Éditions Édouard Garand (p. 29-32).

CHAPITRE XIX

CONFIDENCES


Il faisait un temps épouvantable : il pleuvait à torrents, le vent sifflait avec furie, il tonnait, il éclairait. Impossible pour Jean Bahr d’aller veiller au « Manoir-Roux », comme il s’était bien proposé de le faire. À cause de certains travaux qu’il avait dû entreprendre, aux environs du magasin, Jean n’avait pu aller souper ni veiller chez les Dupas, depuis près de deux semaines et il y avait plus de dix jours qu’il n’avait pas vu Marielle.

Ce soir, à cause de l’orage, il allait rester chez lui, à travailler dans ses livres. Vraiment, la richesse serait bientôt le partage de Jean et de Pierre Dupas ; tout ce qu’ils entreprenaient réussissait d’une façon extraordinaire. Pas plus tard que le lendemain soir, Jean allait demander Marielle en mariage et, si son père y consentait, les noces se feraient à l’automne. Le jeune homme n’avait plus rien à craindre pour l’avenir, puisque tous ses plans réussissaient si bien ; toutes les villas étaient louées et le magasin rapportait gros. « Aux prix doux » était un magasin général maintenant ; on y trouvait tout ce que l’on pouvait désirer, depuis la farine, les œufs, le beurre, les conserves, etc., jusqu’aux cotons et aux vêtements confectionnés.

Il y avait déjà trois semaines que Mme Vallier et sa fille étaient sur le Rocher aux Oiseaux, et quoique Pierre Dupas et Marielle eussent été rendre visite à ces dames, Jean n’en avait eu ni le loisir ni le désir. Il n’aimait pas beaucoup Mme Vallier ; il trouvait qu’il y avait quelque chose d’absolument faux dans son visage et dans ses manières. Quand à Louise Vallier, qu’il avait revue trois ou quatre fois, au magasin, il la trouvait tout simplement insupportable.

— Quelle pince-sans-rire que Mlle Vallier ! se disait-il. Par contraste Mme Vallier, elle, n’est pas avare de ses sourires. Dieu me pardonne si je fais un jugement téméraire, mais je crois foncièrement que cette femme est une fière intrigante… Léo ne peut la souffrir ; je sais d’avance quand Mme Vallier passe à proximité du magasin ou du « Gîte », car le chien gronde et montre les dents… Marielle aurait-elle raison, et devrait-on se fier à l’instinct d’un chien ?… Dans tous les cas, je ne suis pas pressé d’aller faire visite aux dames Vallier… Mlle Louise a l’air de s’attendre à ce que je lui fasse un peu la cour… Eh ! bien, je suis courtois envers toutes les dames ; j’espère ; mais c’est tout ce que Mlle Vallier a le droit d’attendre de moi.

Allons ! Il faut que j’écrive à ma sœur ; je lui dois une lettre et je vais m’acquitter envers elle… Chère chère Louise !… Elle est fiancée à mon meilleur ami, là-bas ; je veux la féliciter, ce soir même.

Jean venait d’écrire : « Chère Louise, j’ai reçu… » quand il entendit frapper à sa porte. Il crut, d’abord, qu’il s’était trompé ; qui pouvait être dehors par un temps pareil ?… Mais Léo courut vers la porte en aboyant joyeusement et en frétillant de la queue… Oui, quelqu’un désirait entrer et ce quelqu’un n’était pas un ennemi.

— Entrez ! dit Jean.

Aussitôt, la porte du « Gîte » s’ouvrit, et grand fut l’étonnement de Jean Bahr en voyant entrer Maurice Leroy.

On le sait, Jean n’aimait pas Maurice, pour la raison que nous savons et cette visite avait quelque raison de le surprendre.

— M. Bahr, dit Maurice en entrant, c’est le beau temps qui m’amène !

Maurice, se mit à rire gaiement, puis il reprit, en flattant Léo :

— Bonjour, Léo ! Donne ta patte, comme un beau chien que tu es.

Le chien présenta gravement sa patte, puis il se mit à gambader autour du nouveau venu, en donnant tous les signes d’une grande joie.

Quand le visiteur se fut débarrassé de son parapluie et de son imperméable, il prit place dans un fauteuil que Jean lui présenta et il lui dit :

— Vous le savez, M. Bahr, mon père est absent. Il m’a écrit de l’île Aubert pour me dire qu’il va être obligé de se rendre à Québec pour affaires importantes. C’est assez ennuyant à « Charme Villa », seul avec notre domestique Chérubin, qui n’est pas amusant tous les jours.

— M. Leroy, votre père, ne reviendra-t-il pas au Rocher aux Oiseaux ? demanda Jean.

— Oh ! oui, il reviendra aussitôt qu’il aura terminé ses affaires à Québec ; je le crois, du moins… Peut-on fumer ici ? demanda Maurice, en retirant de sa poche un étui à cigares qu’il présenta à Jean.

