Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/26

IX

LES BLEUETS DU SAGUENAY



Il serait oiseux de rappeler la réputation quasi universelle dont jouissent, aujourd’hui, les bleuets du haut et du bas Saguenay.

« Bon bleuets du Saguenay !… des bleuets du Lac-Saint-Jean !… quatre pour faire une tarte !… » criaient, naguère, à travers les villages, les vendeurs de bleuets avant que ne fussent établis les marchés réguliers de Québec et de Montréal pour la vente de ce délicieux petit fruit. Il y avait évidemment de l’exagération dans la mélopée des vendeurs de bleuets, du moins quant à l’insinuation sur la grosseur des bleuets saguenayens. Toutefois, pour mériter la réputation dont il jouit il faut que le bleuet des montagnes et des brûlés du haut-Saguenay soit d’une qualité supérieure à toute autre espèce aussi bien pour sa grosseur que pour sa saveur.

Disons, pour établir les justes proportions de notre airelle saguenayenne, que les plus respectables bleuets du Saguenay sont de la grosseur d’une noisette ordinaire et que les autres sont de celle de nos plus gros pois à soupe canadiens.

Le bleuet du Saguenay est charnu, juteux et d’une saveur acidulé très agréable surtout quand on le mange aussitôt qu’il est cueilli à l’arbuste qui le porte par lourdes grappes comptant chacune une moyenne d’une dizaine de fruits. Cet arbuste, de un pied de hauteur environ, a des rameaux anguleux, porte des feuilles de forme ovoïde et alternes et des fleurs à ovaire infère.

Dans le nord de la France, on donne à la plante de l’airelle — celle qui se rapproche le plus de notre bleuet du Canada — le nom de myrtill ou encore de raisins d’ours. Mais tous les naturalistes s’accorderont, sans doute, pour dire que notre bleuet n’est pas le moins du monde l’airelle ou le myrtille ; il ne peut y avoir d’erreur à ce sujet. Mais passons…

Notre bleuet cependant peut fort bien, dans le langage populaire, s’appeler le raisin d’ours. Aucun fruit n’est plus aimé de nos gros ours bruns laurentiens. C’est, dans les brûlés, dans les montagnes, dans les savanes sablonneuses, au milieu des taillis où s’étendent d’immenses tales de bleuets que l’on a le plus de chances, en effet, — si chance il y a — de rencontrer maître Martin.

Mais, en général, les ramasseux de bleuets n’aiment guère ces rencontres. Elles ne sont pas évitées pour cela : loin de là. Que de paniques a causées, durant la saison des bleuets, la présence soudaine de Martin signalée parmi les ramasseux de bleuets ! Dans les montagnes de la Belle-Rivière, le long du Chemin de Québec, on a vu souvent des ours pénétrer, la nuit, sous des tentes où dormaient des familles entières qui avaient passé la journée à cueillir des bleuets. Ces visites, on le conçoit, causaient toujours de fortes émotions et elles fournissaient le sujet de bien des histoires durant les veillées de l’hiver suivant, au village.

Quoiqu’il en soit, quand on proclame l’abondance des bleuets au lac Saint-Jean, en particulier, il ne faut pas perdre immédiatement le nord et le sud et croire que l’on peut en cueillir de pleins seaux sur la place de l’Église des villages. C’est ici qu’il faut s’entendre.

On compte dans la vallée du Lac-Saint-Jean tout au plus quatre zones à bleuets. Et les voici :

La Frique — ou l’Afrique — c’est-à-dire un territoire de près de trois lieues de circonférence situé entre les paroisses de Normandin et de Saint-Félicien, dans le nord-est du lac Saint-Jean. C’est un terrain sec, sablonneux et vallonné où il ne pousse que de misérables épinettes, quelques sapins rachitiques, et du taillis en abondance. Tout ce territoire est couvert de bleuets. Durant la saison de ces fruits, en août, on peut compter le long de la route plus d’une centaine de tentes qui sont les résidences temporaires de familles entières des paroisses environnantes qui passent là toute la saison des bleuets et dont plusieurs, celles qui comptent le plus d’enfants, gagnent, durant la saison, jusqu’à $300.00 et $400.00 à ramasser des bleuets que les chefs s’en vont vendre, chaque samedi, sur le marché de Roberval.

