Le véritable Saint Genest/Acte IV

Le véritable Saint Genest
Œuvres de Jean de RotrouTh. DesoerTome V (p. 52-70).
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ACTE IV.

Séparateur

Scène première.

DIOCLÉTIEN, MAXIMIN, VALÉRIE, CAMILLE, PLANCIEN, Gardes.
VALÉRIE, à Dioclétien.

Votre ordre a mis le calme, et dedans le silence
De ces irrévérens contiendra l’insolence.

DIOCLÉTIEN.

Écoutons ; car Genest dedans cette action,
Passe aux derniers efforts de sa profession.



Scène II.

ADRIEN représenté par GENEST, FLAVIE représenté par SEGESTE, Gardes.


FLAVIE.

Si le ciel, Adrien, ne t’est bientôt propice,
D’un infaillible pas tu cours au précipice.
J’avois vu, par l’espoir d’un proche repentir,
De César irrité le courroux s’alentir ;

Mais quand il a connu nos prières, nos peines,
Les larmes de ta femme et son attente vaines,
L’œil ardent de colère et le teint palissant :
« Amenez, a-t-il dit d’un redoutable accent,
» Amenez ce perfide en qui mes bons offices
» Rencontrent aujourd’hui le plus lâche des vices ;
» Et que l’ingrat apprenne à quelle extrémité
» Peut aller la fureur d’un monarque irrité. »
Passant de ce discours s’il faut dire à la rage,
Il invente, il ordonne, il met tout en usage,
Et si le repentir de ton aveugle erreur
N’en détourne l’effet et n’éteint sa fureur…

ADRIEN.

Que tout l’effort, tout l’art, toute l’adresse humaine
S’unisse pour ma perte et conspire à ma peine :
Celui qui d’un seul mot créa chaque élément,
Leur donnant l’action, le poids, le mouvement,
Et prêtant son concours à ce fameux ouvrage,
Se retint le pouvoir d’en suspendre l’usage ;
Le feu ne peut brûler, l’air ne saurait mouvoir,
Ni l’eau ne peut couler qu’au gré de son pouvoir ;
Le fer, solide sang des veines de la terre,
Et fatal instrument des fureurs de la guerre,
S’émousse s’il l’ordonne, et ne peut pénétrer
Où son pouvoir s’oppose et lui défend d’entrer.
Si César m’est cruel, il me sera prospère ;
C’est lui que je soutiens, c’est en lui que j’espère ;
Par son soin tous les jours la rage des tyrans
Croit faire des vaincus et fait des conquérans.

FLAVIE.

Souvent en ces ardeurs la mort qu’on se propose,
Ne semble qu’un ébat, qu’un souffle, qu’une rose ;

Mais quand ce spectre affreux sous un front inhumain,
Les tenailles, les feux, les haches à la main,
Commence à nous paroître et faire ses approches ;
Pour ne s’effrayer pas il faut être des roches ;
Et notre repentir, en cette occasion,
S’il n’est vain, pour le moins tourne à confusion.

ADRIEN.

J’ai contre les chrétiens servi longtemps vos haines,
Et j’appris leur constance en ordonnant leurs peines.
Mais avant que César ait prononcé l’arrêt
Dont l’exécution me trouvera tout prêt,
Souffrez que d’un adieu j’acquitte ma promesse
À la chère moitié que Dieu veut que je laisse :
Et que pour dernier fruit de notre chaste amour,
Je prenne congé d’elle en le prenant du jour.

FLAVIE.

Allons, la piété m’oblige à te complaire ;
Mais ce retardement aigrira sa colère.

ADRIEN.

Le temps en sera court, devancez-moi d’un pas.

FLAVIE.

Marchons, le zèle ardent qu’il porte à son trépas
Nous est de sa personne une assez sûre garde.

UN GARDE.

Qui croit un prisonnier toutefois le hasarde.

ADRIEN.

Mon ardeur et ma foi me gardent sûrement ;
N’avancez rien qu’un pas, je ne veux qu’un moment.
(Flavie et les gardes sortent.)
Ma chère Natalie, avec quelle allégresse
Verras-tu ma visite acquitter ma promesse !

