Texte établi par Société des livres religieux (1p. 106-110).

CHAPITRE XI.

ambroise veut sortir du royaume.

Dans les âmes vives et ardentes, la douleur s’exhale en mouvements violents et impétueux, et cette violence même la soulage. Il n’en est pas de même dans les âmes fortes, mais sensibles ; l’objet de leur peine est toujours présent à leur esprit, et, ne parlant qu’à elles-mêmes de leur douleur, elles en rendent le sentiment plus profond et plus durable. Tel était le caractère que la nature avait donné à Ambroise ; les longues peines l’avaient encore fortifié, en fournissant toujours à son esprit de nouveaux sujets de réflexion. Il se rappelait continuellement toutes les aventures de sa vie, depuis la mort de son père jusqu’à celle de sa mère ; toutes ces « déclarations du roi, » qui avaient été pour lui des sujets de peine, et qui probablement devaient l’être encore pendant tout le reste de ses jours. Il voyait la haine que ces punitions continuelles excitaient contre ceux de sa religion, et il gémissait profondément.

Il n’avait point oublié l’exhortation que sa mère lui avait faite de tâcher de délivrer ses frères et ses sœurs pour les faire passer dans un pays de liberté, et il résolut de ne rien négliger pour cela. Il se transportait sans cesse, par la pensée, dans ces heureuses contrées où il trouverait enfin la liberté de conscience et le repos. Cent lettres, qu’il avait lues de divers réfugiés, lui avaient dépeint le plaisir qu’ils avaient éprouvé lorsqu’ils s’étaient vus hors de France. La joie de ces malheureux expatriés était si vive, qu’aussitôt qu’ils étaient sortis des frontières, ils se jetaient à genoux pour remercier le ciel ; ils baisaient avec transport cette terre nouvelle qui leur donnait l’hospitalité, et, se tournant vers leur patrie, ils versaient des larmes sur ceux qui y étaient encore renfermés. Tous ces récits échauffaient tellement l’imagination des protestants français, qu’ils sortaient par centaines et par milliers ; on voyait les charrues abandonnées au milieu des campagnes, les bestiaux délaissés dans les étables, les manufactures renversées et les fugitifs s’évader enfin par troupes si considérables, que ni les corps de garde, ni les archers, ni les paysans armés n’osaient les arrêter[1].

Ambroise chercha donc à engager ses frères et ses sœurs à s’échapper de leurs couvents pour le suivre. Il eut beaucoup de peine à avoir de leurs nouvelles ; il serait trop long de raconter comment il y parvint, et tout ce qu’il apprit de la manière dont ils étaient traités[2]. Il attendit plusieurs mois afin de leur laisser le temps de s’échapper ; mais, voyant que son attente était vaine, il se décida enfin à prendre la route de la Suisse, pour passer de là en Hollande, où il avait des parents. Il ne manqua pas de compagnons de voyage. On venait précisément alors de renouveler l’exécution de cette déclaration du roi[3] qui ordonne aux pères et aux mères de faire baptiser leurs enfants à l’église dans les premières vingt-quatre heures. Les convertisseurs étaient très ardents à faire exécuter cette loi, et les protestants ne pouvaient soutenir ce nouveau genre de persécution. Ils disaient que l’Église regardant comme siens les enfants qu’elle avait baptisés, on les leur enlèverait un jour pour les mettre dans des couvents ; qu’ils ne pouvaient pas consentir à promettre d’élever leurs enfants dans la religion romaine, comme ce baptême forcé les y engageait ; qu’ils savaient bien que ce n’était là qu’un prétexte pour les soustraire un jour à l’autorité paternelle. Ils se rappelaient que, la même violence ayant été faite il y avait quelques années, un bruit sourd avait couru que, dans le débat entre les pères qui refusaient leurs enfants et les curés qui voulaient les leur arracher, les enfants, victimes de cette violence, étaient expirés entre leurs bras. L’alarme enfin était si générale partout, que les familles entières s’expatriaient, et, au lieu que jusque-là on n’avait vu que des particuliers aigris par leurs maux s’enfuir pour s’y soustraire, ici c’étaient les pères et les mères ensemble qui, frappés dans l’endroit le plus sensible, entraînaient avec eux et leurs enfants et ce qu’ils pouvaient emporter de leurs richesses.

Pour rendre sa fuite plus secrète et plus sûre, Ambroise s’associa avec une douzaine de personnes seulement, passant dans les lieux les plus difficiles et ne marchant que la nuit pour éviter les corps de garde et tout catholique ; car il n’en était point qui ne crût avoir, aussi bien que les soldats et les dragons, le droit d’égorger et de voler leurs compatriotes. Les bons sujets, disaient-ils, doivent s’empresser à l’envi de travailler au bien de l’État.

  1. Quels maux ne marchèrent pas à la suite de ces désertions nécessitées ! Ils se multiplièrent à l’infini : non seulement on perdit des sujets utiles ; non seulement l’or, l’argent et les arts de la France furent portés en d’autres climats ; mais on vit tomber, bientôt après, les fabriques, les manufactures et le commerce. Les mémoires de quelques intendants nous édifient sur les épouvantables pertes que nous avons subies à cet égard.
  2. Les écrits du temps nous ont conservé le souvenir des moyens de conversion qu’employaient les religieuses et les moines. On se servait de « fausses visions, de faux miracles, de fausses condamnations qu’on disait prononcées contre les enfants opiniâtres ; des promesses, des menaces, des bienfaits, des châtiments, des prisons, des jeûnes, des notes d’infamie : tout était mis en usage pour les réduire… Il y en eut plusieurs qu’on mit dans un état pitoyable par ces indignes traitements, plusieurs dont on altéra l’esprit par ces persécutions continuelles… Une jeune fille de Bellême ayant été enfermée à Alençon dans une maison établie pour les enfants de son sexe, y attira, par sa constance, la haine des dévotes qui en étaient les directrices. Un jour, elles lui mirent tout le corps en sang à coups de verges, et mille autres mauvais traitements la rendirent épileptique… On les enfermait dans des cachots sales, humides, obscurs ; et, en les y mettant, on ne leur parlait que de démons qui y revenaient… On les traînait par force à la messe. » Les verges étaient surtout les armes dont les religieuses aimaient à se servir contre les jeunes filles, par je ne sais quel raffinement de cruauté luxurieuse, dont on trouverait facilement la raison dans la vie cénobitique. « À Uzès, la justice même autorisa ces outrages. Les supérieures de la maison des Nouvelles Converties, établies dans cette ville, se plaignaient de la rébellion de quelques filles qui ne paraissaient pas assez bonnes catholiques ; on les condamna à recevoir le fouet de la main de ces fausses dévotes, et la chose fut exécutée en présence du major du régiment de Vivonne et du juge de la ville. Il y en avait huit de coupables, dont la plus jeune avait seize ans, et dont la plus âgée n’en avait que vingt-trois. Cependant, on les traita comme des enfants de six à sept ans. Elles furent fouettées à la vue de plusieurs de leurs compagnes, pour leur servir d’exemple. Pendant l’exécution, elles reprochaient à ces hypocrites leur fausse piété, qui les faisait renoncer à la pudeur de leur sexe… » (Benoit, Hist. de l’édit de Nantes, tome V, pages 884, 893 et ailleurs).
  3. 13 décembre 1698, art. 8.