Derrière plusieurs de ces tentes, on voit, au bout d’une longe enroulée à un bouleau, une vache généralement très maigre qui semble s’ennuyer ferme dans son isolement. C’est elle qui fournir le plus gros de la nourriture à la famille… Un bol de lait frais avec des bleuets dedans, le tout sucré abondamment, quoi de meilleur et de plus rafraîchissant !…

Plus au nord, il y a le territoire colonisable en grande partie de la Péribonca et de la Mistassini et où les bleuets sont également en abondance. Ici, on les trouve plutôt par tales, mais des tales qui ont quelquefois un mille et même plus de surface : comme le bois est plus haut et plus épais et que partant l’ombre est plus fraîche, les bleuets sont plus charnus et plus juteux dans cette partie du pays ; ils me semblent cependant moins sucrés. Ils sont meilleurs quand on les mange après le pied mais ils se conservent moins bien et sont moins bons en confitures que les bleuets des territoires plus exposés au soleil comme ceux des montagnes brûlées de la Belle-Rivière, une troisième zone à bleuets située plus au sud de la vallée.

Mais c’est la zone la plus inaccessible. En effet, pour atteindre les endroits où il y en a, il faut escalader des montagnes d’une altitude qui ne se rapproche pas encore de celle du Mont Blanc, mais qui peut nous en donner une première idée, une fois que nous sommes parvenus au sommet.

Mais quels bleuets, en haut et sur les pentes ! Les amateurs en ramassent peu pour la bonne raison qu’ils les mangent à mesure qu’ils les cueillent. Les fruits sont du miel le plus exquis. Ils sont généralement petits, mais si sucrés !… mais si fondants !… Ils sont d’un bleu de ciel, et tendres et fermes, se cueillent si facilement groupés qu’ils sont généralement en petites grappes rondes comptant, chacune, une quinzaine de fruits. Mais ils ne seront toujours que des bleuets d’amateurs ou de gourmets.

Les ramasseux de bleuets de profession, ceux qui veulent que la cueillette leur rapporte de l’argent, ne les aiment pas parce qu’ils sont trop haut perchés et que d’aller les cueillir là-haut et de les descendre par seaux et par boîtes dans la plaine, la peine en emporte le profit. On préfère, pour le commerce, les bleuets de plaines

Puis, voici une autre zone, celle-là en pleine civilisation. C’est le Banc de Sable, situé à l’ouest de la vallée du Lac-Saint-Jean, entre les paroisses populeuses de Saint-Jérôme et Saint-Gédéon. Il y a là près de deux lieues carrées de terrain sablonneux et en taillis ; c’est bien la terre à bleuets. Aussi, en effet, jusqu’à il y a une dizaine d’années, les bleuets étaient en abondance sur le Banc de Sable. Mais la civilisation, trop rapprochée des paroisses prospères environnantes, les ont presque chassés. Le bleuet est un peu sauvage et il n’aime pas à pousser et à mûrir aux bruits de la haute industrie, sous le panache des fumées noires des locomotives qui passent près de lui et aux cliquetis stridents des machines aratoires trop perfectionnées. Il s’accommode fort bien de l’humble et silencieux travail de la faucille et de la petite faulx, du râteau à bras et de la petite herse simple, et de la charrue à rouelles, mais quand arrivent la tintamarresque moissonneuse-lieuse, la stridente faucheuse à cheval, le râteau idem et les herses-camions, il se renfrogne, devient sec, perd son jus et sa saveur et alors, jugeant avec calme qu’il n’a plus sa raison d’être, intelligemment il préfère disparaître. Et c’est ce qu’ont fait les bleuets du Banc de Sable.

Au reste, les pique-niqueurs de Saint-Jérôme et de Saint-Gédéon les avaient déjà depuis longtemps dégoûtés de la vie quand ils ont décidé de mettre fin à cette dernière.

Et voilà la vérité sur les zones à bleuets du Lac-Saint-Jean. À part cela, on en trouvera quelques tales, ici et là, dans les brûlés de Coushpagan, de l’Ashnapmouchouan et de la Metabetchouan, mais il reste superflu de dire et d’aller répéter à tout venant que les bleuets poussent dans les interstices des murs, au Lac-Saint-Jean.

D. P.