites-vous ? interrogent toutes les voix.

— Je dis, bougonne, cette fois, le père Latourelle, qu’il fait le muet pour se moquer de nous. Tenez, hier, j’étais à ses côtés quand il donnait des soins à Pitre Verret, et lorsque le pauvre diable, qui avait bu plus d’eau que de raison, s’est mis à dégobiller, j’ai entendu le sauvage dire : « Sauvé ! »

— Ta ! ta ! ta ! vous radotez, vieil oiseau de mauvais augure ! interrompt Joachim Bédard. J’y étais moi aussi, je suppose ! et ce n’est pas le vieux muet qui a prononcé ces paroles, c’est la mère de mon ami Verret !

Tout le monde applaudit à la riposte.

Ce fut le signal de dispersion. Chacun reprit le chemin du logis.

Le père Latourelle, tout confus, se retira en marmottant entre ses dents :

« La tireuse de cartes me le dira bien, elle, si le sauvage parle ! »

Cependant, l’affirmation catégorique de Joachim Bédard, avait impressionné le père Latourelle et jeté le doute dans son esprit. Après tout, se disait-il, je peux bien m’être trompé ; à vrai dire, l’accident m’avait mis un peu à l’envers ! En tout cas, je vas aller consulter la « Châtigny, » qui passe pour avoir le don de faire parler les cartes.

Attends un peu, mon p’tit Joachim Bédard : tu auras bientôt de mes nouvelles…

Il y avait à la Canardière, petit village situé sur la rive nord de la rivière Saint-Charles, et qu’on nomme aujourd’hui Limoilou, une vieille femme qui pratiquait l’art de la cartomancie. On l’appelait familièrement la « Châtigny ».

Sa clientèle se composait principalement de jeunes filles et de jeunes gens, dont elle savait exploiter la naïveté, car c’était une madrée commère que la « Châtigny ! » Mais les revenus de cet art ne suffisant pas à sa subsistance, la cartomancienne blanchissait le linge, tricotait des bas, des mitaines, des cache-nez, etc., et avec ces divers métiers, elle trouvait le moyen de vivre assez bien.

Un soir de juillet, elle tricotait, en attendant la clientèle, quand elle entendit gratter à la porte. Croyant que c’était son chat, elle cria, sans se déranger : « Va te coucher, animal ! » Au bout de quelques secondes, le même bruit ayant recommencé, la « Châtigny, » impatientée, s’arme d’un torchon avec lequel elle veut corriger son chat importun. Elle entre-baille la porte et donne un grand coup de torchon, sur la tête de… d’un vieillard, qui recule, épouvanté !

— Oh pardon ! mille excuses ! monsieur, s’écrie-t-elle ; je croyais que c’était mon chat qui grattait à la porte !

— Moi, dit le père Latourelle — car c’était bien lui — je cherchais la sonnette !

— Vous l’auriez, cherchée longtemps, car il n’y en a pas ! Je vous prie, encore une fois, de m’excuser, monsieur, et veuillez entrer.

— Vous êtes madame Châtigny, n’est-ce pas ?

— Oui monsieur, pour vous servir. Prenez une chaise.

— On me dit que vous tirez aux cartes ?

— Oh ! oui, monsieur ; la cartomancie est un art que je pratique depuis quarante ans, à la satisfaction de tous ceux qui me font l’honneur de me consulter. Je possède aussi, sur le bout du doigt, la géomancie, la chiromancie, la physiognomonie…

— Pas possible ! s’écrie le père Latourelle, tout ébahi d’entendre prononcer ces grands mots, dont il ne comprend pas la signification. Alors, madame, vous êtes une savante ?

— Sans me vanter, monsieur, je crois pouvoir dire, sur le passé, le présent et l’avenir, tout ce qui peut intéresser mes honorables clients.

— Eh bien ! parlez sur ce qui m’intéresse dans le moment.

