Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries/01

(Dupré-Carra, Léon)
[s.n.] (p. 1-14).
Chapitre I

Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, Bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE I


Des Contrepéteries involontaires. — De leurs dangers. — Remèdes proposés.



C ertain jeune premier, fâcheusement saisi du trac intense des débutants, se jetait, un soir, devant une salle comble, aux genoux de la grande coquette, en lui lançant, d’une voix toute vibrante de passion, cet appel désespéré :

— Madame, un mou de veau, et je reste !

Le malheureux, sans le savoir, — comme M. Jourdain faisait de la prose, — et surtout sans le vouloir, venait de commettre une contrepéterie intempestive. Elle obtint, auprès du public, le franc succès d’hilarité que l’on pense ; mais le triste héros de cette pitoyable aventure dut renoncer pour toujours, après ce malencontreux lapsus, à la carrière théâtrale, qui s’ouvrait devant lui, toute remplie d’éblouissantes promesses.

L’un de mes meilleurs amis, avocat éminent et orateur de la bonne école, dans le feu d’une plaidoirie d’assises, — alors qu’il s’agissait de sauver la tête de l’accusé, — voulut faire allusion aux notes de police fournies sur son client. Mais sa langue, subitement, se montra rebelle à traduire exactement sa pensée, et les fiches du service de la Sûreté devinrent, par une étrange et inconcevable magie, les noces de Polyte !

Contrepéterie encore, aux conséquences funestes. Le jury, en effet, n’en demanda pas davantage : après cinq minutes de délibération, il rapportait un verdict de culpabilité, muet sur les circonstances atténuantes, et un vœu en faveur du rétablissement des exécutions capitales ; il refusait sa pitié à un criminel assez endurci pour préméditer son forfait au sein même d’une réunion joyeuse empressée à fêter le mariage d’un camarade.

Enfin, tout récemment, l’un de nos plus doctes maîtres en Sorbonne, traitant, du haut de sa chaire magistrale, de l’expansion anglaise dans l’Afrique du sud, se proposait d’entretenir son auditoire des populations laborieuses du Cap. Mais hélas ! la parole, encore, vint singulièrement dénaturer sa pensée : les colons occupés aux travaux des champs, la pioche des mineurs s’abattant, fiévreuse, sur le sol aride pour en faire jaillir le grain d’or ou la parcelle de diamant, les cheminées d’usines vomissant des torrents de fumée sous un soleil de feu, tout ce tableau grouillant d’une activité débordante s’évanouit soudain. Sous la baguette d’une fée, odieusement perverse et infiniment maligne, l’Afrique est traversée, la Méditerranée franchie, la Sicile enjambée : l’illustre conférencier a transporté ses auditeurs dans la cité de saint Pierre, où il les fait assister, ahuris et scandalisés, dans les appartements — secrets, j’aime à le croire, — de la somptueuse prison Vaticane, à un travail d’un genre éminemment spécial : les copulations laborieuses du pape.

Contrepéterie toujours, irrévérencieuse au premier chef, et destinée à produire, sur les âmes bien pensantes, le plus déplorable effet.

Ces divers exemples, marqués au coin de la plus rigoureuse authenticité, montrent avec quel soin tous ceux, qui, par profession, font un usage journalier de la parole (on en trouvera la liste dans la réclame des pastilles Géraudel), doivent se méfier de ces sournoises et involontaires transpositions de lettres, qui amènent, fatalement, les gens les mieux élevés à commettre des écarts de langage, vraiment inadmissibles dans une société convenable.

Nous-mêmes, modestes artisans, infimes employés de commerce, rentiers microscopiques, en relations verbales forcées avec des patrons pointilleux, des chefs de rayon draconiens et des agents du fisc âpres à la curée, nous sentons, suspendue, à toute heure, sur notre langue, cette épée de Damoclès terrible et menaçante : la contrepéterie involontaire, capable de nous ruiner, instantanément, dans l’estime de nos chefs, et de nous aliéner, sans appel, la bienveillance des pouvoirs publics.

Le sabotier le plus enclin à la mansuétude ne pardonnera jamais à son apprenti d’aller raconter dans le quartier qu’il revient de porter une paire de balloches à sa grue, alors que le jeune commissionnaire était expressément chargé de livrer une paire de galoches à la belle-fille de son patron.

Est-il une maison de nouveautés, tant soit peu respectueuse de sa clientèle, assez inconsciente pour tolérer que ses calicots fassent l’article pour des cons de bretonnes, quand il s’agit des bons de cretonne exposés à la devanture ?

