Éditions Édouard Garand (p. 7-8).

CHAPITRE IV

HALLUCINATIONS


Le glaçon entraînant la baleinière contenant Jean Bahr et son chien Léo allait rapidement ; il semblait voler sur les flots bleus du golfe Saint-Laurent. Cependant, si Jean, moins résigné à mourir, eût voulu s’assurer de ce qui se passait, il aurait constaté une chose qui l’eut rassuré, en quelque sorte : le glaçon s’approchait de l’île. Quand il en fut à deux mille à peu près, au lieu de s’éloigner, il se mit à évoluer sur lui-même, comme s’il eut suivi les caprices d’un invisible et irrésistible remous. D’autres glaçons évoluaient, non loin ; on aurait dit qu’ils exécutaient, à la clarté de la lune, qui venait de percer les nuages, un fantastique lancier.

Mais Jean, toujours couché dans le fond de son embarcation croyait fermement qu’il était entraîné vers l’éternité… Le froid devenait intolérable… Jean prit Léo dans ses bras, car le chien tremblait de froid ; de cette manière, peut-être parviendraient-ils à se réchauffer réciproquement.

Jean se demandait si le glaçon les avait entraînés bien loin… Du train qu’il allait, l’île ne devait plus être visible depuis bien longtemps déjà. Quelquefois, il se produisait un choc, que le jeune homme attribuait à d’autres glaçons flottants en sens inverse. Le glaçon le portant, lui et son chien serait bientôt mis en miettes par un de ces glaçons venant à sa rencontre… Alors, ça serait la noyade… son bateau, mis en pièces, serait coulé à fond et… Qui sait si quelque banquise ne se préparait pas à fondre sur lui en ce moment… il serait écrasé, puis noyé…

— La noyade est-elle vraiment « la plus belle des morts » comme on le prétend souvent ?… Je me rappelle être venu près de me noyer, certain jour ; je suis allé au fond de l’eau, deux fois et… ça n’était pas de ces plus… agréables… L’eau avait rempli ma bouche et mes oreilles et j’étouffais… Non, décidément, ce n’est pas une mort douce que la noyade… pourtant, c’est bien celle qui m’attend ! pensait Jean.

Un choc se produisit, un choc plus fort que les précédents, qui fit croire à Jean que le glaçon avait été frappé par une banquise, cette fois et que tout était fini… Chose singulière, le glaçon, au lieu de vibrer et s’émietter, restait stationnaire… La banquise, probablement, les remorquait, et c’est pourquoi on allait si lentement… si lentement qu’on eût dit que rien ne bougeait plus…

Le jeune homme se leva, décidé à regarder la mort en face. La lune brillait dans tout son éclat et Jean vit immédiatement que le glaçon avait rencontré d’autres glaçons, auxquels il s’était vite cimenté… Il vit un champ de glace… et… mais… l’île… l’île de tout-à-l’heure… l’île, dont il s’était cru éloigné… elle était là !… Il reconnut ses contours rocheux ; de fait, l’île semblait n’être qu’un amoncellement de roches… Le glaçon ne s’était donc pas dirigé vers la haute mer ?… Il s’était donc rapproché de l’île plutôt ?… Jean calcula qu’une distance de moins d’un mille et demi le séparait de l’île, et cette distance, il pourrait la franchir à pied, quoique sur des glaces mouvantes. Sans doute, il rencontrerait de grandes mares d’eau mais il les franchirait sur son bateau, et quand la glace lui semblerait solide, il ferait le portage. Il y allait de sa vie ; il n’y avait pas à hésiter… Déjà, le froid engourdissait ses membres ; il fallait tout risquer !

— Viens, Léo ! dit-il à son chien. Nous allons essayer de gagner l’île !

Le chien sauta sur la glace, à la suite de son maître, mais bientôt, il prit le devant, comme pour lui indiquer la route à suivre. Jean marchait sur la glace mouvante, en traînant sa baleinière. Ce qu’il avait prévu arriva : une large mare d’eau coupait la route. Alors, Jean mit son bateau à l’eau et il se fraya un chemin à travers les glaces comme il le put, n’ayant pas de rames pour diriger son embarcation.

La mare d’eau passée, le jeune aventurier sauta de nouveau sur la glace et tira son bateau après lui. Un chemin de biais, qu’on eût dit tracé, semblait conduire directement et sans interruption à l’île ; dans ce chemin Jean s’engagea.

Il marchait depuis quelques secondes dans le chemin de biais, Léo toujours le précédant, quand, tout à coup, le chien s’arrêta, puis il se mit à reculer, se jetant dans les jambes de son maître et donnant tous les signes d’une grande terreur.

— Qu’y a-t-il, Léo ? demanda Jean. De quoi as-tu peur, pauvre bête ?

Le chien, comme pour répondre à son maître, se mit à geindre tout bas, les yeux fixés sur un objet que Jean n’apercevait pas encore… Celui-ci regarda autour de lui… Rien, du côté de la mer… L’île était à moins d’un mille maintenant ; Jean en distinguait tous les contours… Oui, ce n’était qu’un amoncellement de roches ; on entrevoyait, à la lueur de la lune, des cavernes profondes, de sombres ravins… vers la gauche, le jeune homme vit un ravin dont l’apparence avait quelque chose de tout à fait sinistre… De fait, ce ravin était connu sous le nom « égayant » de « Sinistre Ravin ».

Soudain, une exclamation de surprise mêlée de terreur vint aux lèvres de Jean Bahr : à l’entrée du ravin, un spectre lui apparut… Un spectre hideux et menaçant… Un spectre qui le bras tendu semblait lui défendre d’approcher…

Les yeux fixés sur le spectre, comme fasciné, Jean s’avança sur l’île… Il avait pris Léo dans ses bras, car le chien ne voulait pas faire un pas, tant sa frayeur était grande. Imprudemment, très-imprudemment, Jean avait abandonné son bateau ; la vue du spectre lui ayant fait perdre légèrement la tête.

Voici le rivage enfin ! Encore quelques pieds à franchir seulement, et Jean atterrira… malgré tous les spectres… de la terre !…

À ce moment, ses pieds arrivèrent dans le vide : occupé à considérer le spectre et le cœur rempli d’une superstitieuse terreur, il n’avait pas regardé à ses pieds… Une mare d’eau était là… et Jean Bahr s’y enfonça, toujours tenant son chien dans ses bras…

Jean ne savait pas nager, et il comprit que cette fois, c’était fini. Périr à quelques pieds seulement du rivage !… Il revint à la surface durant l’espace de quelques instants ; mais ces quelques instants suffirent pour le rendre témoin d’une chose extraordinaire et terrifiante : le Spectre du ravin s’avançait vers lui !… Jean voyait flotter dans l’air de la nuit ses longues draperies blanches… Le Spectre glissait — ou il flottait — sur les rochers formant la charpente de l’île ; le bras toujours tendu, il menaçait le jeune homme jusqu’à la fin…

Jean Bahr s’enfonça, de nouveau, dans les eaux glacées du golfe Saint-Laurent, qui se refermèrent sur lui.