— Avec plaisir, monsieur, mais ma règle est d’exiger d’avance la minime rétribution de cinquante cents.

— Cinquante cents ! gémit le père Latourelle, en faisant une grimace ; vous n’y pensez pas ! Je vas vous donner vingt-cinq cents.

— Je n’ai qu’un seul prix, monsieur !

Il fallait donc s’exécuter. Le père Latourelle présenta deux pièces de vingt-cinq cents, que la Châtigny fit glisser prestement dans sa bourse. Puis, prenant un paquet de cartes, la sorcière se met à les aligner lentement sur la table.

Après les avoir examinées attentivement, elle risque ces mots : « Une femme brune vous aime tendrement. »

— Oui, je le crois, soupire le bonhomme, en pensant à sa vieille épouse !

— J’y suis, se dit en elle-même la tireuse de cartes ; c’est un veuf qui songe à convoler en secondes noces. Et tout haut, elle ajoute ; « Vous allez l’épouser prochainement. »

— Mais ! vous êtes une sorcière ! s’écrie le père Latourelle, pensant toujours à sa femme, car je dois fêter mes noces d’or dans deux semaines !

— Ha ! se dit la Châtigny, il n’est pas veuf… Il faut chercher autre chose.

— Monsieur, vous avez un ennemi !

— Ça, c’est encore vrai ! cet ennemi n’est autre que Joachim Bédard, qui m’en veut parce que je lui ai conseillé de ne pas se risquer sur l’eau, dimanche dernier, à l’approche de la tempête.

Ces dernières paroles jettent la tireuse de cartes dans le ravissement. Car elle avait entendu raconter, par le menu, le sauvetage émouvant que le vieux muet avait opéré sur la rivière Saint-Charles, et elle supposa que la visite du bonhomme n’était pas étrangère à cet événement.

Touchant plusieurs cartes avec le bout d’une plume d’oie, elle se met à compter à haute voix : un, deux, trois, quatre, cinq, six. Puis, d’un accent tragique : « Ciel ! que vois-je ? six jeunes gens qui vont se noyer sous les yeux de leurs parents et amis, et nul ne cherche à les secourir ! Que vois-je encore ? un homme, un sauvage, saute dans un canot et vole au secours des malheureux… »

Ici, la Châtigny fait une pause et regarde, à la dérobée, le père Latourelle, qui parait en proie à la plus vive agitation. Et elle continue : « Ce sauvage est accompagné d’un chien ; je les vois plonger et retirer deux hommes du fond de l’eau ! Ce sauvage sauve ensuite les quatre autres jeunes gens qui s’étaient accrochés à leur chaloupe renversée ! »

La cartomancienne fait une nouvelle pause, et le père Latourelle en profite pour lui adresser, d’une voix tremblante, cette question :

— Ce sauvage, madame, parle-t-il ?

La tireuse, après avoir regardé à plusieurs reprises trois différentes cartes, en les frappant chaque fois de sa plume magique, répond :

« Non, il ne parle point, puisqu’il est muet ! »

— Quoi ! madame, vous affirmez qu’il est muet ?

— Je l’affirme ! répond la cartomancienne, d’une voix solennelle.

— Hélas ! je vois bien que je ne suis pas chanceux ! fait mélancoliquement le bonhomme…

— Est-ce que vous n’êtes pas satisfait de la consultation, monsieur ?

— Oh ! oui, madame ! très satisfait ! Tenez, par chez-nous, à Saint-Sauveur, personne ne veut croire à la sorcellerie, et je commençais moi aussi à en douter ; mais, maintenant, j’y crois plus que jamais, et je proclamerai partout que vous êtes une sorcière, une vraie !

— Je ne suis pas une sorcière, monsieur ; je connais mon art, voilà tout !

Et le père Latourelle reprit, tout penaud, le chemin de sa paroisse, se promettant d’être, à son tour, aussi muet qu’une carpe !