Éditions Édouard Garand (p. 50-51).

CHAPITRE XXIX

EXPLICATIONS


Après le dîner, ce jour-là, M. Jambeau dit à Marielle :

— Marielle, n’aimez-vous pas votre piano ?

— Ne pas aimer mon piano, M. Jambeau ! protesta Marielle.

— C’est que vous n’en jouez plus. Pourquoi ne jouez-vous pas quelque chose ? J’aimerais vous entendre.

— Mais, M. Jambeau, je sais que vous faites la sieste, chaque jour, après le dîner ; le piano vous empêcherait de dormir.

— Alors, fermez la porte de la bibliothèque, Marielle et amusez-vous à votre piano… Je crains toujours que vous vous ennuyiez ici et…

— M’ennuyer ici ! Pas de danger, cher M. Jambeau, je vous assure ! Mais, je vais suivre votre conseil et faire un peu de musique.

Marielle entra dans la bibliothèque et se mit à improviser des mélodies. À composer de la musique le temps passe vite, et levant les yeux sur un cadran, tout à coup, elle s’aperçut qu’il était trois heures.

— Trois heures déjà ! se dit-elle. M. Jambeau doit être éveillé ; je vais aller voir.

À ce moment, une main se posa sur l’épaule de Marielle, et s’étant retournée, elle se trouva en face de Jean Bahr.

— Jean ! s’écria-t-elle, sous l’impulsion de la surprise et de la joie.

— Marielle ! Ma bien-aimée ! dit Jean, en pressant sa fiancée contre son cœur.

Mais certains souvenirs revinrent à Marielle, car elle s’arracha des bras du jeune homme et dit :

— Comment ! Vous osez !

— Marielle ! Marielle ! s’écria Jean, très surpris de l’attitude de la jeune fille. Qu’y a-t-il, Marielle ?

— Ce qu’il y a ! s’exclama Marielle. Ah ! vous le savez bien !

— Marielle, ma chère fiancée ! dit Jean, essayant d’atteindre la jeune fille.

— Votre fiancée ?… Non pas !… Je sais tout, M. Bahr ; votre fiancée c’est Louise Vallier.

— Ma fiancée, Louise Vallier !… Mais, ma chérie, je ne comprends rien à ce langage.

— Je le répète, je sais tout… le jour où vous m’aviez fait dire par Mlle Vallier que vous n’alliez pas patiner, et ce que je vous ai vu parcourant la glace avec elle… Ne niez pas. M. Bahr ; je vous ai vus tous deux !

— Marielle, dit Jean, vous voulez parler de ce jour où vous avez refusé de venir patiner avec nous, quoique Mlle Vallier m’ait dit que vous aviez haussé les épaules quand elle vous avait assurée que votre absence me ferait beaucoup de peine…

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit Marielle. En ce jour dont je vous parle, Louise Vallier m’a dit vous avoir rencontré ; elle m’a dit aussi que vous l’aviez chargée d’un message pour moi : vous ne viendriez pas patiner. Conséquemment, je répondis à Mlle Vallier que, puisque vous n’y deviez pas être, je n’y serais pas, moi non plus… Puis, je vous ai vu patiner ensemble, de la fenêtre de ma chambre.

— Marielle, Mlle Vallier vous a menti, comme elle m’a menti à moi. C’est une intrigue de sa part ; voilà ! Et si j’ai patiné avec elle, c’est qu’elle me l’a presque demandé… La courtoisie la plus simple…

— Est-ce la « courtoisie la plus simple » interrompit Marielle, qui vous a aussi suggéré l’idée de lui baiser la main ? Entrant dans la cuisine afin de faire chauffer du bouillon pour Mme Dupas, je vous ai vu…

— Écoutez, ma chérie, je vais vous expliquer la chose : Mlle Vallier, sur ma demande, était allée vous prier de descendre pour quelques instants…

— Je ne l’ai point vue, répondit Marielle. Je faisais la lecture à haute voix pour Mme Dupas probablement, en ce moment-là, et Louise Vallier ne m’a certainement pas interrompue.

— Alors, cette fois encore, elle m’a menti. Elle m’a dit que vous aviez refusé de descendre. Ne comprenant pas pourquoi vous refusiez de me voir, Marielle, j’ai demandé à Mlle Vallier de découvrir ce qu’il y avait… Je craignais tant vous avoir froissée, sans le vouloir, voyez-vous, Marielle ! Elle promit ce que je lui demandais ; même, me tendit la main en disant : « Je lui dirai tout, je vous le promets ! » Et c’est alors que je lui ai baisé la main… parce qu’elle avait promis de plaider ma cause auprès de vous, ma bien-aimée ! dit Jean.

— Mais, puisque vous niez aimer Mlle Vallier, pourquoi avez-vous prononcé son nom si souvent, dans le délire de la fièvre, M. Bahr ? demanda Marielle. Non, voyez-vous, je ne puis croire à votre fidélité… j’ai des preuves convaincantes du contraire.

— Je ne comprends pas, Marielle… murmura Jean.

— Eh ! bien, je vais vous expliquer mes paroles, dit Marielle. Je suis allée vous voir à « Charme Villa », pendant que vous étiez malade…

— Oui, je sais, ma chérie ; Maurice me l’a dit, vous n’en doutez pas, Marielle, je vous en garde une grande reconnaissance ! s’écria Jean.

