Le tribun (Verhaeren)
Et tel que ces arbres cernés de rude écorce,
Qu’on maintenait, jadis, au cœur des vieux quartiers,
Debout — il apparaît têtu, puissant, altier,
Serrant en lui, dites, quels nœuds de force ?
Enfant, il a grandi sur le trottoir des villes
En un faubourg lépreux, livide et convulsé,
Où des hommes rageaient de se sentir serviles
Toujours et prisonniers des vieux passés.
Torses vaincus, fronts écrasés et lamentables,
Sourdes fureurs, gains minimes, travail tuant ;
Et la misère avide et creuse, au coin des tables,
Et ça, depuis toujours jusques à quand ?
Ô son bondissement, soudain, dans les mêlées,
Quand le peuple marchait vers les façades d’or,
Avec ses poings, enfin dressés, contre le sort,
Et que les coups pleuvaient et que les pierres
Aux colères mêlées,
Cassant les hauts carreaux pleins de lumières
Semblaient broyer et disperser, sur le pavé,
De l’or !
Et son verbe rouge et levé,
Comme un faisceau hargneux de pointes
Férocement disjointes ;
Et sa colère et sa folie et son amour
Roulant ensemble et s’exaltant, autour
De chacune de ses idées ;
Et sa raison violente et dardée
Faite de passion et de bouillonnement
Et son geste d’orage et de grand vent
Qui projetait son rêve, ainsi qu’une semence,
Ardente et rouge, en des milliers de fronts vivants !
Depuis il fut le roi des superbes démences,
Il est monté et monte encor, sait-il jusqu’où ?
Son pouvoir neuf, son pouvoir fou,
Il ne sait plus où il commence.
Il monte — et l’on croirait que le monde l’attend,
Si large est la clameur des cœurs battant
À l’unisson de ses paroles souveraines.
Il est effroi, danger, affre, fureur et haine ;
Il est ordre, silence, amour et volonté ;
Il scelle en lui toutes les violences lyriques,
Où se trempe l’orgueil des hommes historiques
Dont l’œuvre est faite, avec du sang d’éternité.
Et le voici debout au carrefour du monde,
Où les vieux chemins d’hier croisent les grands chemins,
Par où s’avanceront ceux qui viendront demain
Vers on ne sait quelle aube éclatante et profonde.
Homme d’autant plus grand qu’il est de vierge instinct,
Qu’il ignore l’éclair dont le destin,
Sans l’exalter d’abord, met en ses mains la foudre ;
Qu’il est l’énigme en feu que nul ne peut résoudre
Et qu’il reste planté, du front jusques aux pieds,
En plein peuple, pour s’en nourrir — ou en mourir,
Un jour, tenace et tout entier !
Et qu’importe qu’après son œuvre faite,
Il disparaisse, un soir de deuil, un soir de fête,
Honni ou exalté par ceux qu’il a servis.
Le temps marche et l’heure est à quelque autre ;
Les plus jeunes n’ont point suivi,
Jusques au bout, sa voix ou son geste d’apôtre ;
Il s’efface — mais ce sera pour revenir,
Son âme était trop loin dans l’avenir
Et ses mers d’or, cabrée,
Pour avoir peur des tombantes marées
Qui succèdent toujours aux flux géants ;
Sa force, elle est là-bas, lueur sur l’Océan,
Elle est pleine d’étincelles nouvelles,
Les vérités qu’il suscita de sa cervelle
Se sont faites moelles, muscles et chair ;
Il a tordu la vie entière en son éclair
Et désormais elle est ployée, elle est creusée,
Telle que seul d’abord il l’a pensée.