Éditions Édouard Garand (p. 32-34).

CHAPITRE XX

LE PREMIER ACTE D’UN DRAME


Il était huit heures, le lendemain soir, quand Jean et Maurice se dirigèrent vers le « Manoir-Roux ». Depuis plus de dix jours que Jean n’avait vu Marielle il avait bien hâte de la revoir, d’autant qu’il était sans nouvelle d’elle depuis huit jours ; car il y avait près d’une semaine que Pierre Dupas n’était allé au magasin.

Maurice, lui aussi, avait hâte de voir Marielle, car il lui tardait de l’entendre lui parler d’Ylonka.

Comme les deux jeunes gens passaient près de la chapelle de l’île, ils entendirent le bruit d’une voiture, venant, à fond de train, vers eux.

— C’est Mlle Marielle, dit Jean.

— De quel train vont les chèvres, n’est-ce pas Bahr ! répondit Maurice, en souriant.

— En effet, murmura Jean, et c’est assez singulier ! Mlle Marielle…

— Mais !… Ce n’est pas Mlle Marielle qui mène les chèvres ! s’exclama Maurice. Voyez plutôt, Bahr !

Mlle Vallier ! s’exclama, à son tour, Jean. Vraiment, Leroy, ajouta-t-il, en riant d’un air contraint, ce n’est pas pour Mlle Vallier que j’avais dompté ces chèvres, et je ne comprends pas comment Mlle Marielle peut…

— Jean, dit Maurice, au moment où Louise Vallier passait près d’eux, sans les voir, dans la voiture de Marielle et conduisant les chèvres à coups de fouet, ce n’est pas la première fois que Mlle Vallier se promène ainsi dans la voiture de Mlle Dupas.

— Vraiment ! s’écria Jean.

— Jamais je n’ai vu Mlle Dupas et Mlle Vallier ensemble, ni en voiture, ni à pied… Mais, depuis quelque temps, on dirait que c’est à Mlle Vallier qu’appartiennent et la voiture et les chèvres ; voilà !

— Qu’est-ce que cela veut dire ?… murmura Jean. Hâtons-nous, Leroy ; il me tarde d’arriver au « Manoir-Roux »… Il y a longtemps que je n’y suis pas allé… et j’ai le pressentiment de… je ne sais quelle catastrophe.

Tous deux, hâtant le pas, arrivèrent bientôt au « Manoir-Roux » et ils frappèrent à la porte de la cuisine. Ayant reçu la permission d’entrer, ils franchirent le seuil de la demeure de Pierre Dupas. Dans la cuisine, Nounou était assise, occupée à tailler des guénilles en longues bandes d’un pouce de large à peu près ; ces guénilles, quand elles auraient été teintes de brillantes couleurs, seraient cardées ensuite pour former des lès de catalognes.

À l’arrivée des visiteurs, Nounou se leva avec empressement et vint au-devant d’eux.

— Ah ! M. Bahr ! s’écria-t-elle. M. Leroy !

— Vous vous portez bien, Nounou, je l’espère ? demanda Jean. Mais… reprit-il aussitôt, avez-vous été malade, bonne Nounou ?

— Malade ?… Non, M. Bahr, j’n’ai pas été malade, répondit Nounou, en présentant des sièges à Jean et à Maurice. Il n’y a personne de malade ici, non plus.

Tant mieux ! dirent, ensemble les deux jeunes gens.

— Mais, M. Dupas est absent depuis hier soir, reprit Nounou, et Mlle Marielle est allée passer une heure à la « Villa Bianca », chez M. Jambeau, l’invalide. M. Jambeau, quand il souffre beaucoup, fait d’mander Mlle Marielle ; il dit qu’ça chasse ses crises de douleurs quand Mlle Marielle est près de lui.

— Je le crois sans peine ! dit gravement Jean.

