Le tomahahk et L’épée/02/06

Texte établi par L. Brousseau (p. 155-171).

VI

LE BOMBARDEMENT


Le plan de l’amiral anglais était de faire débarquer, sur le rivage de Beauport, quinze cents hommes qui devaient aussi traverser la rivière Saint-Charles sur des chaloupes et marcher de là contre la ville. Quelques vaisseaux s’avanceraient aussi vers la place et feraient mine de la tourner pour simuler un débarquement à Silery. Alors, les quinze cents hommes du major Whalley s’élanceraient sur la ville, du côté de la rivière ; et, une fois sur la hauteur, ils mettraient le feu à une maison, signal qu’on reconnaîtrait de la flotte en débarquant à la basse ville deux cents hommes qui s’ouvriraient un passage du port à la ville haute. Les assiégés, ainsi pris entre deux feux, ne sauraient où porter leurs coups, tandis que les deux détachements anglais se rejoindraient dans la place et cerneraient les habitants.

Mais la précipitation et l’inconséquence de l’amiral même, ainsi que la vigoureuse résistance rencontrée par Whalley, mirent ces projets à néant.

M. de Frontenac n’avait pas le dessein d’empêcher l’ennemi de prendre position sur terre. Il n’était décidé qu’à inquiéter, par quelque escarmouche, le débarquement des troupes anglaises pour les engager à se transporter de ce côté-ci de la rivière Saint-Charles, où il aurait donné contre elles avec ses forces, alors que la marée haute eût enlevé toute chance de fuite aux ennemis. De la sorte, ceux qui auraient échappé aux balles françaises n’auraient guère pu se préserver d’un bain forcé non moins dangereux.

Le gouverneur n’envoya à leur rencontre, lorsqu’ils prirent pied à la Canardière, le 18 octobre, que trois cents hommes choisis parmi les troupes de Montréal et que M. de Longueuil devait commander.

Du côté de Beauport, M. Juchereau de Saint-Denis, le seigneur du lieu, devait inquiéter les Anglais avec soixante miliciens, ses censitaires, que, malgré son grand âge, il dirigeait en personne.

Nous verrons bientôt comment le major Whalley fut reçu avec ses quinze cents hommes par les trois cent soixante Canadiens. Suivons pour le moment cinq gros vaisseaux anglais, qui, l’amiral en tête, s’avancent formidables vers la ville.

Il pouvait être deux heures de l’après-midi lorsqu’ils jetèrent leurs ancres pour s’embosser[1] devant Québec.

Suivirent quelques minutes employées à carguer les voiles. Et, soudain, d’innombrables jets de flamme bondirent des sabords, comme autant de longs serpents de feu.

Au même instant, nos remparts et nos quais se couvrirent de flamme et de fumée, tandis que de formidables détonations s’entrechoquaient dans l’air qu’elles faisaient vibrer d’un fracas sourd et prolongé.

Alors une scène splendide anima tout d’un coup la ville et la vallée de la rivière Saint-Charles.

Le ciel était pur et bleu, à l’exception d’une teinte purpurine qui frangeait l’horizon sur la cime des monts lointains.

Les arbres qui ombrageaient encore à cette époque la vallée de la rivière Saint-Charles, exhibaient mille nuances variées jusqu’aux montagnes, que l’éloignement et l’automne teignaient d’un bleu pâle et presque rougeâtre.

Partout, dans la vallée comme sur les monts, les feuilles des arbres dont la sève était figée, se desséchaient sous les étreintes mortelles du froid et des pluies de l’automne.

Sur certains arbres du vallon, elle se paraient d’un rouge-feu tranchant sur les tons plus pâles qui en doraient d’autres. Sur le plus grand nombre, elles n’avaient que cette teinte uniforme d’un jaune clair qui faisait le fond du tableau. Enfin, on voyait encore, çà et là, quelques rameaux conserver un reste de verdure.

Mais pour contraster avec ce riche deuil de la nature, ce n’était partout que bruit et mouvement.

Dans les intervalles de chaque décharge d’artillerie, on entendait au loin crépiter la fusillade ; car tandis que les vaisseaux de Phips jetaient l’ancre devant la ville, les troupes commandées par Whalley et portées sur une multitude de bateaux et de chaloupes, forçaient de rames vers la terre où elles paraissaient être chaudement reçues. Ce bruit distant de mousquetades se confondait avec les détonations plus bruyantes du canon, roulant de roche en roche, de vallons en vallons, pour aller se perdre enfin dans les lointaines Laurentides, comme les derniers grondements du tonnerre.

