Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/25

VIII

LA OUANANICHE



J’ai pêché la ouananiche, la première fois, au cours de l’une de mes dernières vacances d’écolier. Nous étions trois, campés sur les bords de la Grande Décharge du lac Saint-Jean. La première journée, nous avions sillonné en vain, montés sur notre canot d’écorce, la baie que forme l’entrée de la Grande Décharge ; nous avions essayé toutes les mouches que renfermait notre portefeuille de pêche. Pas une seule ouananiche ne vint les effleurer de leur nez fin. Le deuxième jour, nous résolûmes de nous procurer un guide indien que nous trouvâmes au Island House construit à l’entrée de la Décharge par la Compagnie de l’ancien Hôtel Beemer de Roberval, spécialement à l’usage des pêcheurs de ouananiches. Et nous partîmes sous la direction orgueilleuse de notre guide François Haas. Au premier endroit que, la veille, nous avions en vain battu de nos lignes, le guide se mit à étudier le ciel, les nuages, le soleil, le vent, l’eau, puis il nous dit : « Mettez une mouche jaune à vos lignes et… envoyez fort !… »

Dans moins de deux heures, nous capturâmes dix superbes ouananiches…

Et ceci montre combien est capricieux ce délicieux poisson de nos eaux douces, une spécialité du lac Saint-Jean.

La pêche à la ouananiche est un art qu’il n’est pas donné à tout le monde de posséder. Ne pêche pas la ouananiche qui veut. Il faut être doué d’une habileté peu commune doublée d’un sang-froid de marin. La ouananiche est un poisson qui se bat superbement et quand il se sent pris il se lance à cinq ou six pieds dans l’air avec une vigueur extraordinaire à tel point que le plus sûr moyen de le capturer c’est de l’amener à se jeter lui-même dans l’embarcation. Autrement on peut prendre une heure à le noyer.

La ouananiche est à la vérité assez peu connue parce que les endroits où on peut la pêcher sont plutôt rares. C’est un poisson de luxe. Il n’existe, à bien dire, que dans les eaux du lac Saint-Jean et dans celles du lac Sotagama — Tchitogama — situé à soixante milles de Chicoutimi. En passant, disons que c’est à cet endroit que les aéronautes américains Post et Hawley, partis en ballon de Saint-Louis, Missouri, furent obligés d’atterrir au fort d’une tempête de neige, le 29 octobre, 1910. Sans l’aide de chasseurs indiens montagnais qui les trouvèrent et qui les ramenèrent à la civilisation, ils auraient trouvé une mort affreuse en cet endroit sauvage.

D’après Montpetit, dans ses Poissons d’eau douce, la ouananiche existerait dans presque tous les lacs du Labrador : mais, comme ces lacs ne sont pas d’accès facile, la ouananiche y existerait-elle par bancs, que sa capture nous intéresserait guère. M. J. Guay, de Chicoutimi, un pêcheur de grande expérience, assure qu’il se trouve de la ouananiche dans une rivière du continent africain ; chose curieuse, ce serait la même que celle du lac Saint-Jean.

Au lac Saint-Jean, on ne pêche la ouananiche, à bien dire, que dans deux endroits : dans l’estuaire de la rivière Metabetchouan et dans la Grande Décharge qui est le paradis de ce poisson. Elle existe aussi, mais très peu, dans les estuaires de tous les tributaires du lac Saint-Jean : l’Ashuapmouchouan, la Ouiatchouan, la Mistassini, la Peribonca et autres rivières. Dans la Grande Décharge, les meilleurs endroits de pêche à la ouananiche sont la Baie de la Décharge, la Vache-Caille, la Chute-à-Griffith, ainsi nommée en l’honneur de l’un des plus passionnés des sportmen américains qui, naguère, passait les étés à la Grande Décharge, M W. Griffith, de New-York. Ces endroits ont été loués pendant de longues années par M. H.-J. Beemer qui était autrefois propriétaire de l’Hôtel Beemer de Roberval, construit en 1887 et de l’Hôtel l’Island House. Le premier a été détruit par le feu voilà une quinzaine d’années, ce qui nécessita la fermeture de l’Island House qui existe encore mais qui est fort délabré. Pendant près de vingt ans, la réclame faite par la compagnie du Québec et Lac-Saint-Jean a attiré au lac Saint-Jean des milliers de touristes qui, après avoir passé quelques jours à l’hôtel de Roberval, se rendaient au Island House, bâti à l’entrée de la Grande Décharge, et où ils faisaient la pêche à la ouananiche. Un grand nombre de guides, la plupart des indiens montagnais, logeaient dans une maison construite près de l’hôtel et gagnaient leur vie à conduire les étrangers dans les différents endroits de pêche de la Grande Décharge et surtout à leur faire sauter les rapides en canot d’écorce. C’était une aventure des plus périlleuses.