Combien de saints baisers, combien d’embrassemens
Produiront de ton cœur les secrets mouvements !
Prends ma sensible ardeur, prends conseil de ma flamme ;
Marchons assurément sur les pas d’une femme :
Ce sexe qui ferma rouvrit depuis les cieux ;
Les fruits de la vertu sont partout précieux,
Je ne puis souhaiter de guide plus fidèle ;
J’approche de la porte, et l’on ouvre. C’est elle.
Enfin chère moitié…



Scène III.

NATALIE, ADRIEN.
NATALIE, se retirant.

Enfin chère moitié…Comment ! seul et sans fers ?
Est-ce là ce martyr, ce vainqueur des enfers,
Dont l’illustre courage et la force infinie,
De ses persécuteurs bravoient la tyrannie ?

ADRIEN.

Ce soupçon, ma chère âme…

NATALIE.

Ce soupçon, ma chère âme…Après ta lâcheté,
Va, ne me tiens plus, traître, en cette qualité ;
Du Dieu que tu trahis, je partage l’injure ;
Moi l’âme d’un païen, moi l’âme d’un parjure !
Moi l’âme d’un chrétien qui renonce à sa loi !
D’un homme enfin sans cœur et sans âme et sans foi !

ADRIEN.

Daigne m’entendre un mot.

NATALIE.

Daigne m’entendre un mot !Je n’entends plus un lâche
Qui dès le premier pas chancelle et se relâche,
Dont la seule menace ébranle la vertu,
Qui met les armes bas, sans avoir combattu,
Et qui s’étant fait croire une invincible roche,
Au seul bruit de l’assaut se rend avant l’approche.
Va, perfide, aux tyrans à qui tu t’es rendu
Demander lâchement le prix qui t’en est dû ;
Que l’épargne romaine en tes mains se desserre ;
Exclus des biens du ciel, songe à ceux de la terre ;
Mais parmi ses honneurs et ses rangs superflus,
Compte-moi pour un bien qui ne t’appartient plus.

ADRIEN.

Je ne te veux qu’un mot : accorde ma prière.

NATALIE.

Ah ! que de ta prison n’ai-je été la geôlière !
J’aurois souffert la mort avant ta liberté.
Traître, qu’espères-tu de cette lâcheté ?
La cour s’en raillera ; ton tyran, quoi qu’il die,
Ne sauroit en son cœur priser ta perfidie.
Les martyrs, animés d’une sainte fureur,
En rougiront de honte et frémiront d’horreur ;
Contre toi dans le ciel Christ arme sa justice ;
Les ministres d’enfer préparent ton supplice ;
Et tu viens, rejeté de la terre et des cieux,
Pour me perdre avec toi, chercher grâce en ces lieux ?
(À part.)
Que ferai-je, ô Seigneur ! puis-je souffrir sans peine
L’ennemi de ta gloire et l’objet de ta haine ?
Puis-je vivre et me voir en ce confus état,

De la sœur d’un martyr, femme d’un apostat,
D’un ennemi de Dieu, d’un lâche, d’un infâme ?

ADRIEN.

Je te vais détromper. Où cours-tu, ma chère âme ?

NATALIE.

Ravir dans ta prison, d’une mâle vigueur,
La palme qu’aujourd’hui tu perds faute de cœur ;
Y joindre les martyrs, et d’une sainte audace,
Remplir chez eux ton rang et combattre en ta place ;
Y cueillir les lauriers dont Dieu t’eût couronné ;
Et prendre au ciel le lieu qui t’étoit destiné.

ADRIEN.

Pour quelle défiance altères-tu ma gloire !
Dieu toujours en mon cœur conserve sa victoire ;
Il a reçu ma foi, rien ne peut l’ébranler,
Et je cours au trépas bien loin d’en reculer.
Seul, sans fers, mais armé d’un invincible zèle,
Je me rends au combat où l’empereur m’appelle ;
Mes gardes vont devant, et je passe en ce lieu
Pour te tenir parole et pour te dire adieu ;
M’avoir ôté mes fers n’est qu’une vaine adresse
Pour me les faire craindre et tenter ma faiblesse ;
Et moi, pour tout effet de ce soulagement,
J’attends le seul bonheur de ton embrassement.
Adieu, ma chère sœur, illustre et digne femme ;
Je vais par un chemin d’épines et de flamme,
Mais qu’auparavant moi Dieu lui-même a battu,
Te retenir un lieu digne de ta vertu.
Adieu : quand mes bourreaux exerceront leur rage,
Implore-moi du ciel la grâce et le courage
De vaincre la nature en cet heureux malheur,
Avec une constance égale à ma douleur.

