Le capitaine (Verhaeren)

Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 39-42).
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LE CAPITAINE


Son âme était orgueil et volonté, sa face
Se tempérait de calme et s’éclairait d’audace,
Sa nation suivait de loin, en ses bonds fous,
Le mors-aux-dents de sa gloire rouge, partout !
Les tourbillons de sang et d’or de ses conquêtes
Éblouissaient les yeux, hallucinaient les têtes,
Tous se sentaient, par son âme, victorieux ;
Et les mères, avec des pleurs au fond des yeux,
Lui dédiaient quand même, aux jours de ses batailles,
Autant d’enfants qu’il lui fallait pour les mitrailles.

Soldats rangés comme un rempart hérissé d’or,
Plaines dont les moissons vastes sont dispersées,
Carrés d’acier bougeant, buissons de fer, ressorts

De rage et de fureur tendus vers les poussées
Formidables et, tout là-haut, parmi les monts,
La gueule ouverte et la terreur de ses canons.

Un ordre ! Et désormais, — lui seul — il est la foule.
Il la projette, il la refoule,
Il est son âme énorme et violente, il vient
Et passe, il la soulève ou la contient
Au geste lent de sa main large.
Soudain résonne au loin le galop fou des charges :
Clairons brandis, casques en feu, chevaux hagards,
Gestes crispés autour des mâts des étendards,
Clameurs passant, ainsi que des volées,
Chocs assourdis, profonds et réguliers,
Et tout à coup, l’arrêt dans les gosiers
Des cris — et les étouffements de la mêlée.

Il regarde : ses yeux brillent, son torse bat.
Son plan, il l’improvise en plein combat,
Déjà, certaine et précisée
La victoire se définit dans sa pensée ;
L’ennemi même est entraîné dans le remous
De ses desseins brusques et fous,
Les feux tonnent, la plaine est foudre et fumée,

Il distingue, là-bas, le heurt des deux armées
Et le coup net qu’il faut, sans hésiter,
Porter.

Ô le superbe et triomphant batteur de gloire
Qui forge, en un tumulte d’or, l’histoire ;
Il est l’angoisse, il est la vie, il est la mort,
Il dévaste, avec des mains rouges, les nuits du sort ;
Si les poisons des tyrannies
Doivent mûrir, à la treille de son génie,
Qu’importe ! — il rayonne ; le seuil
De son âme tragique est solennel d’orgueil ;
Tous croient en lui et tous vénèrent
Le sang dont son grand geste éclabousse la terre.

Plaines vastes ! vos floraisons de meurtre où luit
La mort, vos blessures, vos bras sans corps, vos torses
Déchiquetés et crus d’où s’écoulent les forces,
Apparaissent, ainsi que sa moisson à lui.
Toujours, par un mot bref, simple et lucide
Chaque bataille, il la décide ;
Ceux qu’il rencontre, il les appelle : ses vaincus.
Ils se perdent dans l’œuvre ardent qu’il a conçu.
Ils hésitent, et voici qu’il les voit

Rompre, la peur aux reins, leurs bataillons pantois.
Leur confiance, en un instant, se désagrège ;
Tout leur paraît erreur, surprise, astuce et piège ;
Des cris de lâcheté partent on ne sait d’où ;
Et l’on n’entend plus rien, dans le soir fou,
Que des plaintes, des pleurs, et des rages crispées
Et la fuite, sous les épées.

Aussi s’érige-t-il dans l’amour et l’effroi.
Perdre, servir, créer ou détrôner les rois
Sera son rôle, à moins qu’il ne soit roi lui-même.
Son front sacré par tous peut dédaigner le chrême
Et les prêtres mitrés et les autels vermeils,
Toute sa vie enveloppe de son mystère
La terre
Ainsi que le soleil ;
Le monde meurt, et puis renaît, sur son passage ;
Comme Civa, il renouvelle en détruisant ;
Et son ombre descend les escaliers des âges,
Foulant aux pieds des fleurs et des caillots de sang.