Le spectre menaçant/02/07

Maison Aubanel père, éditeur (p. 58-66).

VII

Le lendemain matin André se leva à bonne heure. Il en profita pour aller à la messe des « travaillants ». D’abord, se dit-il, je remplirai le précepte et ensuite cela me permettra de m’acclimater et de me familiariser avec les us et coutumes de la localité.

Il s’arrêta sur le perron de l’église, qui était encore vide au moment de son arrivée.

Les uns après les autres les ouvriers parlant les langues les plus variées, commencèrent à arriver. Ils pénétrèrent dans l’église, prenant place indifféremment dans un banc ou dans l’autre. Les Polonais blonds à l’allure un peu gênée, quelques Scandinaves au regard langoureux, des Italiens

vifs et bruyants, plusieurs Irlandais à la figure joviale, très peu de Canadiens-Français et nombre d’autres nationalités remplirent bientôt la nef. Quelques-uns portaient leurs habits de travail pendant que d’autres étaient endimanchés. C’était la Tour de Babel, la confusion en moins, car tous baragouinaient assez d’anglais pour se comprendre entre eux.

André pénétra dans l’église un des derniers, pendant que le prêtre montait à l’autel. Sa curiosité l’avait mal servi, car il eut de la difficulté à se trouver une place de banc. Une atmosphère de piété avait envahi l’église en même temps que la foule. L’universalité de l’Église était bien représentée dans cette agglomération de nationalités si disparates, unies dans un même culte, adorant le même Dieu. Le curé fit les annonces en un anglais plus ou moins correct que personne ne sembla comprendre, excepté les Irlandais et quelques Canadiens. À cette messe particulière le curé ne faisait les annonces que pour la forme, et en anglais, sachant n’être pas compris. La quête révéla une grande générosité chez les assistants, car les corbeilles furent remplies.

Après la messe plusieurs firent brûler des cierges, d’autres des lampions. Un grand Polonais qui n’avait pas l’air très pressé arriva en retard et menaça de faire une scène, parce qu’il n’y avait plus de place pour son offrande de lampions dans le lampadaire.

La messe finie, André se rendit à déjeuner et paya sa pension d’avance pour une autre journée. Comme l’inactivité lui pesait il résolut d’aller faire une promenade vers le barrage pour voir ce qui s’y passait, bien décidé cependant à ne demander de l’ouvrage que le lundi.

— Ce sera toujours un dimanche de moins à travailler, se dit-il.

Il s’engagea sur la voie du chemin de fer servant à la construction, pour se rendre au lieu du barrage. Il s’arrêta sur le bord de la falaise surplombant le torrent, dans lequel se précipitait l’eau de la Grande-Décharge, écumant, faisant un bruit infernal. Ce bruit se mêlait à celui des locomotives et des centaines de feux de forge qui crachaient une fumée noire, enveloppant des milliers d’ouvriers. Ces hommes portaient chacun un numéro leur donnant l’allure d’esclaves, ou plutôt de pénitents de pénitenciers. Quelques-uns poussaient des brouettes remplies de charbon pour alimenter les feux. Des forgerons frappaient à tour de bras le fer rouge sur l’enclume. Les employés au chemin de fer précipitaient d’innombrables barres d’acier d’un convoi, pendant que d’autres déchargeaient des sacs de ciment par milliers. Des locomotives traînaient de la roche cassée ou du béton dans d’immenses cuves que des grues basculaient dans des formes de bois, à mesure qu’elles arrivaient. Le tout exécuté sous le commandement sévère et brutal de contremaîtres sans entrailles. Vrai troupeau humain conduit par des brutes à face humaine.

André tressaillit d’horreur à la vue de cet enfer vivant. Valait-il la peine de soupirer après la liberté, quand l’esclavage le guettait ? Il lui faudrait pourtant demander du travail puisque ses fonds étaient épuisés.

Attiré par ce gouffre dont il désirait connaître la profondeur, il s’engagea dans le long escalier de bois et descendit jusqu’au fond du précipice. Il s’approcha aussi près que possible du torrent impétueux qu’il avait à ses pieds. Une poussière de vapeur produite par l’eau qui frappait les rochers bordant la rivière retombait en pluie fine sur les travailleurs. La poussière de charbon mêlée à la poussière d’eau, collée sur les figures, donnaient l’aspect de nègres à cette ruche humaine.

Tout à coup une immense clameur partit de la foule des travailleurs et des spectateurs, qui venaient nombreux le dimanche, suivre les travaux en cours pour constater les progrès d’une semaine à l’autre.

— Un « Pollock » à l’eau ! cria-t-on du haut de la falaise.

Un ouvrier qui était sur le pont du chemin de fer ayant perdu l’équilibre était tombé dans le torrent.

— C’est un Polonais, disaient les uns.

— C’est un Scandinave, disaient les autres.

— C’est le numéro 44, cria le contremaître.

— Alors c’est Jack Brown, un Anglais, dit quelqu’un qui connaissait son numéro pour être son compagnon de chambre.

— Allons ne perdez pas votre temps là, dit le contremaître d’un air de colère.

André qui était près du contremaître avait commencé à enlever ses habits pour aller au secours de Brown. Étant revenu à la surface celui-ci s’était accroché à une branche qui pendait au-dessus du torrent.

— Que fait cet homme ici ? dit-il en observant André qui se préparait à aller au secours du malheureux qui, la figure contorsionnée, restait suspendu au-dessus du gouffre. Le charpentier descend-il de son échafaud pour un clou qu’il échappe, dit-il à André ; vous faites perdre le temps des hommes avec vos airs de bravoure !