Enfin, on entendait passer de temps à autre, au-dessus de la ville, de rauques miaulements semblables à ceux d’un tigre en colère ; c’étaient les boulets anglais qui se frayaient dans l’air un bruyant passage.

Si le feu de la flotte était bien nourri, celui de nos cinq batteries ne l’était pas moins, ce qui étonnait beaucoup les Anglais. Car ayant capturé, près de l’île d’Anticosti, madame Lalande et mademoiselle Joliette,[2] les ennemis leur avaient demandé si Québec était bien défendu. Ces dames avaient dit que non, ajoutant même que le peu de canons qu’il y avait dans la place étaient démontés et à moitié enfouis dans la terre et le sable. Mais quand nos boulets de dix-huit et de vingt-quatre se mirent à hacher les cordages, à casser la mâture, à fracasser les bordages, à trouer la coque des vaisseaux et à massacrer les Anglais, il leur fallut bien modérer la joie prématurée que la réponse de leurs prisonnières leur avait causée. Et faisant venir les dames, il leur montrèrent quelques-uns de nos projectiles en disant : « Sont-ce là les boulets de ces canons que vous disiez enterrés dans le sable ? »

Mais si l’on voit notre artillerie faire du dégât sur la flotte ennemie, il n’en faut pas conclure que les effets de la sienne soient aussi dommageables à la place assiégée. Jamais ville bombardée ne souffrit moins du boulet. À peine y eut-il quelques hommes blessés dont un seul mourut. Ce dernier était un écolier ; il fut atteint par un boulet qui le frappa après avoir ricoché sur le clocher de la cathédrale.

La Hontan rapporte que durant tout le bombardement qui dura la plus grande partie de l’après-midi du dix-huit pour recommencer le matin et finir le soir du dix-neuf octobre, c’est à peine si les projectiles ennemis firent pour cinq à six pistoles de dommages aux maisons.

Et pourtant, il devait pleuvoir des boulets par toute la ville, puisque la sœur Juchereau de St. Ignace raconte, dans l’histoire de l’Hôtel-Dieu, qu’il en tomba tellement sur le terrain des révérendes mères, que celles-ci « en firent tenir jusqu’à vingt-six en un jour à ceux qui avaient soin des batteries, pour les renvoyer aux Anglais. »

Aux Ursulines, un boulet rompit la fenêtre et le volet d’un dortoir et vint, sans respect pour cet inviolable asile, tomber au pied du lit d’une jeune pensionnaire. Un autre projectile, non moins impudent, souleva puis emporta gaillardement le coin du tablier de l’une des sœurs. « Quantité d’autres boulets, » dit la narratrice des annales de la communauté, « sont tombés dans nos cours, jardins et parcs ; mais par la grâce et protection de Dieu, personne n’en a été blessé ; nous en avons été quittes pour la peur. »

Le fait suivant, rapporté dans l’histoire de l’Hôtel-Dieu, explique l’inhabilité remarquable des artilleurs anglais. Il paraît que ces derniers ayant aperçu le tableau de la Sainte-Famille suspendu au clocher de la cathédrale, interrogèrent encore leurs prisonnières à cet égard. Celles-ci leur répondirent que ce n’était sans doute qu’un pieux talisman que les fervents catholiques de la ville avaient placé là pour la protection de leurs personnes et de leurs demeures.

Les susceptibilités religieuses des marins et des soldats protestants qui montaient la flotte anglaise, s’irritèrent de ce que nos frères dissidents ont toujours appelé une grossière superstition. Et le tableau servit de but à leurs projectiles comme à leurs railleries. Mais en vain ces nouveaux iconoclastes pointèrent-ils leurs pièces avec le plus grand soin et tirèrent-ils un grand nombre de coups sur le cadre, aucun projectile n’atteignit son but. Cela fit que tous leurs boulets qui prirent cette direction élevée passèrent par dessus la ville, et allèrent s’enfouir inoffensifs dans le terrain alors inoccupé de nos faubourgs.

Tandis que les ennemis perdent leur temps et leurs munitions de la sorte, nos artilleurs canadiens, loin de tirer comme eux leur poudre aux moineaux, pointent en plein bois sur les flancs rebondis des vaisseaux anglais.

