Le tomahahk et L’épée/02/05

Texte établi par L. Brousseau (p. 149-155).

V

AUX ARMES !


Le matin du 17 octobre s’annonça sombre, humide et froid. Une forte brise de nord-est soulevait des vagues dans le port et les affolait en les irritant, tandis qu’une pluie fine et pénétrante jetait sur la ville son manteau gris de vapeurs.

Sept heures sonnaient au château, lorsque la sentinelle qui grelottait sur la terrasse, crut voir, au travers du brouillard, plusieurs embarcations se détacher des vaisseaux ancrés au milieu du fleuve. Le factionnaire vit que ces chaloupes étaient chargées d’hommes. Aussitôt il donna l’alarme, selon les ordres qu’il avait reçus.

Nous avons vu que le château était bâti à l’endroit où est maintenant notre plate forme. Située à quatre-vingts pieds au-dessus du niveau du fleuve et sur le sommet de la falaise, la maison du gouverneur général avait deux étages et cent vingt pieds de long, avec deux pavillons à chaque bout. La terrasse qui régnait en avant du château et regardait le fleuve et la basse ville, était longue de quatre-vingts pieds. Le château était irrégulier dans sa fortification, n’ayant que deux bastions du côté de la ville, et situés tous deux à l’endroit où est maintenant le jardin du gouverneur. Aucun fossé n’en défendait l’approche.

La garnison du château du Fort comptait deux sergents et vingt-cinq soldats, outre la compagnie des gardes du gouverneur ; celle-ci se composait d’un capitaine, d’un lieutenant et de dix-sept carabins.

Dès que M. de Frontenac eut entendu le signal donné par la sentinelle, il accourut sur la terrasse.

— Qu’y-a-t-il ? demanda le comte au factionnaire qui se tenait raide et au port-d’armes, devant son chef.

— Il y a, mon commandant, répondit le soldat, que l’Anglais se prépare à prendre terre pour nous tomber dessus ; voyez plutôt !

— Qu’on m’apporte ma lunette de longue-vue, demanda le gouverneur.

M. de Frontenac braqua sa lunette sur la flotte, et resta quelques minutes à examiner les mouvements de plusieurs chaloupes ennemies qui se dirigeaient vers la terre.

— Vous aviez raison, mon brave, dit-il ensuite à la sentinelle ; l’ennemi se prépare en effet à débarquer. Allons ! fit-il en se tournant vers quelques officiers qui l’avaient suivi, qu’on batte la générale et que chacun soit à son poste !

Un caporal-tambour, escorté de deux soldats armés, parcourut toute la ville en sonnant la batterie d’alarme ; tandis que, selon l’usage, tous les tambours de la place la répétaient à l’instant. Ce tapage mit en un moment le civil et le militaire en émoi.

Sir William Phips avait compté sans l’orage et la marée pour le débarquement de ses troupes de terre.

Le vent prenant les embarcations en flancs, les entraînait vers la ville ou les poussait sur des brisants que la marée baissante laissait à découvert. L’un de ces bateaux commandé par le capitaine Savage parvint, en forçant de rames, à se diriger vers la terre en droite ligne ; mais le reflux laissa cette embarcation à sec entre la rivière Saint-Charles et l’église de Beauport. En vain voulut-elle regagner le large il n’était plus temps.

Ceux qui la montaient se trouvèrent dans la plus critique des positions ; car il ne pouvaient plus communiquer avec les leurs qui s’étaient empressés de rejoindre les vaisseaux. Leur situation était d’autant plus précaire qu’il furent bientôt attaqués par quelques Canadiens qui accouraient sur le rivage.

Pendant plusieurs heures la barque anglaise, et ceux qui la montaient, souffrirent beaucoup d’une mousquetade bien nourrie dirigée sur eux par les habitants de Beauport que commandait leur seigneur M. Juchereau de Saint-Denis. Mais on dut se contenter de part et d’autre de s’attaquer de loin ; le terrain mouvant et vaseux des battures s’opposant à ce qu’on pût marcher à l’ennemi sans danger.

L’émoi, que la batterie de la générale avait jeté par la ville, y régnait encore. Tout le militaire était sous les armes, ainsi que les bourgeois en état de les porter. Pendant ce temps, les vieillards, les femmes et les enfants transportaient en grande hâte aux Ursulines leurs objets les plus précieux, voire même des marchandises, pour les mettre à l’abri dans les murs épais du couvent.

Ce n’était que cris, confusion, vacarme et désordre depuis la « grande place » jusqu’au monastère des bonnes sœurs. Les rues des Jardins et du Parloir étaient encombrées de femmes et d’enfants, de meubles et d’effets, le tout criant, remuant et grouillant.

Ici, un vieillard voulant mettre en sûreté les quelques jours qui lui restent à vivre, traîne ses vieux ans avec l’aide du faible bras de sa fille. Là, une mère palpitante, échevelée, emporte en courant un jeune enfant dont les yeux regardent avec étonnement la scène étrange qui les frappe.

Plus loin, c’est un pauvre invalide ou un moribond que l’on transporte sur quelque litière improvisée.

Partout le grotesque et le sublime, la faiblesse, l’empressement et l’effroi se heurtent et se poussent en tous sens dans la direction du monastère.

Tout-à-coup, la tête de cette cohorte alarmée s’arrête, ce qui occasionne un mouvement rétrograde parmi le reste de la cohue. Et les cris : Place ! place ! dominent le tumulte.

On se range instinctivement de chaque côté de la rue ; on se pousse, on s’écrase avec des cris de douleur étouffés. Alors dans l’espace laissé libre s’avancent des prêtres en habits d’office et précédés de quelques enfants de chœur, portant en procession un tableau de la Sainte-Famille. On s’en va le suspendre au clocher de la cathédrale pour mettre la ville sous la protection divine.

On s’incline au passage de la croix d’argent portée en tête du pieux cortège, et la confiance semble renaître dans les cœurs alarmés de ces êtres faibles et tremblants qui continuent d’avancer vers le monastère.

Mais si l’on voit la frayeur troubler cette partie naturellement timide des habitants de Québec, il n’en faut pas conclure que l’autre se laisse gagner par le mal souvent contagieux de la peur. Tous les citoyens auxquels leur âge le permet, se sont rangés sous les ordres de leurs officiers. Plus d’un vieillard en qui le souvenir des exploits d’autrefois ranime un reste de vigueur qui va s’éteignant, et bon nombre d’adolescents qu’un courage prématuré transporte, renforcissent les rangs des miliciens rassemblés. Soldats du roi et volontaires attendent à leur poste que l’ordre d’action soit donné : les troupes brûlant d’envie de donner l’exemple aux milices, et ces dernières frémissant d’ardeur de prouver aux autres que les enfants du sol sont encore français par le courage et l’audace.

Tous étaient répartis sur les différents points de la ville, d’après les ordres du gouverneur qui attendait les mouvements de l’ennemi pour se porter à sa rencontre.