Le véritable Saint Genest/Acte I

Le véritable Saint Genest
Œuvres de Jean de RotrouTh. DesoerTome V (p. 7-19).
Acte II  ►


ACTE PREMIER

Séparateur

Scène première.

VALÉRIE, CAMILLE.
CAMILLE.

Quoi ! vous ne sauriez vaincre une frayeur si vaine !
Un songe, une vapeur, vous cause de la peine,
À vous sur qui le ciel déployant ses trésors,
Mit un si digne esprit dans un si digne corps !

VALÉRIE.

Le premier des Césars apprit bien que les songes
Ne sont pas toujours faux et toujours des mensonges ;
Et la force d’esprit dont il fut tant vanté,
Pour l’avoir conseillé, lui coûta la clarté.

Le ciel comme il lui plaît nous parle sans obstacle ;
S’il veut, la voix d’un songe est celle d’un oracle,
Et les songes, surtout tant de fois répétés,
Ou toujours, ou souvent, disent des vérités.
Déjà cinq ou six nuits à ma triste pensée,
Ont de ce vil hymen la vision tracée,
M’ont fait voir un berger avoir assez d’orgueil,
Pour prétendre à mon lit qui seroit mon cercueil ;
Et l’empereur mon père, avec violence,
De ce présomptueux appuyer l’insolence.
Je puis, s’il m’est permis, et si la vérité
Dispense les enfans à quelque liberté,
De sa mauvaise humeur craindre un mauvais office ;
Je connois son amour, mais je crains son caprice,
Et vois qu’en tout rencontre il suit aveuglément
La bouillante chaleur d’un premier mouvement.
Sut-il considérer, pour son propre hyménée,
Sous quel joug il baissoit sa tête couronnée,
Quand, empereur, il fit sa couche et son état
Le prix de quelques pains qu’il emprunta soldat,
Et, par une foiblesse à nulle autre seconde,
S’associa ma mère à l’empire du monde ?
Depuis, Rome souffrit, et ne réprouva pas
Qu’il commît un Alcide, au fardeau d’un Atlas,
Qu’on vît sur l’univers deux têtes souveraines,
Et que Maximien en partageât les rênes.
Mais pourquoi pour un seul tant de maîtres divers,
Et pourquoi quatre chefs au corps de l’univers ?
Le choix de Maximin et celui de Constance
Étoient-ils à l’état de si grande importance
Qu’il en dût recevoir beaucoup de fermeté,
Et ne pût subsister sans leur autorité ?

Tous deux différemment altèrent sa mémoire ;
L’un par sa nonchalance, et l’autre par sa gloire.
Maximin, achevant tant de gestes guerriers,
Semble au front de mon père en voler les lauriers ;
Et Constance, souffrant qu’un ennemi l’affronte,
Dessus son même front en imprime la honte.
Ainsi, ni dans son bon, ni dans son mauvais choix,
D’un conseil raisonnable il n’a suivi les lois ;
Et, déterminant tout au gré de son caprice,
N’en prévoit le succès ni craint le préjudice.

CAMILLE.

Vous prenez trop l’alarme, et ce raisonnement
N’est point à votre crainte un juste fondement.
Quand Dioclétien éleva votre mère
Au degré le plus haut que l’univers révère,
Son rang qu’il partageoit n’en devint pas plus bas,
Et l’y faisant monter, il n’en descendit pas ;
Il put concilier son honneur et sa flamme,
Et, choisi par les siens, se choisir une femme.
Quelques associés qui règnent avecque lui,
Il est de ses états le plus solide appui :
S’ils sont les matelots de cette grande flotte,
Il en tient le timon, il en est le pilote,
Et ne les associe à des emplois si hauts
Que pour voir des Césars au rang de ses vassaux.
Voyez comme un fantôme, un songe, une chimère,
Vous fait mal expliquer les mouvemens d’un père,
Et qu’un trouble importun vous naît mal à propos,
D’où doit si justement naître votre repos.

VALÉRIE.

Je ne m’obstine point d’un effort volontaire
Contre tes sentimens en faveur de mon père ;

Et contre un père enfin l’enfant a toujours tort :
Mais me répondras-tu des caprices du sort ?
Ce monarque insolent, à qui toute la terre
Et tous ses souverains sont des jouets de verre,
Prescrit-il son pouvoir ? et quand il en est las,
Comme il les a formés, ne les brise-t-il pas ?
Peut-il pas, s’il me veut dans un état vulgaire,
Mettre la fille au point dont il tira la mère,
Détruire ses faveurs par sa légèreté,
Et de mon songe enfin faire une vérité ?
Il est vrai que la mort, contre son inconstance,
Aux grands cœurs, au besoin, offre son assistance,
Et peut toujours braver son pouvoir insolent ;
Mais, si c’est un remède, il est bien violent.