NATALIE l’embrassant.

Pardonne à mon ardeur, cher et généreux frère,
L’injuste impression d’un soupçon téméraire,
Qu’en l’apparent état de cette liberté,
Sans gardes et sans fers, tu m’avois suscité :
Va, ne relâche rien de cette sainte audace
Qui te fait des tyrans mépriser la menace.
Quoiqu’un grand t’entreprenne, un plus grand est pour toi ;
Un Dieu te soutiendra, si tu soutiens sa foi.
Cours, généreux athlète, en l’illustre carrière
Où de la nuit du monde on passe à la lumière ;
Cours, puisqu’un Dieu t’appelle aux pieds de son autel,
Dépouiller sans regret l’homme infirme et mortel ;
N’épargne point ton sang en cette sainte guerre ;
Prodigues-y ton corps, rends la terre à la terre ;
Et redonne à ton Dieu, qui sera ton appui,
La part qu’il te demande et que tu tiens de lui ;
Fuis sans regret le monde et ses fausses délices,
Où les plus innocens ne sont point sans supplices,
Dont le plus ferme état est toujours inconstant,
Dont l’être et le non-être ont presque un même instant,
Et pour qui toutefois la nature aveuglée
Inspire à ses enfans une ardeur déréglée,
Qui les fait si souvent au péril du trépas,
Suivre la vanité de ses trompeurs appas.
Ce qu’un siècle y produit un moment le consomme ;
Porte les yeux plus haut, Adrien ; parois homme ;
Combats, souffre et t’acquiers, en mourant en chrétien,
Par un moment de mal l’éternité d’un bien.

ADRIEN.

Adieu, je cours, je vole au bonheur qui m’arrive ;
L’effet en est trop lent, l’heure en est trop tardive !

L’ennui seul que j’emporte, ô généreuse sœur,
Et qui de mon attente altère la douceur,
Est que la loi contraire au Dieu que je professe
Te prive par ma mort du bien que je te laisse,
Et l’acquérant au fisc, ôte à ton noble sang
Le soutien de sa gloire et l’appui de son rang.

NATALIE.

Quoi ! le vol que tu prends vers les célestes plaines
Souffre encor tes regards sur les choses humaines ?
Si dépouillé du monde et si prêt d’en partir,
Tu peux parler en homme et non pas en martyr ?
Qu’un si foible intérêt ne te soit point sensible ;
Tiens au ciel, tiens à Dieu d’une force invincible ;
Conserve-moi ta gloire, et je me puis vanter
D’un trésor précieux que rien ne peut m’ôter.
Une femme possède une richesse extrême,
Qui possède un époux possesseur de Dieu même.
Toi qui de ta doctrine assiste les chrétiens,
Approche, cher Anthisme, et joins tes vœux aux miens.



Scène IV.

ANTHISME, ADRIEN, NATALIE.
ANTHISME.

Un bruit qui par la ville a frappé mon oreille,
De ta conversion m’apprenant la merveille,
Et le noble mépris que tu fais de tes jours,
M’amène à ton combat plutôt qu’à ton secours.
Je sais combien César t’est un noble adversaire ;
Je sais ce qu’un chrétien sait et souffrir et faire

Et je sais que jamais, pour la peur du trépas,
Un cœur touché du Christ n’a rebroussé ses pas.
Va donc, heureux ami, va présenter ta tête
Moins au coup qui t’attend qu’au laurier qu’on t’apprête ;
Va de tes saints propos éclore les effets,
De tous les chœurs des cieux va remplir les souhaits.
Et vous, hôtes du Ciel, saintes légions d’anges,
Qui du nom trois fois saint célébrez les louanges,
Sans interruption de vos sacrés concerts,
À son aveuglement tenez les cieux ouverts.

ADRIEN.

Mes vœux arriveront à leur comble suprême,
Si, lavant mes péchés de l’eau du saint baptême,
Tu m’enrôles au rang de tant d’heureux soldats,
Qui sous même étendard ont rendu des combats.
Confirme, cher Anthisme, avec cette eau sacrée
Par qui presque en tous lieux la croix est arborée,
En ce fragile sein le projet glorieux,
De combattre la terre et conquérir les cieux.

ANTHISME.

Sans besoin, Adrien, de cette eau salutaire,
Ton sang t’imprimera ce sacré caractère ;
Conserve seulement une invincible foi,
Et combattant pour Dieu, Dieu combattra pour toi.