— Vous voyant si malade, poursuivit Marielle, je me suis penchée sur vous en prononçant votre nom… Vous m’avez regardée fixement… et m’avez prise pour Mlle Vallier.

— Le délire… commença Jean.

— Vous avez parlé… Vous avez dit (Ah ! je me souviens bien de ce que vous avez dit, allez) « Louise ! avez-vous dit, Ô chère bien-aimée Louise ! Quel bonheur de te revoir, après une si longue séparation !

Jean ne put retenir un sourire, devant l’erreur de Marielle ; celle-ci vit ce sourire et en fut très froissée.

— Sans doute, cela vous amuse beaucoup, M. Bahr ! dit-elle, le rouge du mécontentement au front.

— Veuillez me pardonner, Marielle, plaida Jean, et continuez votre récit, je vous prie.

— Vous vous moquez de moi ! cria Marielle, des larmes perlant à ses cils. Qu’importe, en fin de compte !… « Louise ! vous êtes-vous écrié encore. Ne nous séparons plus… Ton cher visage est le dernier que je désire voir, en ce monde, puisque… puisque…

— Marielle, dit Jean ; votre erreur est bien naturelle et…

— Mon erreur ! protesta-t-elle.

— Ma fiancée chérie, dit Jean, je vous ai déjà parlé de ma sœur, et je vous ai dit combien elle m’était chère… Avant de vous rencontrer, Marielle, ma sœur m’était plus chère que tout au monde… Or, quoique je vous aie parlé d’elle assez souvent, je ne me souviens pas de vous avoir dit son nom ?

— Jamais ! s’exclama Marielle, qui commençait peut-être à comprendre.

— Elle se nomme Louise.

— Louise !… Ah !

— Tenez, Marielle, veuillez prendre connaissance de l’inscription et de la souscription de cette lettre, la dernière que j’ai reçue de ma sœur, l’automne dernier.

— Non ! Non — Jean ! Je comprends tout maintenant !

— Vous m’obligeriez, ma chérie, en lisant le post-scriptum de cette lettre. Lisez-le, je vous prie, Marielle !

Et Marielle lut ce qui suit :


« Ainsi, mon frère chéri, je ne désespère pas aller, un jour te voir, sur ton Rocher. Quel plaisir de te voir, Jean ! Quel plaisir pour moi de faire la connaissance de ta Marielle bien-aimée, celle de ce bon M. Jambeau et aussi celle de M. Maurice Leroy ! Tes lettres, si jasantes, si intéressantes, sont remplies de ces noms… de fait, même entre les lignes, je puis lire celui de ta douce fiancée Marielle.

Ta sœur qui t’aime tendrement,
LOUISE BAHR »


— Jean ! Jean ! Ô Jean ! s’écria Marielle. Me pardonnerez-vous d’avoir douté de vous ?

— Cher ange, répondit le jeune homme, je vous pardonne de tout cœur, du moment que vous me promettez de ne plus jamais douter de moi.

— Je le jure, mon cher fiancé !… Quant à Louise Vallier et ses intrigues…

— Ah ! l’accord est fait, à ce que je vois ! dit, en ce moment, la voix de M. Jambeau.

— M. Jambeau ! murmura Marielle, entourant de ses bras le cou du brave homme. Cher M. Jambeau, nous avons eu une explication Jean et moi… Jamais plus je ne douterai de lui !

— Bien, mes enfants ! dit M. Jambeau, vous resterez souper avec nous, n’est-ce pas ? Je viens d’envoyer chercher Maurice.

— Merci, M. Jambeau, j’accepte votre invitation avec plaisir et reconnaissance !

Ce fut une joyeuse réunion et la veillée passa vite, trop vite, selon tous.

Le lendemain, Jean retournait chez lui, accompagné de Max, et huit jours plus tard, Pierre Dupas venait chercher Marielle.

— Combien il m’en coûte de la laisser partir, M. Dupas ! dit M. Jambeau, qui avait des larmes dans les yeux. Ne pourriez-vous pas me laisser Marielle au moins pour quelques jours encore ?

— Je regrette infiniment d’avoir à vous refuser quelque chose, M. Jambeau, répondit Pierre Dupas. Mais, voyez-vous, la saison de la chasse aux morses commence lundi, et je ne puis laisser ma femme seule au « Manoir-Roux »… Je veux dire, se reprit-il, que Marielle a un don tout spécial auprès des malades… et ma femme est loin d’être en bonne santé, M. Jambeau.

— Vous viendrez me voir souvent, n’est-ce pas, Marielle ? demanda M. Jambeau.

— Certes, oui ! J’ai passé des jours bien agréables à la « Villa Bianca », cher M. Jambeau, et je vous remercie de votre cordiale et généreuse hospitalité !

À quelques jours de là, Pierre Dupas allait s’installer au « Gîte » pour la saison de la chasse aux morses. Cette chasse fut très fructueuse, encore, cette année, à en juger par les peaux de morses et les barils d’huile dont les hangars furent bientôt remplis.

Et le temps passait…

Bientôt la belle saison s’annonça : les oiseaux se mirent à chanter, les arbres se mirent à bourgeonner, l’herbe à reverdir, les fleurs à poindre, et ainsi on arriva à la date du 28 mai, date à laquelle eut lieu, sur le Rocher aux Oiseaux, un grand événement, prélude du plus émouvant des drames, dans lequel les principaux personnages de ce roman allaient jouer des rôles importants.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE