Le spectre menaçant/01/01

Maison Aubanel père, éditeur (p. 9-11).

I

— André Lescault, vous êtes libre ! dit à brûle-pourpoint le gouverneur du pénitencier, en présentant un parchemin au jeune homme frêle, mais à l’air distingué, qui depuis trois ans purgeait une sentence pour vol, à Saint-Vincent-de-Paul.

— Il me reste encore deux ans de sentence à purger, Monsieur le Gouverneur, répondit le jeune homme.

— Oui, mais en récompense de votre bonne conduite, le ministre de la justice a bien voulu vous faire grâce des deux autres années. Il est bon le ministre, de vous faire cette faveur ! André se redressa comme s’il eût subi une insulte. Ses yeux s’enflammèrent d’indignation.

— Ah ! dit-il, la bonté des hommes, je suis payé pour la connaître, depuis trois ans que je subis l’opprobre avec la pègre, que cette même bonté humaine m’a donnée comme compagne.

— Il ne faut pas maugréer contre la Justice, mon ami, reprit le gouverneur, il faut payer ses dettes à la Société, et ce n’est pas sa faute si vous êtes tombé.

— Vous avez raison, Monsieur le Gouverneur, dit André d’une voix plus douce, et j’aurais mauvaise grâce de me défendre contre un homme convaincu, comme vous l’êtes, du crime dont j’ai été accusé ; mais puisque je suis libre, je n’ai qu’à vous remercier. Je sais que vous êtes bon et que, si cette faveur m’est accordée, c’est à vous que je la dois.

— Ah ! voilà que vous parlez sensément ! Préparez vos malles immédiatement, car vous sortez à neuf heures et il en est déjà sept. Vous n’avez pas de temps à perdre. Vous trouverez vos habits civils dans votre compartiment.

André se dirigea lentement vers sa cellule dont il trouva la porte ouverte. Une boîte de friandises avait été placée à côté de ses habits. « Oubliez le passé, ne pensez qu’à l’avenir », avait écrit la vieille matrone, de son écriture irrégulière, sur la boîte de bonbons confectionnés de sa main.

— C’est pas un prisonnier comme les autres, disait souvent la matrone en parlant du détenu Lescault.

— Chère Mélanie ! murmura tout bas le jeune homme ; il y a encore des âmes charitables sur la terre ! Pourquoi l’avais-je oublié ?… Eh bien ! je les mangerai à ta santé, bon cœur compatissant, et que Dieu te bénisse !

Tout en s’habillant, André jeta un dernier regard autour de sa petite chambre. Une étrange émotion l’étreignit.

— Mais ce n’est pas possible, dit-il, je me sens tout à coup attaché à ce qu’il me faut quitter ! On s’attache à de bien petites choses quand on les fréquente souvent et qu’elles ne nous font pas de mal ! C’est pourquoi André éprouvait une étrange sensation au moment de s’en séparer.

— Pauvre grabat ! Tu ne m’as pas été trop cruel après tout, dit-il en regardant son misérable petit lit caché sous une couverture de couleur douteuse. Que de fois j’ai couvert ma douleur de ta chaude laine, quand mon âme aussi bien que mon corps se sentaient glacés ! Et toi, petite table, adieu ! Petit tapis rouge qui a bu mes larmes, j’ai presque envie de t’embrasser en te quittant !