Texte établi par Société des livres religieux (1p. 96-105).

CHAPITRE X.

mort tragique de la mère d’ambroise.

Ambroise faisait des progrès dans la connaissance du négoce ; il avait des talents : l’infortune avait formé son esprit par la longue habitude où elle l’avait mis de réfléchir, et, dans un âge encore assez tendre, il avait toute la maturité que donnent le temps et l’expérience. Sa mère était épuisée par les larmes qu’elle avait versées ; la pauvreté et la douleur avaient sillonné ses traits ; et une vieillesse prématurée était le fruit de ses longues et continuelles angoisses. « Mon fils, » disait-elle quelquefois, « je ne saurais plus aimer la terre : mes maux m’en ont détachée. Quel meilleur usage puis-je faire du temps qui me reste, que de me préparer à ma fin qui s’approche ? J’emploie tout celui que je ne passe pas avec vous à méditer, à lire, à rendre à mon Dieu les hommages que je lui dois, et faire à mes semblables le peu de bien qui est en mon pou

les soldats tiraient à brûle-pourpoint sur une assemblée surprise.
voir. » Ambroise se plaisait dans ces entretiens avec sa mère, et il n’était jamais si heureux que lorsqu’il avait contribué à calmer ses douleurs.

Un soir qu’il se retirait chez lui, il fut extrêmement étonné de ne point y trouver sa mère : elle était sortie, lui disait-on, à l’entrée de la nuit, avec promesse de ne pas tarder à revenir. Il l’attendit avec inquiétude ; cette anxiété allait toujours en croissant, et une douleur pressante, qui gonflait et élevait sa poitrine, était pour le malheureux Ambroise le pressentiment de quelque affreuse catastrophe. Ce pressentiment ne le trompa point. Il vit arriver sur le minuit sa mère soutenue par une de ses amies, et ayant beaucoup de peine à marcher. Ambroise voulut aller à elle pour lui faire de tendres reproches ; mais quel ne fut pas son effroi, en la voyant toute sanglante, pleurer, étendre les bras pour l’embrasser, et tomber évanouie sur son sein ! Il apporta tous les soins possibles pour la faire revenir à elle-même ; et il eut enfin le bonheur d’y réussir ; et il apprit alors qu’elle avait été dans un bois où quelques personnes s’étaient rassemblées pour prier Dieu ; qu’elles avaient été trahies, et que des soldats s’étant transportés sur le lieu, les avaient surprises à la faveur de l’obscurité et avaient tiré dessus à brûle-pourpoint ; que la moitié de cette assemblée, composée de femmes et de vieillards, avait été massacrée, et que le reste était prisonnier[1]. La mère d’Ambroise avait été blessée d’un coup de feu au-dessous des côtes ; son fils courut chez un chirurgien pour demander du secours. Que de larmes ne versa-t-il point lorsqu’on lui apprit que la blessure était mortelle, et que sa bonne mère n’avait plus que quelques heures à vivre ! Mais il fallait qu’il savourât toute l’horreur qui accompagnait alors les derniers moments. Le chirurgien le tira à l’écart : « Je ne puis éviter, monsieur, » lui dit-il, « de faire mon devoir et d’avertir le curé du danger où est votre mère ; il doit lui apporter les secours spirituels ; je serais puni, si je ne lui en donnais pas avis. » Ambroise effrayé n’épargna ni larmes, ni prières, pour empêcher le chirurgien de faire cette funeste dénonciation. Celui-ci répondit que la Déclaration du roi était trop expresse[2] ; qu’il y avait une amende de 300 livres, et qu’il ne pouvait pas, pour lui faire plaisir, s’exposer à la payer. En disant ces mots il enfila l’escalier et descendit avec précipitation. Ambroise connaissait ce qu’avait de terrible pour un mourant l’arrivée du curé et des officiers de la justice, leurs sollicitations, leurs menaces et le procès-verbal dressé, sans ménagement, sous les yeux du mourant lui-même. Ce cas-ci devenait, d’ailleurs, plus grave, parce que le chirurgien qu’on avait imprudemment instruit ne pouvait manquer de dire où et comment sa malade avait reçu cette blessure mortelle. Il connaissait l’attachement de sa mère pour sa religion ; et il ne doutait pas qu’après sa mort, elle ne fût traînée sur la claie et jetée à la voirie. La piété filiale lui donna dans ce moment un courage et des forces qu’il n’aurait jamais trouvées dans d’autres circonstances. Il enveloppe sa mère dans une couverture, et l’emporte sur ses épaules, pour la dérober aux persécutions dont elle était menacée. L’embarras et le poids de cette charge l’empêchèrent d’aller bien loin. Se trouvant dans une rue détournée vis-à-vis de la porte d’un de ses amis, il s’y arrêta, et son ami étant descendu au bruit de la sonnette, Ambroise lui demanda, la larme à l’œil, un asile pour sa mère expirante ; il se préparait même à monter avec son précieux fardeau. Mais, dans ces temps malheureux, chacun songeait à sa sûreté, et la crainte de ses propres maux rendait insensible à ceux des autres. « Mon cher Ambroise, » lui dit son ami, « je ne puis vous accorder ce que vous me demandez ; je connais les lois : elles sont sévères, et leurs exécuteurs avides et impitoyables. Il y a une Déclaration du roi[3] qui défend, sous peine d’une amende de 500 livres, de retirer sous prétexte de charité, les malades de la Religion Prétendue Réformée. Cette loi est contraire à la justice ; elle foule aux pieds l’humanité ; je conviens de tout cela ; mais ma fortune ne me permet pas de faire ces sacrifices ; et vous devriez vous apercevoir déjà que votre séjour trop long devant ma porte m’expose et vous perd. » Ambroise, terrassé par ce refus, ne pouvait en croire ses oreilles ; mais son amour pour sa mère lui donnait des forces, et, reprenant son fardeau, il continua de marcher, en tâtonnant, au milieu des ténèbres, aussi effrayé, en faisant cet acte d’héroïsme, que s’il eût commis le plus grand forfait.

Il y avait une petite rue écartée, qui menait hors de la ville, dans une chaumière déserte. Ce fut dans cette masure abandonnée qu’Ambroise alla se réfugier. Sa mère était accablée de fatigue et de souffrance ; son sang se perdait, et elle connut elle-même que sa fin était prochaine. « Non, ma mère, » lui disait son fils, « je ne puis croire que la providence vous arrache de mes bras d’une manière si cruelle ! Le ciel est juste : il ne permettra pas que je vous perde dans un temps où j’ai tant besoin de vos secours. Ah ! vivez pour ma consolation et pour mon bonheur ! Souffrez que j’envoie cet homme qui nous a suivis prier le chirurgien de nous prêter encore ses secours. » — « Non, mon fils, ils seraient inutiles ; laissez-moi mourir loin de ces hommes affreux… Leurs secours, mon fils ! peut-être ils vous les refuseraient ! N’ont-ils pas toujours des déclarations du roi pour servir de prétexte à leur barbarie ? Et qui sait s’ils n’allégueraient pas, pour me refuser leur assistance, cette déclaration[4] qui ordonne aux médecins de se retirer à la seconde visite et d’abandonner leurs malades lorsqu’ils refuseront d’abjurer leur religion ? Vous me faites perdre des instants précieux, mon cher fils. Recevez ici ma bénédiction ; conservez la mémoire de votre mère ; tâchez de faire passer vos frères et vos sœurs dans un pays où l’on puisse adorer et servir Dieu en liberté ; préservez mes os de la persécution, en ensevelissant mon corps dans un lieu écarté… » La voix de cette infortunée s’affaiblissait. Elle dit à son fils de se tenir sans parler à ses côtés, et, après avoir donné environ une demi-heure à la prière, elle rendit le dernier soupir.

Ambroise, désolé, embrassait les restes insensibles de la meilleure des mères. Il l’arrosait de ses larmes ; il lui adressait les paroles les plus touchantes, comme si elle l’avait entendu ; et tel était son égarement qu’il attendait à chaque instant qu’elle rouvrît les yeux à la lumière. L’homme qui l’avait accompagné était attendri de ce spectacle ; il n’épargnait rien pour adoucir la douleur de cet infortuné, et il parvint enfin à l’arracher de dessus le cadavre, sur lequel il étendit la couverture qu’ils avaient apportée.

Cependant il était grand jour, et le soleil éclairait le fond de la chaumière. Le péril où Ambroise comprit qu’il se trouvait commença à l’effrayer ; la crainte vint faire diversion à la douleur. Il convint avec cet homme, dont il était sûr, que celui-ci irait à la ville chercher quelques provisions pour passer la journée ; qu’Ambroise garderait sa mère et que, le soir, ils iraient l’ensevelir dans un lieu éloigné. Il fut assez heureux pour n’être point découvert durant le jour. Quand la nuit fut arrivée, aidé de ses parents et de quelques amis, il se hâta d’aller ensevelir sa mère. On eut beaucoup de peine à l’arracher de dessus son tombeau, et ce ne fut qu’après avoir versé un torrent de larmes qu’il lui dit enfin le dernier adieu.

  1. L’édit de la révocation de celui de Nantes, en défendant les assemblées, prononçait la confiscation de corps et de biens ; la peine de mort ne fut décernée expressément que par l’édit du 1er juillet 1686, article v. Une ordonnance du 12 mars 1689 confirme cette disposition, et ordonne, de plus, que ceux qui n’auront pas été pris en flagrant délit, mais qu’on saura avoir assisté à ces assemblées, seront envoyés aux galères pour la vie, par les commandants ou intendants des provinces, sans forme ni figure de procès. Quelle était donc la cause de cette excessive sévérité, de cette violation des droits des citoyens, qui ne peuvent être condamnés à des peines afflictives sans un jugement régulier, droit que les ordonnances mêmes de Louis XIV avaient reconnu ?

    L’on m’avouera donc qu’il est bien dur de condamner aux galères des citoyens paisibles, des gentilshommes qui avaient versé leur sang pour la patrie, parce qu’ils avaient prié Dieu en français et en commun pour la prospérité de l’État et du prince. Il était donc cruel de laisser subsister ces déclarations et de les confirmer même par une autre, du 14 mai 1724, après que soixante ans d’une soumission, qui n’a pas même été troublée par un murmure, ont prouvé que les protestants français sont des sujets obéissants et des citoyens fidèles.

    Toutes ces déclarations ont été la cause des excès commis par les troupes. Le 17 mars 1745, deux compagnies du régiment de La Rochefoucault-cavalerie, fusillèrent, près de Mazamet, dans le diocèse de Lavaur, une assemblée, quoiqu’on ne leur fit aucune résistance. — Cent vingt-trois fantassins en firent de même le 21 novembre suivant, proche Saint-Hippolyte, en Cévennes. — Le 8 septembre 1748, aux environs de Saint-Ambroix, diocèse d’Uzès, un détachement insulta les femmes et les filles, leur arracha leurs bagues, crochets d’argent et colliers, leur prit ce qu’elles avaient d’argent, et blessa diverses personnes. — Des dragons firent le même traitement à une autre assemblée, le 9 juin 1749, en Dauphiné, près de Montmeyran. — Le 22 novembre 1750, plusieurs personnes furent aussi blessées proche d’Uzès, par cent cinquante

    hommes du régiment de l’Île-de-France, qui firent en outre trois cents prisonniers, lesquels se laissèrent prendre comme des agneaux, quoique l’assemblée fût fort nombreuse.
  2. 13 décembre 1698, art. 12. Arrêt du Parlement de Toulouse, 22 juin 1699.
  3. 4 septembre 1684. Arrêt du Conseil qui défend aux protestants de retirer dans leurs maisons aucun pauvre malade de leur religion. Ces malades sont condamnés à respirer l’air empoisonné des hôpitaux, et l’arrêt punissait d’une amende la pratique des vertus que l’Évangile enseigne.
  4. Du 8 mars 1712.