CAMILLE.

La mort a trop d’horreur pour espérer en elle ;
Mais espérez au ciel qui vous a fait si belle,
Et qui semble influer avecque la beauté,
Des marques de puissance et de prospérité.



Scène II.

Les mêmes ; UN PAGE.
LE PAGE.

Madame.

VALÉRIE.

Madame.Que veux-tu ?

LE PAGE.

Madame.Que veux-tu ?L’Empereur qui m’envoie
Sur mes pas avec vous vient partager sa joie.

VALÉRIE.

Quelle ?

LE PAGE.

Quelle ?L’ignorez-vous ? Maximin, de retour
Des pays reculés où se lève le jour,
De leurs rebellions par son bras étouffées,
Aux pieds de l’Empereur apporte les trophées ;
Et de là se dispose à l’honneur de vous voir.

(Il sort.)
CAMILLE.

Sa valeur vous oblige à le bien recevoir.
Ne lui retenez pas le fruit de sa victoire :
Le plus grand des larcins est celui de la gloire.

VALÉRIE.

Mon esprit agité d’un secret mouvement,
De cette émotion chérit le sentiment ;
Et cet heur inconnu, qui flatte ma pensée,
Dissipe ma frayeur et l’a presque effacée ;
Laissons notre conduite à la bonté des dieux.
(Voyant Maximin.)
Ô ciel ! qu’un doux travail m’entre au cœur par les yeux !



Scène III.

DIOCLÉTIEN, MAXIMIN, VALÉRIE, CAMILLE, PLANCIEN, Gardes, Soldats.
(bruit de tambours et de trompettes.)
DIOCLÉTIEN, baisant les mains de Valérie.

Déployez, Valérie, et vos traits et vos charmes ;
Au vainqueur d’Orient faites tomber les armes ;
Par lui l’empire est calme et n’a plus d’ennemis.
Soumettez ce grand cœur qui nous a tout soumis ;
Chargez de fers un bras fatal à tant de têtes,

Et faites sa prison le prix de ses conquêtes.
Déjà par ses exploits il avoit mérité
La part que je lui fis de mon autorité ;
Et sa haute vertu, réparant sa naissance,
Lui fit sur mes sujets partager ma puissance.
Aujourd’hui que, pour prix des pertes de son sang,
Je ne puis l’honorer d’un plus illustre rang,
Je lui dois mon sang même ; et, lui donnant ma fille,
Lui fais part de mes droits sur ma propre famille.
(À Maximin.)
Ce présent, Maximin, est encore au-dessous
Du service important que j’ai reçu de vous ;
Mais pour faire vos prix égaux à vos mérites,
La terre trouveroit ses bornes trop petites ;
Et vous avez rendu mon pouvoir impuissant,
Et restreint envers vous ma force en l’accroissant.

MAXIMIN.

La part que vos bontés m’ont fait prendre en l’empire,
N’égale point, seigneur, ces beaux fers où j’aspire.
Tous les arcs triomphans que Rome m’a dressés,
Cèdent à la prison que vous me bâtissez ;
Et de victorieux des bords que l’Inde lave,
J’accepte plus content la qualité d’esclave,
Que dépouillant ce corps vous ne prendrez aux cieux
Le rang par vos vertus acquis entre les dieux ;
Mais oser concevoir cette insolente audace,
Est plutôt mériter son mépris que sa grâce ;
Et quoi qu’ait fait ce bras, il ne m’a point acquis
Ni ces titres fameux, ni ce renom exquis
Qui des extractions effacent la mémoire :
Quant à sa vertu seule il faut devoir sa gloire,
Quelque insigne avantage et quelque illustre rang

Dont vous ayez couvert le défaut de mon sang,
Quoi que l’on dissimule, on pourra toujours dire,
Qu’un berger est assis au trône de l’empire,
Qu’autrefois mes palais ont été des hameaux,
Que qui gouverne Rome a conduit des troupeaux,
Que pour prendre le fer j’ai quitté la houlette ;
Et qu’enfin votre ouvrage est une œuvre imparfaite.
Puis-je, avec ce défaut non encor réparé,
M’approcher d’un objet digne d’être adoré,
Espérer de ses vœux les glorieuses marques,
Prétendre d’étouffer l’espoir de cent monarques,
Passer ma propre attente, et me faire des dieux,
Sinon des ennemis, au moins des envieux ?

DIOCLÉTIEN.

