Le spectre menaçant/01/02

Maison Aubanel père, éditeur (p. 11-17).

II

Il faisait froid par ce matin du huit novembre. André Lescault franchit le grand portique du pénitencier avant de s’engager sur les marches de granit qui descendent directement dans la rue.

L’énorme porte grinça sur ses lourds gonds. André s’arrêta comme troublé par un pénible souci. Oui, c’était le même grincement qu’il avait entendu trois ans auparavant quand il avait franchi ce seuil, menottes aux mains. D’un geste las, le policier l’avait remis au gouverneur avec la satisfaction d’un objet encombrant dont on se débarrasse avec joie.

De gros flocons de neige molle tombaient sur le joli village de Saint-Vincent-de-Paul, qui semble écrasé par la lourdeur des murs du pénitencier. Le sol détrempé par la neige fondante râlait dans un vain effort pour se soustraire à l’hiver qui arrivait à grands pas.

André sentit le froid l’étreindre à la gorge et toussa légèrement. Relevant le collet de son mince veston, il longea le mur suintant l’humidité, que la neige fondante rendait tout ruisselant. Il s’arrêta tout à coup comme embarrassé de cette liberté après laquelle il soupirait depuis trois ans. Ayant levé la tête, il aperçut la sentinelle postée sur une des tours d’observation, qui le regardait.

— Mais comment cet homme ne m’inspire-t-il plus aucune crainte, se dit André à lui-même. Combien de fois ai-je eu la tentation de m’évader, et quelle horreur je ressentais, en le voyant se promener le long du parapet. Il me semble aujourd’hui qu’il ne fait que son devoir, alors que j’étais habitué à le regarder comme un bourreau. Combien de fois aussi n’avais-je pas cru saisir chez lui un regard approbateur aux gouailleries de mes compagnons de bagne qui se moquaient de mes mains blanches ?

— Prends garde ! le petit à sa mère, disait l’un, tu vas faire bobo à tes petits doigts.

— Laisse donc le petit tranquille, répondit son copain, plus charitable. Il ne t’a pas fait de mal !

— Je veux lui endurcir la couenne, reprit le premier.

André se contentait de sourire, en réponse à tous les quolibets de ses nouveaux compagnons, peu habitués à la charité. Sa bonne humeur les désarma les uns après les autres et ils finirent par lui laisser la paix.

Après ce retour sur le passé, André continua de longer le mur, sur l’étroit trottoir de bois que la neige rendait glissant. Arrivé au coin de la muraille, un vent de nord-ouest l’enveloppa et le glaça complètement.

— Est-ce ça, la liberté ? murmura-t-il tout haut, en essayant de réprimer une toux qui semblait s’accentuer.

Ce qu’il venait de quitter était du confort à côté de ce qu’il éprouvait en ce moment. Il accéléra le pas, en se dirigeant vers la gare du chemin de fer.

Un oiseau de Saint-Vincent, se dit le chef de gare, en voyant entrer ce nouveau client dans la salle d’attente.

— Pas chaud, l’ami ? dit-il d’un air mi-sympathique, mi-gouailleur.

— Non, au dehors, mais vous ne semblez pas manquer de confort à l’intérieur.

— Vous venez de loin, je suppose !

— Oui… de très loin…, répondit André en appuyant sur les mots.

— Et vous allez ?… Vous avez besoin d’un billet de chemin de fer ?

— À quelle heure le train pour La Tuque ? dit André, répondant par une question au loquace chef de gare.

— Il ne part pas de train d’ici pour La Tuque, répondit ce dernier, c’est sur le Canadien National, je crois.

— Dans quelle direction est-ce ?

— Ah ! je ne saurais dire ; quand ce n’est pas sur notre chemin de fer, ça ne nous intéresse guère.

— Ah ! je comprends, répondit André.

— Il n’a pas l’air communicatif, se dit le chef de gare, en face de l’obstination d’André à éviter ses questions. Si je lui posais la question directe.