Un pénible accident a mis pratiquement fin à ce sport émotionnant. En 1897, deux journalistes de Chicago, en sautant les trois roches du Rapide Gervais, l’endroit le plus périlleux de la Grande Décharge, se noyèrent. Cet accident effraya par la suite les plus braves et le saut de la Décharge devint de moins en moins populaire.

De même que devient peu à peu chose du passé la pêche à la ouananiche dans la Grande Décharge, grâce aux manifestations de la haute industrie et, en particulier, à l’industrie de la pulpe qui a nécessité la construction d’écluses sur la rivière Chicoutimi et sur la Rivière-au-Sable, détruisant ainsi les places de pêche[1].

J’ai dit que la ouananiche est peu connue. Elle a été à peu près ignorée des historiens de notre gente poissonnière. En vain on chercherait une mention de la ouananiche dans les ouvrages de tous ceux qui ont écrit sur la pêche dans la province de Québec : le Dr  William Henry, le Rév. W.-A. Adamson, Robert-D. Rosevelt, Chs Lemnan. Chs Hallock, H.-William Herbert, Henry-P. Wells, G.-M. Fairchild, et tant d’autres auteurs anglais et américains.

Car il est pénible et singulier de constater que, à part les rapports annuels soumis à la Législature sur la pêche, à part un opuscule publié par le juge A.-B. Routhier, En canot, à part un volume très intéressant


Vieil attelage canadien.
Tableau de M. Yvan Neilson, de Pont-Rouge, près Québec.

du reste et fort bien fait de Montpetit : les Poissons d’eau douce du Canada, et de bonnes pages de Sir

James-M. LeMoine, les lettres canadiennes ne comptent aucun travail en langue française de longue haleine sur la pêche dans les eaux québécoises. C’est aux écrivains anglais et des États-Unis que l’on doit la série des livres instructifs sur nos rivières, sur nos lacs et leurs habitants. Mais aucun de ces écrivains ichtyologistes, très renseignés pourtant, n’a dit un mot de la ouananiche, excepté Montpetit et Chambers.

Montpetit a consacré quatre ou cinq belles pages de son beau traité sur les poissons d’eau douce du Canada à la huananiche. Mais j’en veux un peu à Montpetit d’avoir fait nager notre ouananiche un peu partout avec ce h qui ne lui va pas du tout : et ce que je ne comprends pas, c’est que Montpetit ait pris la peine de féliciter Chambers d’avoir respecté l’orthographe canadienne française dans l’épellation du mot ouananiche. Il est vrai qu’il donne d’assez bonnes raisons pour justifier le mot huananiche mais, pour ma part, j’en suis pour la conservation et le respect des mots et des noms populaires, peu importe les savantes distinctions des savants étymologistes.

D. P.



  1. Aujourd’hui, les pêcheurs de Saint-Gédéon-les-Îles et de Saint-Henri-de-Taillon pêchent la ouananiche pour le commerce, même au large du lac où ils tendent des filets. Ils ont réussi à établir un marché de ce poisson à New-York et à Montréal. Avant la guerre, ils vendaient la ouananiche de 7 à 9 centins la livre ; aujourd’hui, ils la vendent jusqu’à 20 centins. Ils l’expédient dans des boites spéciales qui conservent de la glace jusqu’à destination.