Suffit que c’est mon choix, et que j’ai connoissance
Et de votre personne et de votre naissance,
Et que si l’une enfin n’admet un rang si haut,
L’autre par sa vertu répare son défaut,
Supplée à la nature, élève sa bassesse,
Se reproduit soi-même et forme sa noblesse.
À combien de bergers les Grecs et les Romains
Ont-ils pour leur vertu vu des sceptres aux mains ?
L’histoire, des grands cœurs, la plus chère espérance,
Que le temps traite seule avecque révérence,
Qui ne redoutant rien ne peut rien respecter,
Qui se produit sans fard et parle sans flatter,
N’a-t-elle pas cent fois publié la louange
De gens que leur mérite a tirés de la fange,
Qui par leur industrie ont leurs noms éclaircis,
Et sont montés au rang où nous sommes assis ?
Cyrus, Sémiramis sa fameuse adversaire,
Noms, qu’encor aujourd’hui la mémoire révère,

Lycaste, Parasie, et mille autres divers,
Qui dans les premiers temps ont régi l’univers ;
Et récemment encor dans Rome, Vitellie,
Gordian, Pertinax, Macrin, Probe, Aurélie,
N’y sont-ils pas montés, et fait de mêmes mains
Des règles aux troupeaux et des lois aux humains ?
Et moi-même, enfin moi, qui de naissance obscure
Dois mon sceptre à moi-même et rien à la nature,
N’ai-je pas lieu de croire en cet illustre rang
Le mérite dans l’homme et non pas dans le sang,
D’avoir à qui l’accroît fait part de ma puissance,
Et choisi la personne et non pas la naissance ?
(À Valérie.)
Vous, cher fruit de mon lit, beau prix de ses exploits,
Si ce front n’est menteur, vous approuvez mon choix,
Et tout ce que l’amour imprime d’allégresse
Sur le front d’une fille amante, mais princesse,
Y fait voir sagement que mon élection
Se trouve un digne objet de votre passion.

VALÉRIE.

Ce choix étant si rare, et venant de mon père,
Mon goût seroit mauvais s’il s’y trouvoit contraire.
Oui, seigneur, je l’approuve, et bénis le destin,
D’un heureux accident que j’ai craint ce matin.
(Se tournant vers Camille.)
Mon songe est expliqué : j’épouse en ce grand homme
Un Berger, il est vrai, mais qui commande à Rome.
Le songe m’effrayoit, et j’en chéris l’effet ;
Et ce qui fut ma peur est enfin mon souhait.

MAXIMIN, lui baisant la main.

Ô favorable arrêt, qui me comble de gloire,
Et fait de ma prison ma plus belle victoire !

CAMILLE.

Ainsi souvent le ciel conduit tout à tel point
Que ce qu’on craint arrive, et qu’il n’afflige point ;
Et que ce qu’on redoute est enfin ce qu’on aime.



Scène IV.

Les mêmes ; UN PAGE.
LE PAGE.

Genest attend, seigneur, dans un désir extrême,
De s’acquitter des vœux dûs à vos Majestés.

DIOCLÉTIEN.

Qu’il entre.
(Le page sort.)

CAMILLE, à Valérie.

Qu’il entre.Il manquoit seul à vos prospérités ;
Et quel que soit votre heur, son art, pour le parfaire,
Semble en quelque façon vous être nécessaire.
Madame, obtenez-nous ce divertissement
Que vous-même estimez et trouvez si charmant.



Scène V.

GENEST, DIOCLÉTIEN, MAXIMIN, PLANCIEN,
VALÉRIE, CAMILLE, Gardes, soldats.
GENEST.

Si parmi vos sujets une abjecte fortune,
Permet de partager l’allégresse commune,
Et de contribuer en ces communs désirs,
Sinon à votre gloire, au moins à vos plaisirs,

Ne désapprouvez pas, ô généreux monarques,
Que notre affection vous produise ses marques,
Et que mes compagnons, vous offrent par ma voix,
Non des tableaux parlans de vos rares exploits,
Non cette si célèbre et si fameuse histoire
Que vos heureux succès laissent à la mémoire
(Puisque le peuple grec non plus que le romain,
N’a point pour les tromper une assez docte main),
Mais quelque effort au moins par qui nous puissions dire,
Vous avoir délassés du grand faix de l’empire,
Et par ce que notre art aura de plus charmant,
Avoir à vos grands soins ravi quelque moment.

DIOCLÉTIEN.