ADRIEN, après un moment de réflexion.

Ah ! Lentule ! en l’ardeur dont mon âme est pressée,
Il faut lever le masque et t’ouvrir ma pensée :
Le Dieu que j’ai haï m’inspire son amour,
Adrien a parlé, Genest parle à son tour.
Ce n’est plus Adrien, c’est Genest qui respire,
La grâce du baptême et l’honneur du martyre,

Mais Christ n’a point commis à vos profanes mains
Ce sceau mystérieux dont il marque ses saints.
Un ministre céleste, avec une eau sacrée,
Pour laver mes forfaits fend la voûte azurée ;
Sa clarté m’environne, et l’air de toutes parts
Résonne de concerts, et brille à mes regards.
Descends, céleste acteur ; tu m’attends, tu m’appelles,
Attends, mon zèle ardent me fournira des ailes ;
Du Dieu qui t’a commis, dépars-moi les bontés.

(Il sort.)
MARCELLE, qui représentoit Natalie.

Ma replique a manqué ; ces vers sont ajoutés.

LENTULE, qui représentoit Anthisme.

Il les fait sur-le-champ ; et, sans suivre l’histoire,
Croit couvrir en rentrant son défaut de mémoire.

DIOCLÉTIEN.

Voyez avec quel art Genest sait aujourd’hui
Passer de la figure aux sentimens d’autrui.

VALÉRIE.

Pour tromper l’auditeur, abuser l’acteur même,
De son métier, sans doute, est l’adresse suprême.



Scène V.

Les mêmes ; FLAVIE, Gardes.
FLAVIE.

Ce moment dure trop, trouvons-le promptement ;
César nous voudra mal de ce retardement ;
Je sais sa violence et redoute sa haine.

Uu SOLDAT.

Ceux qu’on mande à la mort ne marchent pas sans peine.

MARCELLE.

Cet homme si célèbre en sa profession,
Genest que vous cherchez, a troublé l’action,
Et, confus qu’il s’est vu, nous a quitté la place.

FLAVIE.

Le plus heureux parfois tombe en cette disgrâce ;
L’ardeur de réussir doit le faire excuser.

CAMILLE à Valérie.

Comme son art, Madame, a su les abuser !



Scène VI.

GENEST, SERGESTE, LENTULE, MARCELLE,
Gardes, DIOCLÉTIEN, VALÉRIE, etc.
GENEST, regardant le ciel.

Suprême Majesté, qui jettes dans les âmes
Avec deux gouttes d’eau de si sensibles flammes,
Achève tes bontés, représente avec moi
Les saints progrès des cœurs convertis à ta foi ;
Faisons voir dans l’amour, dont le feu nous consomme,
Toi le pouvoir d’un dieu, moi le devoir d’un homme ;
Toi l’accueil d’un vainqueur sensible au repentir,
Et moi, Seigneur, la force et l’ardeur d’un martyr.

MAXIMIN.

Il feint comme animé des grâces du baptême.

VALÉRIE.

Sa feinte passeroit pour la vérité même.

PLANCIEN.

Certes, ou ce spectacle est une vérité,
Ou jamais rien de faux ne fut mieux imité.

GENEST.

Et vous, chers compagnons de la basse fortune
Qui m’a rendu la vie avecque vous commune,
Marcelle, et vous Sergeste, avec qui tant de fois
J’ai du dieu des chrétiens scandalisé les lois,
Si je puis vous prescrire un avis salutaire,
Cruels, adorez-en jusqu’au moindre mystère,
Et cessez d’attacher avec de nouveaux clous
Un Dieu qui sur la croix daigne mourir pour nous.
Mon cœur illuminé d’une grâce céleste…

MARCELLE.

Il ne dit pas un mot du couplet qui lui reste.

SERGESTE.

Comment, se préparant avecque tant de soin…

LENTULE, regardant derrière la tapisserie.

Holà, qui tient la pièce ?

GENEST.

Holà, qui tient la pièce ? Il n’en est plus besoin.
Dedans cette action, où le ciel s’intéresse,
Un ange tient la pièce, un ange me redresse ;
Un ange par son ordre a comblé mes souhaits,
Et de l’eau du baptême effacé mes forfaits.
Ce monde périssable et sa gloire frivole,
Est une comédie où j’ignorois mon rôle ;
J’ignorois de quel feu mon cœur devait brûler ;
Le démon me dictoit quand Dieu vouloit parler ;
Mais depuis que le soin d’un esprit angélique
Me conduit, me redresse et m’apprend ma réplique,
J’ai corrigé mon rôle, et le démon confus,
M’en voyant mieux instruit, ne me suggère plus.