— Sans doute, on peut fumer ici ! répondit Jean. Merci, ajouta-t-il, en prenant un des cigares de Maurice. Puis tous deux se mirent à fumer et à causer ensemble, comme s’ils eussent été de vieux amis…

— Êtes-vous allé faire visite aux dames Vallier ? demanda Maurice.

— Pas encore, répondit Jean ; je n’en ai pas eu le temps.

— Moi, j’y suis allé, dit Maurice. Mme Vallier est très aimable… Mlle Vallier… et Maurice fit une moue que Jean trouva fort comique.

— Vous n’avez pas aimé Mlle Vallier, à ce que je vois, dit Jean, en riant. Elle n’est pas de ces plus aimables non plus, et à moi aussi, elle a fait une désagréable impression… Mme Vallier est plus aimable que sa fille.

— Ou…i, répondit Maurice, en hésitant. Pourtant, Bahr, je n’aime pas cette femme… Son presque continuel sourire me déplaît fort, et je crois qu’il y a quelque chose d’absolument faux chez elle, même quand elle est le plus aimable.

— Léo, lui non plus, n’aime pas Mme Vallier, dit Jean, en caressant son chien. Quant à moi, Leroy, je me défie de ces dames, mère et fille, et je ne tiens pas à faire plus ample connaissance avec elles.

— M. Dupas n’est pas de votre opinion, dit Maurice en souriant ; il est allé rendre visite à la « Villa Magdalena », avec Mlle Dupas d’abord, et seul ensuite, plusieurs fois, d’après les rumeurs… Puis changeant de ton Bahr demanda Maurice, pourquoi ne sommes-nous pas amis vous et moi ?

— Mais… murmura Jean.

— Écoutez, Bahr, jouons cartes sur table, voulez-vous ?… La froideur avec laquelle vous avez toujours accueilli mes avances m’ont quelque peu étonné car il me semble que nous sommes faits pour nous entendre… C’est mon père qui m’a fait comprendre, certain jour, la raison de votre froideur… Il m’a dit qu’il croyait que vous étiez sous l’impression que j’essayais de courtiser Mlle Dupas… Est-ce le cas, Bahr ?

— Eh ! bien, oui, répondit Jean. Or, Mlle Marielle…

— Vous aime, Bahr ! Mais, quand son cœur eut été libre, le mien ne l’est pas ; il appartient à une presqu’inconnue et s’il ne m’est donné de la revoir ma charmante inconnue, je ne me marierai jamais… Est-ce que ça vous intéresserait si je vous racontais mon petit roman, Bahr ? demanda Maurice.

— Assurément oui ! répondit Jean.

— Mon roman n’est guère compliqué… ni long… Une jeune fille d’une admirable beauté, âgée de seize ans à peu près, rencontrée à un concert, dans la ville de Québec, il y a quatre ans… Le hasard voulut qu’elle fût placée à côté de moi. Elle était accompagnée d’un monsieur à l’air froid et sévère qui n’était pas son père et qu’elle semblait craindre grandement.

« Durant le concert, continua Maurice, j’eus la chance de rendre de légers services à la jolie inconnue ; tels que ramasser son programme, puis un gant qu’elle laissa choir par terre.

« Le concert achevait, quand un cri retentit dans la salle : « Au feu ! Au feu ! »

« Une panique s’ensuivit. Le monsieur à l’air froid et sévère fut debout en un clin d’œil : « Viens ! » s’écria-t-il, en s’adressant à la jeune fille, puis il partit, à la course, dans la direction de la porte de sortie.

« — Je vous prie de ne pas bouger, Mademoiselle, dis-je à la jeune fille. Il n’y a pas de danger immédiat. Voyez, ajoutai-je, les gens se font piétiner sur place, et c’est ce qui nous arriverait si nous essayions de nous sauver maintenant. Veuillez me suivre, Mademoiselle !

« Bref, je parvins à sauver la jolie inconnue et à me sauver moi-même, en passant par une fenêtre.

« Le compagnon de la jeune fille l’attendait, non loin de la salle du concert. Il lui parla rudement : « C’est ce monsieur, dit-elle, en me désignant, qui m’a sauvé la vie ! » Le monsieur se contenta d’incliner la tête froidement ; mais la jeune fille écrivit, à la hâte, quelques mots sur une page d’un mignon calepin, elle arracha cette page et me la remit, sans que son compagnon s’en aperçut. Sur cette feuille de calepin je lus :

« Merci ! Merci ! Jamais je n’oublierai !
« Merci ! Merci ! JamYlonka Desormes »

— Ylonka ! s’écria Jean, Ylonka Desormes !

— Comment ! dit Maurice. Connaissez-vous Ylonka, Bahr ?

— Ylonka ! répéta Jean. Ylonka ! Le Spectre du ravin !

— Que dites-vous, Bahr ? demanda Maurice, très excité. Expliquez-vous, de grâce !… Ylonka… vous la connaissez ?