— Ah ! M. Bahr ! s’écria, tout à coup, Nounou en pleurant, il se passe de tristes choses au « Manoir-Roux » depuis quelque temps !… Il y a plusieurs jours que vous n’êtes venu ici… et vous n’savez pas !… et Nounou éclata en sanglots.

— Qu’y a-t-il, Nounou ? demanda Jean, en pâlissant. Qu’y a-t-il ?… Mlle Marielle

Mlle Marielle, le cher p’tit ange du bon Dieu, qui n’avait jamais su c’que c’était que d’être contrariée ou contristée, passe ses veillées seule, ici, maintenant… à pleurer.

— Hein ! s’écria Jean. Je vous en prie. Nounou, ne me tenez pas en suspens ainsi ! Qu’y a-t-il ?… Vous dites que Mlle Marielle passe ses veillées seule, ici, à pleurer ?… Je ne comprends pas… M. Dupas ?…

M. Dupas, M. Bahr, « vit » littéralement à la « Villa Magdalena »… Oh ! cette femme ! Cette Mme Vallier ! Qu’elle soit maudite, mille fois maudite !

— C’est vrai ce que dit Nounou, Bahr ! intervint Maurice Leroy. M. Dupas est continuellement chez les dames Vallier. Je le savais, mais…

— Cela me fait penser, Nounou ; nous venons de rencontrer Mlle Vallier, en voiture, conduisant les chèvres de Mlle Marielle…

— Croyez-le, M. Bahr, interrompit vivement Nounou, Mlle Vallier ne s’gêne pas pour se servir de la voiture et des chèvres de Mlle Marielle. Elle arrive ici cette demoiselle Vallier, effrontée comme un page : « M. Dupas m’a permis d’atteler les chèvres, Marielle, dit-elle… et… la cruauté avec laquelle elle traite ces pauvres chèvres fait bien mal au cœur de Mlle Marielle. Oh ! la chère petite ! Quel martyre est le sien !… Quand j’la vois pleurer, M. Bahr, mon pauvre vieux cœur se brise… Mlle Marielle ! Mlle Marielle !

M. Dupas ?… Serait-il devenu fou ? demanda Jean. Comment peut-il faire souffrir sa fille ainsi, à moins qu’il n’ait perdu l’esprit ?

— Fou ?… Oui, il est fou, fou de c’démon à face humaine qu’est Mme Vallier ! s’écria Nounou. M. Bahr, ajouta-t-elle, et vous aussi M. Leroy, vous feriez bien d’aller au-devant de Mlle Marielle ; elle doit être à le veille de s’en revenir de chez M. Jambeau.

— Oui, partons, sans perdre un instant ! s’écria Jean, en se levant. Pauvre chère Mlle Marielle !… Quand je me dis qu’elle souffre…

— Partons ! dit Maurice, en se levant à son tour.

Jean et Maurice quittèrent le « Manoir-Roux » et s’acheminèrent vers la « Villa Bianca ». Ce n’était guère gênant pour eux de se présenter chez M. Jambeau, car, ils allaient, assez-souvent, chacun leur tour, ou bien ensemble, tenir compagnie à l’invalide, qui leur accordait toujours une très cordiale bienvenue.

Firmin, le domestique de M. Jambeau, vint leur ouvrir, et il les introduisit dans la chambre à coucher de son maître.

L’invalide, assis dans un fauteuil, entouré de couvertures et d’oreillers, écoutait attentivement Marielle, qui lui faisait la lecture à haute voix.

À l’arrivée des deux jeunes gens, Marielle se leva en se suspendant au cou de Jean, elle s’écria en pleurant :

— Oh ! M. Jean ! M. Jean ! Je croyais que vous m’aviez complètement oubliée ! Qu’il y a longtemps que je ne vous ai vu !

— Marielle ! Chère Marielle ! dit Jean. Ne pleurez pas ainsi, je vous prie, ma bien-aimée !

M. Maurice, dit ensuite Marielle. Comment vous portez-vous ? Je suis contente de vous voir.

— Vous êtes un peu souffrant, M. Jambeau ? demanda Jean, en s’approchant de l’invalide.

