Le venin des vipères françaises/Chapitre 1

Librarie J. B. Baillière et Fils (p. 8-14).

CHAPITRE PREMIER

Serpents venimeux et venins en général.


Sans avoir la prétention de donner ici une classification scientifique des serpents et des venins, nous pensons cependant que quelques notions tout à fait générales sur ce sujet pourront faciliter l’intelligence de notre travail.

Les naturalistes divisent les serpents venimeux en trois sous-ordres ;

1o Les Opisthoglyphes, ainsi nommés parce que leurs crochets, munis d’une rainure pour l’écoulement du venin, sont placés en arrière des autres dents, disposition qui rend leur morsure moins dangereuse que celle des serpents appartenant aux groupes suivants ;

2o Les Protéroglyphes, qui présentent des crochets à rainure, situés en avant des autres dents. Quelques serpents de ce groupe, en raison de certains caractères morphologiques qui les font ressembler aux Colubriformes non venimeuses (présence de plaques sur la tête, par exemple), sont désignés par certains auteurs sous le nom de Colubriformes ou Colubridées venimeuses. Tels sont le Naja tripudians (cobra di capello ou serpent à lunettes) de l’Inde, le Naja nigricollis (naja noir ou serpent cracheur) de la Guinée ;

3o Les Solénoglyphes, qui eux aussi présentent des crochets placés en avant des autres dents, mais caractérisés par ce fait que ces crochets sont munis pour l’écoulement du venin, non d’une simple rainure, mais d’un canal entièrement fermé. Ce groupe désigné aussi par certains auteurs sous le nom de Vipéridés, se divise en deux familles, les Vipérinés et les Crotalinés.

C’est dans la famille des Vipérinés que se rangent les deux genres français que nous nous proposons d’étudier dans notre thèse, c’est-à-dire Pelias berus Dum et Bihr. (Vipera berus, Linn.) ou péliade, et Vipera aspis (Linn.) ou vipère aspic. Les auteurs signalent l’existence dans le Dauphiné d’une troisième espèce, la vipère ammodyte (Vipera Ammodytes).

L’inoculation du venin, consécutive à la morsure des serpents venimeux, produit chez les animaux et chez l’homme des accidents toxiques qui peuvent entraîner la mort et la gravité des accidents d’intoxication varie en fonction de différents facteurs. C’est ainsi qu’indépendamment du poids et de la résistance propre de l’animal ou de l’individu mordu, il faut tenir compte de l’espèce à laquelle appartient le serpent mordeur et de la quantité de venin qu’il est susceptible d’inoculer. Les glandes d’un Naja tripudians peuvent renfermer jusqu’à 2 grammes de venin, celle du crotale (Crotalus durissus, serpent à sonnettes) 1 gr. 50. Nos vipères françaises sont loin d’en posséder une pareille quantité. Vipera aspis n’en possède que 15 à 17 centigrammes, Vipera berus 10 centigrammes environ. Mais à chaque morsure le serpent n’inocule pas la totalité du contenu de ses glandes venimeuses, et ce contenu varie selon que le serpent est à jeun, ou selon qu’il a déjà mordu.

D’ailleurs la toxicité d’un venin varie selon l’espèce qui le fournit. Calmette a montré (pie si la dose mortelle en moins de 12 heures, de venin desséché, pour 1 kilogramme de lapin est de 0,25 milligrammes s’il s’agit de venin de cobra, elle est de 4 milligrammes s’il s’agit de venin de vipère péliade. Tandis que 1 gramme de venin de cobra tue 4.000 kilogrammes de lapin et a par conséquent une activité de 4.000.000, 1 gramme de venin de vipère péliade ne tue que 250 kilogrammes de lapin et son activité n’est que de 250.000 (p. 275, ind. bibl. 1). L’activité d’un venin augmente aussi à mesure que l’animal qui le possède est à jeun depuis plus longtemps.

Indépendamment de la quantité de venin inoculée, indépendamment de l’activité particulière à chaque espèce de venin, il faut aussi considérer le mode d’action qu’il exerce sur les organismes animaux.

C’est ainsi que l’action du venin de cobra ou Naja tripudians (Colubridée) se traduit surtout par des troubles nerveux et ne produit pour ainsi dire point d’action locale. L’action du venin de Vipera aspis (Vipéridée) au contraire, se traduit immédiatement par une réaction locale intense caractérisée par un gonflement avec coloration violacée de la peau et œdème plus ou moins considérable.

C’est ce qu’a vu Rogers (ind. bibl. 3), lorsqu’il distingue les venins en colubrines et vipérines, les premiers agissant par paralysie des centres respiratoires dans la moelle et les plaques terminales motrices des nerfs phréniques, mais n’exerçant qu’une action faible sur le sang, les vipérines au contraire agissant sur le sang soit en provoquant des coagulations intravasculaires comme la vipère de l’Inde soit en faisant perdre au sang son pouvoir coagulant et en facilitant ainsi les hémorragies comme le serpent à sonnettes américain (Crotalus durissus).