— Non, Leroy, je ne la connais pas, mais… Écoutez, Maurice je regrette d’avoir à vous dire quelque chose qui va vous peiner beaucoup… Ylonka est morte… depuis quatre ans déjà… noyée… dans le golfe Saint-Laurent, tout près de cette île…

Et Jean raconta à Maurice ce que Marielle lui avait raconté à propos de la malheureuse Ylonka. Maurice Leroy n’en revenait pas !

— Bahr, dit-il, je ne puis croire qu’elle soit morte ma mignonne Ylonka, non, je ne puis le croire !

— Hélas, Leroy, ce n’est que trop vrai !… Demain soir, si vous le désirez, nous irons veiller au « Manoir-Roux » et Mlle Marielle vous parlera d’Ylonka, qu’elle a beaucoup aimée.

— Si je le désire ! s’écria Maurice. Mais, vous avez dit, tout à l’heure : « Ylonka ! Le Spectre du ravin ! » Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Voici, répondit Jean. La superstition veut que le Spectre d’Ylonka hante le Rocher aux Oiseaux, ou plutôt le Sinistre Ravin.

Jean raconta à Maurice la légende du Spectre du ravin, et Maurice s’écria :

— Voyons, Jean, vous ne croyez certainement pas aux revenants !… Moi non plus, je n’y crois pas… Ylonka vit ! Elle vit ! Je la retrouverai ! … Je ne quitterai le Rocher aux Oiseaux que lorsque j’en aurai découvert le secret et le mystère… Ylonka ! Ylonka !

— Mes sympathies vous sont acquises, Leroy, dit Jean.

— Je retrouverai Ylonka ! Elle vit ; j’en suis certain ! Je ne quitterai pas cette île près de laquelle elle a disparu, tant que je ne serai pas assuré de sa mort… Mais elle n’est pas morte, je le sens, je le sais, et je la retrouverai ! … Vous m’aiderez à la retrouver, n’est-ce pas, Jean ?

— Si mon dévouement et mon amitié peuvent vous être utiles, je me mets à votre entière disposition, Leroy, dit Jean. Oui, je suis prêt à vous aider, quoique…

À ce moment, trois coups de canon arrivèrent du large.

— C’est l’appel d’un navire en détresse s’exclama Jean. ! Hélas ! Il n’y a pas un seul marin sur le Rocher aux Oiseaux, et nous ne pouvons rien pour ce navire.

— Et cette île, qu’ils ne peuvent apercevoir, dans la nuit ! s’écria Maurice. Écoutez, Bahr, écoutez !… D’autres coups de canon… N’est-ce pas épouvantable de se dire qu’on ne peut rien pour eux !

— Voyez ! Voyez ! cria Jean, tout à coup, et s’approchant d’une fenêtre ; celle qui avait vue sur le Sinistre Ravin.

— Un feu ! Un feu ! cria, à son tour, Maurice Leroy.

— Oui, un feu, un grand feu, près du Sinistre Ravin !

— Le navire verra ce feu ; alors, et il sera sauvé ! dit Maurice. Mais… Qui peut bien avoir allumé ce feu ? demanda-t-il soudain. Personne sur le Rocher aux Oiseaux…

— Qui a allumé ce feu, en effet, Leroy ?… Il est près de minuit, et tous, sur cette île, dorment depuis longtemps…

— Quelqu’un a allumé ce feu, pourtant ! s’écria Maurice. Il ne s’est pas allumé tout seul !… Et, voyez, Bahr ; à présent que le navire est sauvé, ce feu s’est éteint, aussi subitement et aussi mystérieusement qu’il s’est allumé… C’est assez mystérieux, ma foi !

— Il y a bien des choses mystérieuses sur le Rocher Aux Oiseaux, vous le savez, Leroy,… Ce feu… Sans doute, on vous dira qu’il a été allumé par le Spectre du ravin.

— Le Spectre du ravin ! Allons donc ! dit Maurice, en haussant les épaules. Mais, qu’importe, en fin de compte ! L’important, c’est que le feu a sauvé le navire en détresse, puisqu’on n’entend plus ses coups de canon.

— Avouez que c’est mystérieux tout de même, Leroy, dit Jean, en souriant.

— Peut-être… murmura Maurice. Et maintenant bonne nuit, Bahr ; je pars, si je ne veux pas vous faire passer la nuit debout.

— Comment ! vous croyez que je vais vous laisser retourner à « Charme Villa » au milieu de cette terrible tempête ! s’écria Jean. Assurément, non ; vous allez passer la nuit au « Gîte » !

— Si ça ne vous dérange nullement, je resterai bien, répondit Maurice, en riant ; j’avoue, d’ailleurs, que j’espérais que vous m’inviteriez.

Les deux nouveaux amis passèrent la majeure partie de la nuit à faire des projets pour retrouver Ylonka, si elle était encore de ce monde.