— Si le charpentier ne descend pas de son échafaud, les lâches y montent, dit André en se précipitant à la nage dans la rivière.

— Insolent ! Qui a laissé pénétrer cet étranger ici ? dit le contremaître.

Sur l’entrefaite arriva l’ingénieur en charge des travaux.

— Vite, tous à l’œuvre pour sauver ces deux malheureux, dit-il. Quel est celui qui s’est précipité à l’eau pour sauver l’autre ? Évidemment qu’il ne connaissait pas la profondeur de l’eau ; mais c’est un héros tout de même ! Lancez des câbles avec des flottants de liège, ajouta-t-il.

Au même instant une quinzaine d’ouvriers suivirent les bords du précipice avec des câbles.

Pendant ce temps Brown avait lâché prise, mais André arriva juste à temps pour l’empêcher de se noyer. André qui était nageur émérite, réussit à le ramener au bord, sans l’aide de personne, bien qu’il fût sans connaissance.

Les ouvriers lancèrent les câbles. André y attacha solidement Brown que l’on remonta à terre. Il passa un autre câble au-dessous de ses bras et on le hissa sur la terre ferme.

Comme on était au milieu de novembre André tremblait de tous ses membres quand il mit le pied sur le haut de la falaise.

— Conduisez ces deux hommes à l’hôpital, dit l’ingénieur, après avoir administré une remontrance à l’inhumain contremaître. Vous viendrez demain chercher votre paye, lui dit-il. Je comprends maintenant les plaintes nombreuses qui m’arrivent. Ne voilà-t-il pas que les journaux de Montréal contiennent de nombreuses plaintes de brutalité commises ici sur les lieux. Je n’y ajoutais pas foi, mais maintenant je sais à quoi m’en tenir ! Quant au jeune brave qui s’est jeté à l’eau, je désire le voir aussitôt qu’il sera suffisamment rétabli.

André fut reçu aux applaudissements des travailleurs qui lui manifestèrent leurs sympathies.

— Il faut que j’aille faire sécher mes habits, dit tout simplement André.

Il se dirigea vers l’hôpital où on lui donna les soins voulus avec son compagnon. Celui-ci reprit bientôt connaissance et chercha son bienfaiteur pour le remercier.

Tout le monde fut frappé de la ressemblance des deux jeunes garçons qui se trouvèrent ensemble à l’hôpital.

— À qui dois-je la vie ? dit Jack Brown s’adressant en anglais à André.

— Je me nomme André Lescault, dit-il, oubliant qu’il avait changé son nom en Selcault. Je vous demande pardon, Selcault est mon nom, ajouta-t-il.

Jack Brown devint pâle comme la mort et s’évanouit de nouveau.

— Il doit avoir une blessure interne, dit le médecin qui avait été appelé d’urgence.

André frissonnait continuellement et le médecin ne pouvait réussir à le réchauffer. Ils le frictionnèrent d’alcool et l’enveloppèrent dans de chaudes couvertes de laine ; mais la fièvre s’empara quand même de lui.

Pendant de longues semaines il fut entre la mort et la vie. La garde-malade préposée à l’hôpital d’urgence ne le quittait que pour faire les pansements aux blessés qui toujours de plus en plus nombreux rentraient à l’hôpital.

Jack Brown s’était vite remis de son indisposition. Après un examen sérieux le médecin déclara que son patient ne souffrait d’aucune blessure interne et que son évanouissement n’était dû qu’à l’émotion.

Il décida de quitter l’emploi de la Compagnie en déclarant : qu’ayant été sauvé miraculeusement de la mort, il n’exposerait plus sa vie dans un métier aussi hasardeux. Il ne voulut cependant pas partir avant que son sauveteur fût complètement rétabli.

La ressemblance frappante des deux hommes avait donné cours à maints commentaires dans l’hôpital, mais surtout chez les ouvriers.

— Pour sûr que ce sont deux frères, disaient les uns.

— Ils doivent être cousins, disaient les autres. La dévouée petite infirmière était pressée de questions par ceux qui essayaient de percer le mystère qui resta insondable.

Six semaines après son entrée à l’hôpital, André reprit connaissance. L’infirmière lui apprit avec joie que c’était le jour de Noël. Sa première question fut pour s’informer si on travaillait au barrage le jour de la Nativité. Comme on lui répondit dans l’affirmative, il sembla en éprouver une grande peine. Ayant aperçu Jack Brown qui se tenait près de lui, il lui tendit la main que celui-ci saisit et serra longtemps, lui donnant des marques d’une reconnaissance profonde.

— Je ne sais trop comment vous remercier, lui dit-il en anglais, ni comment exprimer mon admiration pour votre bravoure.

— J’aurais sauvé à votre place quiconque fût tombé à l’eau. Vous ne m’avez jamais fait de mal et votre reconnaissance me récompense amplement !

— Jack Brown pâlit en entendant ces paroles et sembla d’une nervosité excessive.

— Vous êtes mieux d’éviter les émotions, lui dit l’infirmière, sans quoi vous pourriez rechuter.

— En effet, lui répondit Jack encore tout pâle. Je quitterai ces lieux qui me rappellent de trop cuisants souvenirs.

Après avoir fait ses derniers adieux, Jack quitta l’endroit qu’il habitait depuis trois ans, sans laisser d’adresse.