Genest, ton soin m’oblige, et la cérémonie
Du beau jour où ma fille à ce prince est unie,
Et qui met notre joie en un degré si haut,
Sans un trait de ton art auroit quelque défaut.
Le théâtre aujourd’hui, fameux par ton mérite,
À ce noble plaisir puissamment sollicite,
Et dans l’état qu’il est ne peut, sans être ingrat,
Nier de te devoir son plus brillant éclat :
Avec confusion j’ai vu cent fois tes feintes
Me livrer malgré moi de sensibles atteintes ;
En cent sujets divers, suivant tes mouvemens,
J’ai reçu de tes feux de vrais ressentimens ;
Et l’Empire absolu que tu prends sur une âme,
M’a fait cent fois de glace, et cent autres de flamme.
Par ton art les héros, plutôt ressuscités,
Qu’imités en effet et que représentés,
De cent et de mille ans après leurs funérailles,
Font encor des progrès et gagnent des batailles,
Et sous leurs noms fameux établissent des lois ;

Tu me fais en toi seul maître de mille rois.
Le comique où ton art également succède,
Est contre la tristesse un si présent remède,
Qu’un seul mot, quand tu veux, un pas, une action,
Ne laisse plus de prise à cette passion,
Et, par une soudaine et sensible merveille,
Jette la joie au cœur par l’œil ou par l’oreille.

GENEST.

Cette gloire, seigneur, me confond à tel point…

DIOCLÉTIEN.

Crois qu’elle est légitime, et ne t’en défends point.
Mais passons aux auteurs, et dis-nous quel ouvrage
Aujourd’hui dans la scène a le plus haut suffrage,
Quelle plume est en règne, et quel fameux esprit
S’est acquis dans le cirque un plus juste crédit.

GENEST.

Les goûts sont différents, et souvent le caprice
Établit ce crédit bien plus que la justice.

DIOCLÉTIEN.

Mais entre autres encor, qui l’emporte en ton sens ?

GENEST.

Mon goût, à dire vrai, n’est point pour les récens :
De trois ou quatre au plus, peut-être la mémoire
Jusqu’aux siècles futurs conservera la gloire ;
Mais de les égaler à ces fameux auteurs
Dont les derniers des temps seront adorateurs,
Et de voir leurs travaux avec la révérence
Dont je vois les écrits d’un Plaute et d’un Térence,
Et de ces doctes Grecs, dont les rares brillans
Font qu’ils vivent encor si beaux après mille ans,

Et dont l’estime enfin ne peut être effacée,
Ce seroit vous mentir et trahir ma pensée.

DIOCLÉTIEN.

Je sais qu’en leurs écrits l’art et l’invention,
Sans doute ont mis la scène en sa perfection ;
Mais ce que l’on a vu n’a plus la douce amorce,
Ni le vif aiguillon, dont la nouveauté force ;
Et ce qui surprendra nos esprits et nos yeux,
Quoique moins achevé, nous divertira mieux.

GENEST.

Nos plus nouveaux sujets, les plus dignes de Rome,
Et les plus grands efforts des veilles d’un grand homme
À qui les rares fruits que la muse produit,
Ont acquis dans la scène un légitime bruit,
Et de qui certes l’art comme l’estime est juste,
Portent les noms fameux de Pompée et d’Auguste ;
Ces poëmes sans prix, où son illustre main
D’un pinceau sans pareil a peint l’esprit romain,
Rendront de leurs beautés votre oreille idolâtre,
Et sont aujourd’hui l’âme et l’amour du théâtre.

VALÉRIE.

J’ai su la haute estime où l’on les a tenus,
Mais leurs sujets enfin sont des sujets connus ;
Et quoi qu’ils aient de beau, la plus rare merveille
Quand l’esprit la connoît ne surprend plus l’oreille ;
Ton art est toujours même, et tes charmes égaux
Aux sujets anciens aussi-bien qu’aux nouveaux ;
Mais on vante sur tout l’inimitable adresse
Dont tu feins d’un chrétien le zèle et l’allégresse,
Quand le voyant marcher du baptême au trépas,
Il semble que les feux soient des fleurs sous tes pas.

MAXIMIN.

L’épreuve en est aisée.

GENEST.

L’épreuve en est aisée.Elle sera sans peine,
Si votre nom, seigneur, nous est libre en la scène ;
Et la mort d’Adrien, l’un de ces obstinés
Par vos derniers arrêts naguère condamnés,
Vous sera figurée avec un art extrême,
Et si peu différent de la vérité même,
Que vous nous avoûrez de cette liberté,
Où César à César sera représenté ;
Et que vous douterez si dans Nicomédie,
Vous verrez l’effet même ou bien la comédie.

MAXIMIN.

Oui, crois qu’avec plaisir je serai spectateur
En la même action dont je serai l’acteur.
Va, prépare un effort digne de la journée
Où le ciel, m’honorant d’un si juste hyménée,
Met, par une aventure incroyable aux neveux,
Mon bonheur et ma gloire au-dessus de mes vœux.

FIN DU PREMIER ACTE.