Le véritable Saint Genest/Acte V

Le véritable Saint Genest
Œuvres de Jean de RotrouTh. DesoerTome V (p. 71-84).
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ACTE V.

Séparateur

Scène première.

(Une prison.)
GENEST seul et enchaîné.

Par quelle divine aventure,
Sensible et sainte volupté,
Essai de la gloire future,
Incroyable félicité ;
Par quelles bontés souveraines,
Pour confirmer nos saints propos,
Et nous conserver le repos,
Sous le lourd fardeau de nos chaînes,
Descends-tu des célestes plaines,
Dedans l’horreur de nos cachots ?

Ô fausse volupté du monde,
Vaine promesse d’un trompeur !
Ta bonace la plus profonde,
N’est jamais sans quelque vapeur ;
Et mon Dieu, dans la peine même
Qu’il veut que l’on souffre pour lui,

Quand il daigne être notre appui,
Et qu’il reconnoît que l’on l’aime,
Influe une douceur extrême
Sans mélange d’aucun ennui.

Pour lui la mort est salutaire,
Et par cet acte de valeur
On fait un bonheur volontaire
D’un inévitable malheur.
Nos jours n’ont pas une heure sûre ;
Chaque instant use leur flambeau ;
Chaque pas nous mène au tombeau ;
Et l’art, imitant la nature,
Bâtit d’une même figure
Notre bière et notre berceau.

Mourrons donc, la cause y convie :
Il doit être doux de mourir
Quand se dépouiller de la vie,
Est travailler pour l’acquérir.
Puisque la célèbre lumière
Ne se trouve qu’en la quittant,
Et qu’on ne vainc qu’en combattant,
D’une vigueur mâle et guerrière
Courons au bout de la carrière
Où la couronne nous attend.



Scène II.

Le même ; MARCELLE, LE GEÔLIER.
LE GEÔLIER, à Marcelle.

Entrez.

(Le geôlier sort.)
MARCELLE.

Entrez.Et bien, Genest, cette ardeur insensée
Te dure-t-elle encore, ou t’est-elle passée ?
Si tu ne fais pour toi, si le jour ne t’est cher,
Si ton propre intérêt ne te sauroit toucher,
Nous osons espérer que le nôtre possible
En cette extrémité te sera plus sensible,
Que t’étant si cruel tu nous seras plus doux,
Et qu’obstiné pour toi tu fléchiras pour nous :
Si tu nous dois chérir, c’est en cette occurrence ;
Car, séparés de toi, quelle est notre espérance ?
Par quel sort pouvons-nous survivre ton trépas ?
Et que peut plus un corps dont le chef est à bas ?
Ce n’est que de tes jours que dépend notre vie ;
Nous mourrons tous du coup qui te l’aura ravie ;
Tu seras seul coupable, et nous tous en effet,
Serons punis d’un mal que nous n’aurons point fait.

GENEST.

Si d’un heureux avis vos esprits sont capables,
Partagez ce forfait, rendez-vous en coupables,
Et vous reconnoîtrez s’il est un heur plus doux,
Que la mort qu’en effet je vous souhaite à tous.
Vous mourriez pour un dieu dont la bonté suprême,
Vous faisant en mourant détruire la mort même,

Feroit l’éternité le prix de ce moment,
Que j’appelle une grâce et vous un châtiment.

MARCELLE.

Ô ridicule erreur de vanter la puissance
D’un Dieu qui donne aux siens la mort pour récompense !
D’un imposteur, d’un fourbe et d’un crucifié !
Qui l’a mis dans le ciel ? qui l’a déifié ?
Un nombre d’ignorans et de gens inutiles ?
De malheureux, la lie et l’opprobre des villes ;
De femmes et d’enfans dont la crédulité,
S’est forgée à plaisir une divinité ;
De gens qui, dépourvus des biens de le fortune,
Trouve dans leur malheur la lumière importune,
Sous le nom des chrétiens font gloire du trépas,
Et du mépris des biens qu’ils ne possèdent pas,
Perdent l’ambition en perdant l’espérance,
Et souffrent tous du sort, avec indifférence !
De là naît le désordre épars en tant de lieux ;
De là naît le mépris et des rois et des dieux,
Que César irrité réprime avec justice
Et qu’il ne peut punir d’un trop rude supplice.
Si je t’ose parler d’un esprit ingénu,
Et si le tien, Genest, ne m’est point inconnu ;
D’un abus si grossier tes sens sont incapables,
Tu te ris du vulgaire et lui laisses ses fables,
Et pour quelque sujet, mais qui nous est caché,
À ce culte nouveau tu te feins attaché.
Peut-être que tu plains ta jeunesse passée,
Par une ingrate cour si mal récompensée :
Si César, en effet, étoit plus généreux,
Tu l’as assez suivi pour être plus heureux ;