Peut-on, enfin, se faire une idée de la stupéfaction monumentale, mêlée d’une indignation légitime, d’un contrôleur des contributions directes, en butte aux instances d’une vieille demoiselle réclamant à cor et à cris que l’on codifie sa motte, — ce qui ne tendrait à rien moins qu’à en faire imposer légalement l’usage, — alors qu’elle sollicite, simplement, une modification de cote, pour cause d’indigence notoire ?

Le mal est grand, on en conviendra ; il nous guette, sans relâche, jusque dans les rencontres les plus banales de la vie, prêt à fondre sur nous sans crier gare, et à terrasser sans phrases — un seul mot suffit — le philosophe le plus détaché des misères d’ici-bas.

Mais existe-t-il un remède ? Est-il possible d’arriver à dompter cette cavale fringante et indisciplinée qu’est la langue humaine ? Elle trotte, elle saute, elle caracole, elle franchit fièrement les obstacles, elle provoque les admirations enthousiastes et fait naître les élans sublimes ; mais elle butte aussi, parfois, un rien l’arrête dans sa fougue endiablée, elle se cabre et fait un écart : la perfide contrepéterie, embusquée au tournant de la route, l’a frôlée au passage, et l’ardent coursier fait panache en écrasant son cavalier.

Un seul moyen s’offre à nous de conserver notre assiette, si nous voulons éviter de mettre, à tout propos, les pieds dans le plat : c’est l’observation attentive, l’étude approfondie, et aussi la recherche intelligente de ces déviations possibles de la parole, auxquelles nos vieux auteurs, dans leur culte fervent de l’étymologie latine, donnaient ce nom, harmonieux et chantant, de contrepéteries, tombé dans l’oubli depuis près de quatre siècles, mais bien digne de revoir le jour pour briller d’un nouvel éclat.

Et quels immenses et inestimables bienfaits cette science féconde n’est-elle pas appelée à répandre sur l’humanité désireuse de se perfectionner et de s’instruire ! Plus d’imprévu dans l’exposé savant du professeur d’histoire ancienne, prémuni, désormais, contre la dangereuse confusion — qui tournait régulièrement à la sienne, — entre la mort des Scipions et la fameuse scie des morpions, poème épique en quinze cents vers, qui traîne dans toutes les études des collèges de province ; plus de surprise pour le prédicateur, exposé naguère au milieu des épreuves d’une séparation douloureuse, à inviter, sans profit pour personne, ses fidèles à porter leur étron dans le cul, au lieu de les engager, conformément aux prescriptions épiscopales, à déposer leur écu dans le tronc de la paroisse ; plus, enfin, de ces désastreuses coquilles parlementaires susceptibles de porter gravement atteinte au prestige de la défense nationale : telle cette déclaration stupéfiante du président du Conseil, venant affirmer, du haut de la tribune, que l’on faisait, dans la flotte, travailler les mains à la braguette, alors qu’il voulait simplement informer ses collègues que, depuis l’avènement du ministre Picard, on faisait travailler les marins à la baguette sur les navires de l’État.

Les familles honnêtes et laborieuses trouveront, également, dans l’exercice et la recherche des contrepéteries, un délassement à la fois agréable et salutaire, après les rudes fatigues de la journée. Au lieu de se coucher avec les poules — ce qui, entre parenthèses, est un moyen infaillible d’attraper des poux, — les parents passeront les longues soirées d’hiver à lire et à méditer, sous la lampe, le petit traité que je leur offre : ce sera pour moi grand honneur, et pour eux grand profit. Les enfants, prédisposés par nature à retenir et à employer, de préférence, les mots qu’ils ne devraient pas connaître, se désintéresseront vite des expressions malséantes quand ils les verront dériver, tout naturellement, de termes de la plus parfaite correction. Enfin, la jeune fille, précieusement entourée de la sollicitude maternelle et rompue à la gymnastique moralisatrice que je préconise ici, ne s’exposera plus à remercier et à congratuler, de façon amèrement ironique, le futur époux de son choix pour la mine de perles qu’il vient de lui montrer et qui constituera le plus bel ornement de la corbeille de noces.

Pratiquons donc hardiment la méthode homœopathique, et combattons la contrepéterie involontaire par la contrepéterie raisonnée.

Je vais essayer, dans les pages qui vont suivre, de faire de celle-ci une étude profitable au lecteur : je ne me dissimule pas les difficultés formidables de cette tâche ; mais nous ne sommes point ici-bas pour nous amuser, et tout citoyen conscient de son rôle social a pour premier devoir d’apporter sa pierre, si petite soit-elle, à l’édifice, chaque jour plus grandiose, mais jamais achevé, de la Science et du Progrès.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
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