Les deux batteries servies par MM. de Maricourt et de Sainte-Hélène font surtout des merveilles.

— Allons ! courage, enfants, dit le capitaine de Maricourt à ses hommes pour les animer. Chargez vite, mais sans précipitation.

— N’ayez pas peur, mon capitaine, lui répond un vieux marin, nous allons lui pratiquer une si grande gueule à ce gredin de vaisseau amiral, qu’il ira bientôt boire à la grande tasse.

Et Maricourt de rire, bien que boulets et mitraille ennemis mugissent et crépitent comme grêle autour de lui.

— Bien tiré ! Bienville, dit-il à ce dernier chargé, avec Louis d’Orsy, du commandement des deux autres canons de la batterie.

Et revenant pointer ses propres pièces :

— Chargez !.. Pointez… Feu !

Sans relâche l’airain hurle, bondit et tonne, en vomissant souffre et mitraille.

Cet ouragan de fer et de flamme dura sans discontinuer jusqu’au soir ; mais quand l’obscurité ne permit plus de pointer les pièces, on cessa le feu des deux côtés.

Il n’y a pas à douter que s’il eût été donné à Maricourt d’arrêter la marche du soleil, à l’instar de Josué, il se fût trouvé le plus heureux des hommes. Mais l’amiral Phips en eût été bien marri ; car ses vaisseaux troués en maints endroits dans leurs œuvres-vives, faisaient eau de toutes parts.

Il pouvait être huit heures, lorsque le dernier écho de la dernière détonation s’éteignit au loin dans l’ombre crépusculaire qui couvrait la plaine et les montagnes.

Bientôt vint la nuit silencieuse et sereine. Groupés alors autour de leurs pièces, les artilleurs français voulurent compter leurs pertes ; pas un soldat ne manquait à l’appel, et, à part quelques blessures et des contusions, les boulets ennemis avaient autant respecté les hommes que les propriétés.

En attendant qu’on vint les relever de service, les officiers et les soldats causaient entre eux.

Assis à terre, auprès des canons, les artilleurs de Maricourt, le brûle-gueule aux lèvres, fument en échangeant des quolibets sur la maladresse montrée pendant la journée par les Anglais.

Ils ne parlent qu’à voix basse, vu que les vaisseaux ennemis ne sont pas loin de terre, et que le canon rapproche singulièrement les distances. Bien que la nuit soit froide, on ne leur a point permis d’allumer de feu, de peur que l’ennemi ne s’en serve comme d’un point de mire. Aussi sont-ils tous plongés dans une obscurité tempérée seulement par la lumière des étoiles, et ne présentent-ils tous au regard que des groupes indécis et se mouvant dans l’ombre. Parfois le feu de quelque fourneau de pipe, venant à percer la cendre du tabac embrasé, jette une lueur fugitive sur la figure accentuée de l’un d’entre eux.

MM. de Maricourt, de Bienville et d’Orsy, appuyés tous trois sur un affût de canon, devisent à voix basse.

— Il y a maintenant une couple d’heures que la mousquetade à cessé là-bas, dit Maricourt.

— Oui, répond Louis d’Orsy ; mais le silence régnant partout depuis, il est difficile de conjecturer si l’ennemi a pris position sur terre ou s’il a été forcé de se rembarquer.

— Regardez donc, interrompt Bienville dont les yeux sont fixés depuis quelques moments dans la direction de la rivière Saint-Charles. Ne sont ce pas des feux de bivouac qu’on allume là-bas, sur les hauteurs de la Canardière, et à mi-chemin entre Beauport et la ville ?

— Eh ! vive Dieu ! tu as raison, Bienville, répond d’Orsy.

Plusieurs feux, rapprochés les uns des autres, semblaient jaillir successivement des hauteurs de la Canardière ; et de dix qu’ils étaient tout d’abord, il y en eut bientôt vingt, cinquante, puis enfin cent et plus.

Les Anglais sont campés là, reprend Bienville ; car les milices de Beauport ont dû regagner leur village ou retraiter vers la ville avec les hommes de M. de Longueuil. D’ailleurs, ceux-ci seraient-ils réunis que ce grand nombre de feux leur serait inutile. Mais je m’étonne de ce que mon frère[3] et ses hommes ne soient pas encore de retour.