Mais dans toutes les cours cette plainte est commune,
Le mérite bien tard y trouve la fortune ;
Les rois ont ce penser inique et rigoureux,
Que sans nous rien devoir nous devons tout pour eux,
Et que nos vœux, nos soins, nos loisirs, nos personnes,
Sont de légers tributs qui suivent leurs couronnes.
Notre métier surtout, quoique tant admiré,
Est l’art où le mérite est moins considéré.
Mais peut-on qu’en souffrant vaincre un mal sans remède ?
Qui se sait modérer, s’il veut tout lui succède.
Pour obtenir nos fins n’aspirons point si haut ;
À qui le désir manque aucun bien ne défaut.
Si de quelque besoin ta vie est traversée,
Ne nous épargne point, ouvre-nous ta pensée ;
Parle, demande, ordonne, et tous nos biens sont tiens.
Mais quel secours, hélas ! attends-tu des chrétiens ?
Le rigoureux trépas dont César te menace,
Et notre inévitable et commune disgrâce.

GENEST.

Marcelle, avec regret j’espère vainement
De répandre le jour sur votre aveuglement,
Puisque vous me croyez l’âme assez ravalée,
Dans les biens infinis dont le ciel l’a comblée,
Pour tendre à d’autres biens, et pour s’embarrasser,
D’un si peu raisonnable et si lâche penser.
Non, Marcelle, notre art n’est pas d’une importance
À m’en être promis beaucoup de récompense ;
La faveur d’avoir eu des Césars pour témoins,
M’a trop acquis de gloire et trop payé mes soins.
Nos vœux, nos passions, nos veilles et nos peines,
Et tout le sang enfin qui coule dans nos veines,

Sont pour eux des tributs de devoir et d’amour,
Où le ciel nous oblige en nous donnant le jour ;
Comme aussi j’ai toujours, depuis que je respire,
Fait des vœux pour leur gloire et pour l’heur de l’Empire :
Mais où je vois s’agir de l’intérêt d’un Dieu
Bien plus grand dans le ciel qu’ils ne sont en ce lieu ;
De tous les empereurs l’empereur et le maître,
Qui seul me peut sauver comme il m’a donné l’être,
Je soumets justement leur trône à ses autels,
Et contre son honneur ne dois rien aux mortels.
Si mépriser leurs dieux est leur être rebelle,
Croyez avec raison je leur suis infidèle,
Et que loin d’excuser cette infidélité,
C’est un crime innocent dont je fais vanité.
Vous verrez si ces dieux de métal et de pierre
Seront puissans au ciel comme on les croit en terre ;
Et s’ils vous sauveront de la juste fureur
D’un Dieu dont la créance y passe pour erreur :
Et lors ces malheureux, ces opprobres des villes,
Ces femmes, ces enfans et ces gens inutiles,
Les sectateurs enfin de ce crucifié,
Vous diront si sans cause ils l’ont déifié.
Ta grâce peut, Seigneur, détourner ce présage.
Mais hélas ! tous l’ayant, tous n’en ont pas l’usage ;
De tant de conviés bien peu suivent tes pas,
Et pour être appelés, tous ne répondent pas.

MARCELLE.

Cruel, puisqu’à ce point cette erreur te possède,
Que ton aveuglement est un mal sans remède,
Trompant au moins César, apaise son courroux,
Et si ce n’est pour toi, conserve-toi pour nous.

Sur la foi de ton Dieu fondant ton espérance,
À celle de nos dieux donne au moins l’apparence ;
Et, sinon sous un cœur, sous un front plus soumis,
Obtiens pour nous ta grâce, et vis pour tes amis.

GENEST.

Notre foi n’admet point cet acte de foiblesse ;
Je la dois publier, puisque je la professe.
Puis-je désavouer le maître que je sui ?
Aussi bien que nos cœurs nos bouches sont à lui.
Les plus cruels tourments n’ont point de violence
Qui puisse m’obliger à ce honteux silence.
Pourrois-je encor, hélas ! après la liberté
Dont cette ingrate voix l’a tant persécuté,
Et dont j’ai fait un Dieu le jouet d’un théâtre,
Aux oreilles d’un prince et d’un peuple idolâtre,
D’un silence coupable, aussi-bien que la voix,
Devant ses ennemis méconnoître ses lois !

MARCELLE.

César n’obtenant rien, ta mort sera cruelle.

GENEST.

Mes tourmens seront courts, et ma gloire éternelle.

MARCELLE.

Quand la flamme et le fer paroîtront à tes yeux…

GENEST.

M’ouvrant la sépulture, ils m’ouvriront les cieux.

MARCELLE.