Ça va mieux, beaucoup mieux, Jean, répondit M. Jambeau. Et toutes vos constructions sont-elles achevées ?

— Oui, enfin ! fit Jean.

— Comment va, M. Jambeau ? demanda Maurice.

— Pas trop mal, jeune homme, pas mal ! Asseyez-vous, je vous prie. Vous devez avoir grand’soif ; je vais vous faire servir de la limonade glacée par Firmin.

— Ce n’est pas de refus, M. Jambeau, répondit Maurice, en riant.

Vers les neuf heures, Marielle se leva pour retourner chez elle. Aussitôt, Jean et Maurice se levèrent, eux aussi, et tous trois ayant souhaité une bonne nuit à leur hôte, quittèrent la « Villa Bianca ».

Quand ils eurent mis le pied dehors, Maurice salua Marielle en disant :

— Je vous laisse aux soins de M. Bahr, Mlle Dupas. Bonsoir !… Si vous le permettez, nous irons veiller au « Manoir-Roux », demain soir, Bahr et moi. Au revoir, Mlle Marielle ! Bonne nuit, Bahr !

Quand Maurice Leroy les eut quittés, Marielle dit à Jean :

— Je vois que vous êtes devenus bons amis, vous et M. Leroy, M. Jean ?

— Oui. Mlle Marielle, nous sommes devenus bons amis, en effet. Leroy est le meilleur garçon que je connaisse et nous nous entendons très bien ensemble.

— Ah ! J’en suis contente, M. Jean, bien contente ! dit Marielle.

Mlle Marielle, reprit Jean, avant de nous rendre chez M. Jambeau, ce soir, nous sommes allés au « Manoir-Roux » Leroy et moi… Nous avons trouvé Nounou seule, une Nounou bien désolée… Elle nous a raconté des choses qui m’ont beaucoup peiné… Vous avez souffert, ma toute chérie… et je n’étais pas là pour partager votre peine et pour essayer de vous consoler ! … Combien je le regrette, Marielle ! Combien je le regrette !

— Ô M. Jean ! dit Marielle, en pleurant. Je suis bien malheureuse !… Père n’est plus le même pour moi et…

— Je sais, Marielle ! Je sais !… Marielle, vous le savez, je vous aime ; voulez-vous devenir ma femme, ma femme chérie ?… Je vous aime tant, oh ! tant ! Je prendrai si bien soin de vous… Dites, mon ange, voulez-vous être ma femme ?

— Oui, M. Jean, je serai votre femme, répondit simplement Marielle.

— Merci, Marielle ! Chère bien-aimée, merci !… Et ce sera bientôt, n’est-ce pas ?… Pourquoi pas à la fin de l’été ?… Nous passerons l’hiver au « Gîte », que je rendrai le plus confortable possible, et le printemps prochain je construirai une belle maison pour y loger mon trésor, ajouta Jean, en pressant la jeune fille contre son cœur.

— Si mon père y consent, Jean, je serai votre femme… quand vous le désirerez.

— Que Dieu vous bénisse pour cette douce promesse que vous venez de me faire ! s’écria Jean, très ému. Aussitôt que M. Dupas sera de retour, je lui parlerai… Vous serez heureuse, Marielle, je vous le jure ! Comment aimeriez-vous faire notre voyage de noces à Montréal, chez votre tante Solange ? N’est-ce pas que ce serait une bonne idée, ma chérie ?

— Rien ne me serait plus agréable, Jean, dit Marielle.

En causant et faisant des projets d’avenir, Marielle et Jean arrivèrent au « Manoir-Roux », et comme Nounou n’était pas encore couchée, la jeune fille invita son fiancé à entrer.

— Nounou, dit Jean à la vieille et fidèle servante des Dupas, Mlle Marielle a promis de devenir ma femme, à la fin de l’été.