En ce moment, un roulement de tambours, d’abord éloigné, mais se rapprochant le plus en plus, frappe l’oreille des officiers.

— Ce bruit vient du Palais,[4] dit le capitaine. Ce sont nos gens qui reviennent du combat ; et nous aurons bientôt des nouvelles par Bras-de-Fer.

Le roulement des tambours se rapprochant de plus en plus, on put distinguer bientôt un air sémillant joué par quelques fifres qui les accompagnaient en jetant leurs rires aigus au vent du soir.

Dix minutes plus tard, un canonnier que M. de Maricourt avait placé en sentinelle à quelques pas des pièces, entendant quelqu’un s’engager sur le quai, arma son mousquet dont la mèche brûlait lentement entre les dents du serpentin.

Il épaula son arme et cria :

— Qui vive !

— France et Bras-de-Fer, répondit une voix rude.

La réponse de l’arrivant excita l’hilarité générale ; mais comme son nom n’avait aucun rapport avec le mot d’ordre, le capitaine dut aller au devant du nouveau venu pour le reconnaître d’une manière plus officielle.

— Qui va-là ? demanda-t-il à l’arrivant que le mousquet de la sentinelle tenait à distance respectueuse.

— C’est moi, Pierre Bras-de-Fer, mon capitaine, répondit l’autre.

— Avance à l’ordre, Pierre Bras-de-Fer, reprit Maricourt.

Le factionnaire releva son mousquet, et une espèce de géant se rapprocha de Maricourt en deux enjambées.

— D’où viens-tu donc, à pareille heure, lui demanda l’officier.

— Du feu, mon capitaine. J’ai à peine eu le temps d’arrêter une minute chez l’hôtelier Boisdon, pour me glisser une petite larme dans le gosier que j’avais aussi sec que les semelles d’une vieille paire de bottes. C’est que voyez-vous, mon capitaine, on en a mangé de la poussière aujourd’hui, sans compter le reste. Je vous assure qu’on s’est joliment escrimé là-bas ; joint à cela que…

C’est bon ! c’est bon ! bavard, interrompit Maricourt. Mais il n’est rien arrivé de fâcheux à mon frère M. de Longueuil ?

— Non, Dieu merci. Mais ce pauvre M. de Clermont !…

— Comment ! qu’entends-tu dire ? s’écrièrent à la fois tous ceux qui étaient présents.

— Atteint d’une balle et mort à mon côté !

— Mort ! répétèrent les assistants sur tous les tons d’une émotion douloureuse.

— Combien d’hommes avez-vous perdus ? demanda M. de Maricourt, après un assez long silence.

— Oh ! pas beaucoup, mon capitaine. À part M. de Clermont et M. de Latouche, nous n’avons eu que dix à douze blessés.

— Connaît-on les pertes de l’ennemi ?

— Oui, mon capitaine ; quelques coureurs des bois que M. de Longueuil avait envoyés sur le champ de bataille pendant qu’on revenait vers la ville, nous ont rejoints comme nous y rentrions. Ils disent qu’il y a « cent cinquante ennemis sur le carreau, depuis le camp des Anglais jusqu’au lieu où ils ont débarqué. »

On entendit en ce moment le bruit des pas d’une patrouille qui s’avançait vers le quai. On échangea le mot d’ordre, et il se trouva que les arrivants étaient chargés d’apporter des vivres à la compagnie. M. de Frontenac envoyait aussi un officier pour commander le poste durant l’absence des chefs laissés libres d’aller prendre quelques heures de repos.

  1. Un vaisseau est embossé lorsqu’il a jeté deux ancres à l’avant et à l’arrière, pour résister au flot et au vent, et se servir ainsi plus aisément de son artillerie en présentant le flanc.
  2. Cette demoiselle Joliette devait être une tante de la petite-fille de M. Joliette, le découvreur du Mississipi, laquelle épousa mon trisaïeul maternel, M. Jean Taché.
  3. M. le baron de Longueuil était le fils aîné de M. Charles LeMoyne, lieutenant du roi pour la ville et le gouvernement de Montréal, et frère de Maricourt et de Bienville.
  4. Ce quartier de notre ville tire son nom de l’ancienne résidence ou « Palais » des Intendants français dont on peut voir encore les ruines séculaires dans l’enceinte du Parc.