Ô dur courage d’homme !

GENEST.

Ô dur courage d’homme !Ô foible cœur de femme !

MARCELLE.

Cruel, sauve tes jours !

GENEST.

Cruel, sauve tes jours ! Lâche ! sauve ton âme !

MARCELLE.

Une erreur, un caprice, une légèreté,
Au plus beau de tes ans te coûter la clarté !

GENEST.

J’aurai bien peu vécu si l’âge se mesure,
Au seul nombre des ans prescrit par la nature ;
Mais l’âme qu’au martyre un tyran nous ravit,
Au séjour de la gloire à jamais se survit.
Se plaindre de mourir c’est se plaindre d’être homme ;
Chaque jour le détruit, chaque instant le consomme ;
Au moment qu’il arrive il part pour le retour,
Et commence de perdre en recevant le jour.

MARCELLE.

Ainsi rien ne te touche, et tu nous abandonnes ?

GENEST.

Ainsi je quitterois un trône et des couronnes :
Toute perte est légère à qui s’acquiert un Dieu.



Scène III.

LE GEÔLIER, MARCELLE, GENEST.
LE GEÔLIER.

Le préfet vous demande.

MARCELLE.

Le préfet vous demande.Adieu, cruel.

GENEST.

Le préfet vous demande.Adieu, cruel.Adieu.
Le préfet vous demande.Adieu, cruel.(Marcelle sort.)

LE GEÔLIER.

Si bientôt à nos dieux vous ne rendez hommage,
Vous vous acquittez mal de votre personnage,
Et je crains en cet acte un tragique succès.

GENEST.

Un favorable juge assiste à mon procès ;
Sur ses soins éternels mon esprit se repose,
Je m’assure sur lui du succès de ma cause,
De mes chaînes par lui je serai déchargé,
Et par lui-même un jour César sera jugé.

(Ils sortent.)



Scène IV.

DIOCLÉTIEN, MAXIMIN, Gardes.
DIOCLÉTIEN.

Puisse par cet hymen votre couche féconde,
Jusques aux derniers temps donner des rois au monde,
Et par leurs actions ces surgeons glorieux
Mériter comme vous un rang entre les dieux !
En ce commun bonheur l’allégresse commune,
Marque votre vertu plus que votre fortune,
Et fait voir qu’en l’honneur que je vous ai rendu,
Je vous ai moins payé qu’il ne vous étoit dû.
Les dieux, premiers auteurs des fortunes des hommes,
Qui dedans nos états nous font ce que nous sommes,
Et dont le plus grand roi n’est qu’un simple sujet,
Y doivent être aussi notre premier objet ;
Et sachant qu’en effet ils nous ont mis sur terre
Pour conserver leurs droits, pour régir leurs tonnerres,
Et pour laisser enfin leur vengeance en nos mains,

Nous devons sous leurs lois contenir les humains,
Et notre autorité, qu’ils veulent qu’on révère,
À maintenir la leur n’est jamais trop sévère ;
J’espérois cet effet, et que tant de trépas
Du reste des chrétiens redresseroient les pas :
Mais j’ai beau leur offrir de sanglantes hosties,
Et laver leurs autels du sang de ces impies ;
En vain j’en ai voulu purger ces régions,
J’en vois du sang d’un seul naître des légions.
Mon soin nuit plus aux dieux qu’il ne leur est utile ;
Un ennemi défait leur en reproduit mille ;
Et le caprice est tel de ces extravagans,
Que la mort les anime et les rend arrogans.
Genest, dont cette secte aussi folle que vaine,
A si long-temps été la risée et la haine,
Embrasse enfin leur loi contre celle des dieux,
Et l’ose insolemment professer à nos yeux ;
Outre l’impiété, ce mépris manifeste,
Mêle notre intérêt à l’intérêt céleste :
En ce double attentat, que sa mort doit purger,
Nous avons et les dieux et nous-même à venger.

MAXIMIN.

Je crois que le préfet, commis à cet office,
S’attend aussi d’en faire un public sacrifice,
D’exécuter votre ordre, et de cet insolent
Donner ce soir au peuple un spectacle sanglant,
Si déjà sur le bois d’un théâtre funeste,
Il n’a représenté l’action qui lui reste.



Scène V.

Les mêmes, VALÉRIE, CAMILLE, MARCELLE, OCTAVE, SERGESTE, LENTULE, ALBIN, DIOCLÉTIEN, MAXIMIN, Gardes.
(Tous les Comédiens se mettent à genoux.)
VALÉRIE, à Dioclétien.