J’ai pleuré mes péchés, le ciel a vu mes larmes ;
Dedans cette action il a trouvé des charmes,
M’a départi sa grâce, est mon approbateur,
Me propose des prix, et m’a fait son acteur.

LENTULE.

Quoi qu’il manque au sujet, jamais il ne hésite.

GENEST.

Dieu m’apprend sur-le-champ ce que je vous récite,
Et vous m’entendez mal si dans cette action,
Mon rôle passe encor pour une fiction.

DIOCLÉTIEN.

Votre désordre enfin force ma patience :
Songez-vous que ce jeu se passe en ma présence ?
Et puis-je rien comprendre au trouble où je vous voi ?

GENEST.

Excusez-les, seigneur, la faute en est à moi ;
Mais mon salut dépend de cet illustre crime :
Ce n’est plus Adrien, c’est Genest qui s’exprime ;
Ce jeu n’est plus un jeu, mais une vérité
Où par mon action je suis représenté,
Où moi-même l’objet et l’acteur de moi-même,
Purgé de mes forfaits par l’eau du saint baptême,
Qu’une céleste main m’a daigné conférer,
Je professe une loi que je dois déclarer.
Écoutez donc, Césars, et vous troupes romaines,
La gloire et la terreur des puissances humaines,
Mais foibles ennemis d’un pouvoir souverain,
Qui foule aux pieds l’orgueil et le sceptre romain ;
Aveuglé de l’erreur dont l’enfer vous infecte,
Comme vous des chrétiens j’ai détesté la secte,
Et si peu que mon art pouvoit exécuter,

Mon bonheur consistoit à les persécuter :
Pour les fuir et chez vous suivre l’idolâtrie,
J’ai laissé mes parens, j’ai quitté ma patrie,
Et fait choix à dessein d’un art peu glorieux,
Pour mieux les diffamer et les rendre odieux :
Mais par une bonté qui n’a point de pareille,
Et par une incroyable et soudaine merveille,
Dont le pouvoir d’un Dieu peut seul être l’auteur,
Je deviens leur rival de leur persécuteur,
Et soumets à la loi que j’ai tant réprouvée,
Une âme heureusement de tant d’écueils sauvée :
Au milieu de l’orage où m’exposoit le sort,
Un ange par la main m’a conduit dans le port,
M’a fait sur un papier voir mes fautes passées,
Par l’eau qu’il me versoit à l’instant effacées ;
Et cette salutaire et céleste liqueur,
Loin de me refroidir m’a consumé le cœur.
Je renonce à la haine et déteste l’envie
Qui m’a fait des chrétiens persécuter la vie ;
Leur créance est ma foi, leur espoir est le mien ;
C’est leur Dieu que j’adore ; enfin je suis chrétien.
Quelque effort qui s’oppose à l’ardeur qui m’enflamme,
Les intérêts du corps cèdent à ceux de l’âme ;
Déployez vos rigueurs, brûlez, coupez, tranchez,
Mes maux seront encor moindres que mes péchés.
Je sais de quel repos cette peine est suivie,
Et ne crains point la mort qui conduit à la vie.
J’ai souhaité long-temps d’agréer à vos yeux ;
Aujourd’hui je veux plaire à l’empereur des cieux ;
Je vous ai divertis, j’ai chanté vos louanges ;
Il est temps maintenant de réjouir les anges ;
Il est temps de prétendre à des prix immortels,

Il est temps de passer du théâtre aux autels.
Si je l’ai mérité, qu’on me mène au martyre :
Mon rôle est achevé, je n’ai plus rien à dire.

DIOCLÉTIEN.

Ta feinte passe enfin pour importunité.

GENEST.

Elle vous doit passer pour une vérité.

VALÉRIE.

Parle-t-il de bon sens ?

MAXIMIN.

Parle-t-il de bon sens ?Croirai-je mes oreilles ?

GENEST.

Le bras qui m’a touché fait bien d’autres merveilles.

DIOCLÉTIEN.

Quoi ! tu renonces, traître, au culte de nos dieux ?