C’est aussi ce qu’exprime Noc (p. 403, ind. bibl. 5) lorsqu’il écrit :

« Alors que les venins des Colubridés tuent par action neurotoxique et paralysie bulbaire, sans provoquer d’autres phénomènes locaux qu’un peu d’œdème au point d’inoculation, les venins de la plupart des vipéridés produisent des désordres violents dans les tissus ; hémorragies en nappe dans tous les points ou a diffusé le venin, apparition plus ou moins étendue d’une eschare suivie d’une véritable digestion des tissus et des pertes de substances considérables. Les venins de Vipéridés possèdent donc une propriété qui les différencie nettement des autres venins ; c’est ce que l’on appelle la propriété hémorragipare. »  

Noc trouve même qu’il existe des relations entre les propriétés de ces différents venins et la place occupée dans la classification par les espèces qui les fournissent et après avoir étudié isolément diverses actions des venins, action de dissolution des globules rouges du sang (pouvoir hémolytique), action coagulante (indépendante de l’hémolyse), action protéolytique, c’est-à-dire désintégration par les venins des substances albuminoïdes dissoutes et action neurotoxique, il arrive aux conclusions suivantes (p. 403, ind. bibl. 3) :

« Sécrétions de nature complexe, les venins de serpents présentent, dans leur constitution, des substances importantes pour le physiologiste, dont les principales sont des hémolysines, des coagulines, des protéolysines et des neurotoxines.

« Ces substances confèrent aux divers venins des caractères nettement différenciés qui peuvent servir à confirmer ou à compléter les bases de la classification zoologique des espèces venimeuses.

« C’est ainsi que les venins de Colubridés sont des venins pourvus d’hémolysines et de neurotoxines résistantes à la chaleur. Parmi les venins de Vipéridés, la plupart des Crotalinés ont des propriétés coagulante et protéolytique énergiques, mais sont dépourvus de neurotoxine et possèdent des hémolysines peu résistantes. Les venins de Vipérinés occupent une place intermédiaire, par leurs caractères physiologiques, entre les venins des Colubridés et ceux des Crotalinés. »

Considérant la substance qui agit sur les centres nerveux (neurotoxine) et celle qui produit les désordres locaux caractérisés par l’œdème et la digestion des tissus, substance que Flexner désignait par le terme d’hémorragine et d’après ce que nous enseigne Noc doit être un mélange de substances plus complexe (hémolysines, coagulines, protéolysines), Calmette (ind. bibl. 4) a montré que leur action était dissociable et qu’un chauffage de quelques minutes à 75° suffit à détruire l’hémorragine tandis que la neurotoxine ne disparaît qu’à partir de 90°, souvent même seulement au-delà de 98°.

Ces faits lui permettent de tirer des conclusions importantes (ind. bibl. 2) ;

« J’ai pu acquérir la certitude que les venins de diverses origines ne présentent de différences entre eux que par cette propriété hémorragipare que le chauffage fait disparaître très facilement et qui paraît tout à fait spéciale aux venins de Vipéridés ; aucun venin de Colubridé ne la possède. Après chauffage à 70° et séparation par filtration des albumines coagulées à cette température, il y a identité entre les effets locaux et généraux de tous les venins. »

Ces généralités sur les venins, maintenant exposées, nous allons pouvoir aborder plus particulièrement l’étude du venin, de nos vipères françaises qui, s’il est moins important au point de vue de sa toxicité que celui des espèces exotiques, est tout aussi intéressant par ses multiples propriétés répondant à la diversité de ses principes constituants.


INDEX BIBLIOGRAPHIQUE


1. Calmette (A.). – Contribution à l’étude du venin des serpents. – Immunisation des animaux et traitement de l’envenimation (travail du laboratoire de M. Roux à l’Institut Pasteur). In Annales de l’Institut Pasteur, Paris, mai 1894.

2. Calmette (A.). – Sur le venin des serpents et sur l’emploi du sérum antivenimeux dans la thérapeutique des morsures venimeuses chez l’homme et chez les animaux. In Annales de l’Institut Pasteur, Paris, mars 1897.

3. Rogers (L.). – À lecture on the physiological action and antidotes of snake venoms with a practical method of treatment of snake bites (the Lancet, 5 febr. 1904, p. 349, 354).

Analyse de cet article in Revue scientifique, Paris, mars 1904, t. 1, p. 377.

4. Calmette (A.). – Les sérums antivenimeux polyvalents. Mesure de leur activité (Compt. rend. Académie des sciences, Paris, 2 mai 1904, p. 1079).

5. Noc (F.). – Sur quelques propriétés physiologiques des différents venins de serpents (travail du laboratoire de M. Calmette) in Annales de l’Institut Pasteur, Paris, juin 1904.