— Ah ! tant mieux ! s’écria Nounou. Si M. Dupas y consent, j’serai bien contente de voir la chère petite mariée à un brave jeune homme comme vous. M. Bahr… Et j’irai demeurer avec vous, car, je n’quitterai jamais Mlle Marielle ; je l’ai promis à sa mère mourante, d’ailleurs.

— Certes, Nounou, il y aura toujours place pour vous dans notre maison ! N’est-ce pas, Marielle ?

— Bonne Nounou ! dit Marielle, en donnant un baiser à la fidèle servante.

M. Bahr, dit Nounou, nous avons entendu parler du bel acte de charité que vous avez fait dernièrement, en prenant charge d’un petit orphelin de la Grande Entrée en lui donnant d’l’emploi au magasin.

— Pauvre petit Max ! (Il se nomme véritablement Maximilien, vous savez ; mais il est habitué à cette abréviation). L’enfant était, en effet, abandonné… Il est très intelligent ; il n’a que neuf ans et on lui en donnerait au moins douze, tant il est précoce. Max me rend service au magasin ; il distribue les marchandises et même il sert les pratiques ; de plus, au « Gîte », il me tient compagnie.

— Allons, Léo, ajouta Jean, en caressant son chien, retournons chez-nous ; il commence à se faire tard, tu sais.

À ce moment, on entendit le bruit d’une voiture et le trot des chèvres de Marielle.

— Voilà cette folle qui revient avec les chèvre ! s’écria Nounou.

— Mes pauvres chèvres ! dit Marielle, les larmes aux yeux. Ô M. Jean, comme elle les maltraite mes pauvres chèvres cette Louise Vallier !

Tous, Marielle, Jean et Nounou sortirent dans l’avenue des pins, et ils aperçurent Louise Vallier qui descendait de voiture. Les chèvres trempées comme si elles eussent essuyé une averse ; de plus, elles soufflaient très fort.

— Pauvre Brise ! Pauvre Bise ! dit Marielle, d’une voix tremblante, en flattant ses chèvres. Vous avez dû les mener très vite pour qu’elles aient si chaud et qu’elles soufflent si fort, Mlle Vallier !

— Mais, oui ! répondit Louise Vallier, avec un sourire que Jean trouva à la fois sot et méchant. Ça leur fait du bien à ces chèvres d’être menées à coups de fouet de temps à autre… Ah ! Comment vous portez-vous, M. Bahr ?

— Je me porte bien, je vous remercie, répondit froidement Jean. Je suis content que vous ayez fait une belle promenade, ce soir, car, les chèvres et la voiture, je regrette de vous le dire, ne seront plus à votre disposition dorénavant.

— Vraiment ! s’écria Louise Vallier.

— Je viens d’acheter les chèvres et la voiture de Mlle Dupas, Mlle Vallier, reprit Jean. J’en ai besoin ; Max, le garçon du magasin s’en servira désormais pour livrer les marchandises.

— Ah ! dit, seulement, Louise. Mais, se tournant du côté de Marielle elle ajouta : « C’est à vous que je dois cela, Marielle ; je m’en souviendrai. Vous connaissez le proverbe : Tout vient à point à qui sait attendre.


— Chère Marielle, dit Jean, après le départ de Louise Vallier, vous le comprenez, les chèvres vous appartiennent. Max viendra ici, chaque matin, prendre vos ordres, et la voiture sera à la porte du « Manoir-Roux » tous les jours et à l’heure que vous le désirerez.

— Je comprends, Jean, et je vous remercie ! Quel soulagement pour moi de savoir Brise et Bise sous vos soins ! Encore merci, cher Jean !

— Bonne nuit, Marielle ! dit Jean, en étreignant la jeune fille dans ses bras. Marielle ! Marielle ! Ma chère fiancée !

— Jean, mon cher fiancé ! murmura Marielle, À demain soir, n’est-ce pas ?

— Oui, à demain soir, ma bien-aimée !

Puis Jean monta dans la voiture et les chèvres partirent, d’un bon trot, dans la direction du « Gîte ».