GENEST.

Et les tiens aussi faux qu’ils me sont odieux.
Sept d’entre eux ne font plus que des lumières sombres
Dont la foible clarté perce à peine les ombres,
Quoiqu’ils trompent encor votre crédulité ;
Et des autres, le nom à peine en est resté.

DIOCLÉTIEN, se levant.

Ô blasphème exécrable ! ô sacrilège impie,
Et dont nous répondrons si son sang ne l’expie !
Préfet, prenez ce soin, et de cet insolent
Fermez les actions par un geste sanglant
Qui des dieux irrités satisfasse la haine :
Qui vécut au théâtre expire dans la scène ;
Et si quelqu’autre, atteint du même aveuglement,
A part à son forfait, qu’il l’ait en son tourment.

MARCELLE à genoux.

Si la pitié, seigneur…

DIOCLÉTIEN.

Si la pitié, seigneur…La piété plus forte
Réprimera l’audace où son erreur l’emporte.

PLANCIEN.

Repassant cette erreur d’un esprit plus remis…

DIOCLÉTIEN.

Acquittez-vous du soin que je vous ai commis.

CAMILLE, à Genest.

Simple, ainsi de César tu méprises la grâce !

GENEST.

J’acquiers celle de Dieu.

(Dioclétien, Maximin, Valérie et Camille, sortent.)



Scène VII.

OCTAVE, LE DÉCORATEUR, MARCELLE, PLANCIEN, Gardes.
OCTAVE.

J’acquiers celle de Dieu.Quel mystère se passe ?

MARCELLE.

L’empereur abandonne aux rigueurs de la loi
Genest, qui des chrétiens a professé la foi.

OCTAVE.

Nos prières, peut-être…

MARCELLE.

Nos prières, peut-être…Elles ont été vaines.

PLANCIEN.

Gardes !

UN GARDE.

Gardes !Seigneur ?

PLANCIEN.

Gardes !Seigneur ?Menez Genest, chargé de chaînes,
Dans le fond d’un cachot attendre son arrêt.

GENEST.

Je te rends grâce, ô ciel ! allons, me voilà prêt :
Les anges, quelque jour des fers que tu m’ordonnes,
Dans ce palais d’azur me feront des Couronnes.



Scène VIII.

Les mêmes ; SERGESTE, LENTULE, ALBIN, Gardes.
PLANCIEN assis.

Son audace est coupable autant que son erreur,
D’en oser faire gloire, aux yeux de l’empereur.
Et vous qui sous même art courrez même fortune,
Sa foi, comme son art, vous est-elle commune ?
Et comme un mal souvent devient contagieux…

MARCELLE.

Le ciel m’en garde, hélas !

OCTAVE.

Le ciel m’en garde, hélas !M’en préservent les dieux !

SERGESTE.

Que plutôt mille morts…

LENTULE.

Que plutôt mille morts…Que plutôt mille flammes…

PLANCIEN, à Marcelle.

Que représentiez-vous ?

MARCELLE.

Que représentiez-vous ?Vous l’avez vu, les femmes,
Si selon le sujet, quelque déguisement,
Ne m’obligeoit parfois au travestissement.

PLANCIEN, à Octave.

Et vous ?

OCTAVE.

Et vous ?Parfois les rois, et parfois les esclaves.

PLANCIEN, à Sergeste.

Vous ?

SERGESTE.

Vous ?Les extravagants, les furieux, les braves.

PLANCIEN, à Lentule.

Ce vieillard ?

LENTULE.

Ce vieillard ?Les docteurs sans lettres ni sans lois,
Parfois les confidents, et les traîtres parfois.

PLANCIEN, à Albin.

Et toi ?

ALBIN.

Et toi ?Les assistans.

PLANCIEN se levant.

Et toi ? Les assistans.Leur franchise ingénue,
Et leur naïveté se produit assez nue.
Je plains votre malheur, mais l’intérêt des dieux
À tout respect humain nous doit fermer les yeux ;
À des crimes parfois la grâce est légitime ;
Mais à ceux de ce genre elle seroit un crime,

Et si Genest persiste en son aveuglement,
C’est lui qui veut sa mort et rend son jugement.
Voyez-le toutefois, et si ce bon office
Le peut rendre lui-même à lui-même propice,
Croyez qu’avec plaisir je verrai refleurir
Les membres ralliés d’un corps prêt à périr.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.