— Vous venez de Saint-Vincent-de-Paul ?

— Oui, Monsieur. Et vous aussi je suppose, puisque vous êtes le chef de gare.

André continua de lui répondre nonchalamment, tout en lisant les affiches qui tapissaient les murs de la salle d’attente.

— Où est l’Isle Maligne ? demanda André tout en continuant à lire.

— Ah ! c’est quelque part au Lac Saint-Jean. Vous savez, comme je vous le disais tout à l’heure, ça ne nous intéresse pas beaucoup quand ce n’est pas sur notre chemin de fer. Je sais qu’il faut passer par Québec. Vous pourrez toujours vous informer une fois rendu là.

Tout en parlant, le chef avait passé sa tête à travers le guichet. En la retirant, sa casquette galonnée tomba par terre et roula sur le parquet.

— Ça ne vous serait pas trop « de trouble » de me rendre « mon casque », dit le chef un peu penaud de sa mésaventure.

— Voici, dit André très obligeamment ; mais, pardon, vous avez laissé échapper ceci, ajouta-t-il en lui remettant deux billets de banque de vingt dollars, qui étaient tombés de sa casquette.

— Ah oui ! c’est vrai, c’est l’argent que m’a remis Gustave Elie pour le transport de son tabac ; je l’avais complètement oublié. C’est bien « commode » d’avoir affaire à du monde honnête, tout de même ; vous n’aviez qu’à rien dire et vous me chipiez mes quarante dollars… Moi qui l’avais pris pour un oiseau de Saint-Vincent, dit-il à part.

— Un billet pour Québec, dit André.

— Oui, c’est très bien ; mais vous ne m’avez toujours pas encore dit d’où vous veniez, dit le chef incorrigible en lui livrant son billet.

— Où je vais, a peut-être plus d’importance que d’où je viens pour l’achat de mon billet.

Oui, oui, vous avez raison ; mais on est toujours curieux de savoir ; il sort tant de gens du pénitencier ; on aime toujours à les distinguer des autres. Tenez quand vous êtes entré, je me suis dit : ça c’est un oiseau de Saint-Vincent ; vous voyez comme on se trompe des fois ?

— Pourvu que vous ne m’ayez pas pris pour une chauve-souris, dit André en riant.

À ce moment, le rapide pour Québec entra en gare comme une trombe.

— Voici votre train. Pardon il faut que j’aille aux bagages, dit le chef, sortant précipitamment de son bureau en refermant la porte sur lui.

— En voiture pour Trois-Rivières et Québec, cria le chef du train en mettant le pied sur le quai de la gare.

All aboard ! répéta-t-il en anglais.

André monta sur le wagon de seconde, alla s’asseoir sur une banquette vide et s’accouda à la fenêtre.

— Voulez-vous une cigarette, lui dit son vis-à-vis de siège, pour déclencher la conversation.

— Non, merci, dit tout simplement André.

— Prendriez-vous une petite « mèche », alors ?

— Non, je ne bois que de l’eau.

— Vous seriez p’têtre mieux d’aller vous asseoir avec les dames, lui répondit-il d’un air narquois.

Pour toute réponse, André se tourna la tête du côté de la fenêtre dont la vitre était couverte de neige molle, l’empêchant de voir à l’extérieur.

— C’est plus amusant à l’intérieur quand on veut faire comme « du monde », continua son interlocuteur ; l’ paysage n’est pas bien beau à travers la neige.

— Ça me suffira. D’ailleurs je ferai un somme tout à l’heure, répondit André, sans s’offenser des railleries de son voisin de siège.

Le train s’ébranla rapidement. Le village de Saint-Vincent-de-Paul disparut bientôt derrière le nuage de fumée, crachée par la lourde locomotive. Saint-François-de-Sales et Terrebonne, cachés dans le brouillard, furent passés inaperçus. André essaya encore une fois en vain de pénétrer son regard à travers la fenêtre enneigée. Finalement il appuya sa tête sur la banquette.