Si, quand pour moi le ciel épuise ses bienfaits,
Quand son œil provident rit à tous nos souhaits,
J’ose encor espérer que dans cette allégresse
Vous souffriez à mon sexe un acte de foiblesse,
Permettez-moi, seigneur, de rendre à vos genoux
Ces gens qu’en Genest seul vous sacrifiez tous :
Tous ont aversion pour la loi qu’il embrasse,
Tous savent que son crime est indigne de grâce ;
Mais il est à leur vie un si puissant secours,
Qu’ils la perdront du coup qui tranchera ses jours.
M’exauçant, de leur chef vous détournez vos armes ;
Je n’ai pu dénier cet office à leurs larmes,
Où je n’ose insister si ma témérité,
Demande une injustice à votre majesté.

DIOCLÉTIEN.

Je sais que la pitié plutôt que l’injustice,
Vous a fait embrasser ce pitoyable office,
Et dans tout cœur bien né tiens la compassion
Pour les ennemis même une juste action ;
Mais où l’irrévérence et l’orgueil manifeste
Joint l’intérêt d’état, à l’intérêt céleste,
Le plaindre est, au mépris de notre autorité,
Exercer la pitié contre la piété ;

C’est d’un bras qui l’irrite arrêter la tempête
Que son propre dessein attire sur sa tête,
Et d’un soin importun arracher de sa main
Le couteau dont lui-même il se perce le sein.

MARCELLE.

Ah ! seigneur, il est vrai ; mais de cette tempête
Le coup frappe sur nous s’il tombe sur sa tête,
Et le couteau fatal que l’on laisse en sa main,
Nous assassine tous en lui perçant le sein.

OCTAVE.

Si la grâce, Seigneur, n’est due à son offense,
Quelque compassion l’est à notre innocence.

DIOCLÉTIEN.

Le fer qui de ses ans doit terminer le cours
Retranche vos plaisirs en retranchant ses jours :
Je connois son mérite et plains votre infortune ;
Mais outre que l’injure avec les dieux commune,
Intéresse l’état à punir son erreur ;
J’ai pour toute sa secte une si forte horreur,
Que je tiens tous les maux qu’ont soufferts ses complices,
Ou qu’ils doivent souffrir pour de trop doux supplices.
En faveur toutefois de l’hymen fortuné
Par qui tant de bonheur à Rome est destiné ;
Si par son repentir, favorable à soi-même,
De sa voix sacrilège il purge le blasphème,
Et reconnoît les dieux auteurs de l’univers,
Les bras de ma pitié vous sont encor ouverts.
Mais voici le préfet : je crains que son supplice
N’ait prévenu l’effet de votre bon office.



Scène VII.

Les mêmes ; PLANCIEN.
PLANCIEN.

Par votre ordre, seigneur, ce glorieux acteur,
Des plus fameux héros fameux imitateur,
Du théâtre romain la splendeur et la gloire,
Mais si mauvais acteur dedans sa propre histoire,
Plus entier que jamais en son impiété,
Et par tous mes efforts en vain sollicité,
A du courroux des dieux contre sa perfidie,
Par un acte sanglant fermé la tragédie…

MARCELLE pleurant.

Que nous achèverons par la fin de nos jours.

OCTAVE.

Ô fatale nouvelle !

SERGESTE.

Ô fatale nouvelle !Ô funeste discours !

PLANCIEN.

J’ai joint à la douceur, aux offres, aux prières,
À si peu que les dieux m’ont donné de lumières,
(Voyant que je tentois d’inutiles efforts)
Tout l’art dont la rigueur peut tourmenter les corps ;
Mais ni les chevalets, ni les lames flambantes,
Ni les ongles de fer, ni les torches ardentes,
N’ont contre ce rocher été qu’un doux zéphyr
Et n’ont pu de son sein arracher un soupir.
Sa force en ce tourment a paru plus qu’humaine ;
Nous souffrions plus que lui, par l’horreur de sa peine ;

Et nos cœurs détestant ses sentiments chrétiens,
Nos yeux ont malgré nous fait l’office des siens :
Voyant la force enfin comme l’adresse vaine,
J’ai mis la tragédie à sa dernière scène ;
Et fait, avec sa tête ensemble séparer,
Le cher nom de son Dieu qu’il vouloit proférer.

DIOCLÉTIEN s’en allant.

Ainsi reçoive un prompt et sévère supplice,
Quiconque ose des dieux irriter la justice.

(Il sort.)
VALÉRIE, à Marcelle.

Vous voyez de quel soin je vous prêtois les mains ;
Mais sa grâce n’est plus au pouvoir des humains.

MAXIMIN, à Valérie.

Ne plaignez point, madame, un malheur volontaire,
Puisqu’il l’a pu franchir et s’être salutaire ;
Et qu’il a bien voulu, par son impiété,
D’une feinte en mourant faire une vérité.

FIN DE SAINT GENEST.